JO 2004, La course d’Athènes

La Grèce sera-t-elle prête ? Il reste moins de six mois pour achever certains sites, et le dôme du stade olympique ne verra peut-être jamais le jour. Pourtant, la perspective d’un raté semble enfin doper les énergies : au-delà de l’image du pays, c’est sa modernisation qui est en jeu

Post-scriptum Qui sera le prochain Premier ministre grec ? Georges Papandréou, ministre des Affaires étrangères sortant (Pasok, socialiste), fils d’Andréas (ancien Premier ministre), décidé à poursuivre le virage libéral négocié par Costas Simitis ? Ou Costas Caramanlis, neveu d’un ancien président de la République, leader d’une droite qui hésite entre populisme et libéralisme ? La lutte est serrée. Réponse le 7 mars.

C’est la compétition avant la compétition. Contre le temps, cette fois. Dans ce grand chantier, enveloppé d’un vacarme titanesque et de nuées de poussière asphyxiante, qu’est devenue Athènes, le sprint final a commencé. Au siège du Comité d’organisation d’Athènes 2004, dans le hall, une horloge géante Swatch égrène le compte à rebours. Il reste moins de six mois avant l’ouverture des Jeux olympiques qui se dérouleront dans la capitale grecque du 13 au 29 août. Et les journalistes étrangers qui arrivent par vagues se posent tous la même question : les Grecs seront-ils prêts à temps ?

Les dieux, on le sait, rendent fous ceux qu’ils veulent perdre. En présentant la candidature d’Athènes aux Jeux, les autorités n’ont-elles pas succombé au péché national d’ubris, cette démesure qui tourne à l’arrogance et conduit au désastre ? Jamais, en effet, un si petit pays n’avait organisé, à l’ère contemporaine, de JO, devenus une énorme machine à la logistique écrasante : 10 500 athlètes pratiquant 28 sports, éparpillés sur 38 sites et encadrés par 5 500 officiels, sous le regard de 21 500 journalistes et techniciens ! Comment comparer le tohu-bohu médiatique d’aujourd’hui avec les compétitions de 1952, qui se tenaient dans un autre petit pays, la Finlande ? 64 nations étaient alors représentées : elles seront 201 à Athènes ! Réputée pour sa pollution persistante, son anarchie urbaine, l’indolence de ses habitants, l’impéritie de ses fonctionnaires, la capitale grecque était-elle la mieux placée pour remporter l’aval du Comité international olympique (CIO) en 1997 ? Très vite, les éminences de Lausanne ont eu des inquiétudes et elles ont dû accroître leur pression sur un Comité d’organisation grec qui n’avait pas saisi d’emblée la mesure de la tâche. Au point qu’à l’automne 2000 Juan Antonio Samaranch, alors à la tête du CIO, menace de trouver une ville d’accueil de rechange.  » Les travaux ont du retard « , s’inquiète encore, en février 2003, son successeur, Jacques Rogge. L’Australien Kevan Gosper, vice-président du CIO, lui, est franchement désagréable :  » Les Jeux d’Athènes ressemblent à une vilaine tranche de sandwich coincée entre deux grandes olympiades.  »

A moins de six mois, où en est-on ?  » C’est vrai, il y a eu beaucoup de retard les deux premières années, concède Spyros Capralos, directeur exécutif du Comité d’organisation des JO d’Athènes 2004. Nous avons reçu des cartons jaunes pour le non-respect du calendrier des travaux, l’hébergement, la retransmission télévisée. Mais, maintenant tout est en ordre. Les structures sportives sont très avancées, certaines sont déjà livrées, toutes seront achevées pour les épreuves-tests.  » Une visite au centre nautique confirme qu’ici, au moins, tout est pratiquement prêt. Longtemps, à ce même endroit, les camions des chantiers de la ville venaient déverser les remblais des matériels de construction. L’ancien terrain vague est devenu une marina avec pinède que desservira, juste avant les Jeux, le nouveau tramway bâti pour l’occasion. C’est ici que se dérouleront les régates. Coût des travaux, tramway non compris : 86 millions d’euros. Pas donnéà

Plus loin, le site d’Hellenikon abritera les compétitions de baseball, de softball, d’escrime, de handball et de hockey sur gazon. Là aussi, les travaux ont commencé avec beaucoup de retard. Il y a encore quelques années, ici, c’était l’aéroport d’Athènes. Il a fallu convaincre les compagnies aériennes de déménager. Puis mettre d’accord les quatre municipalités qui se disputent le terrain et son utilisation future. Finalement, ce sera un parc avec des équipements sportifs. Les stades, pourtant, sortent de terre, même si celui qui est prévu pour abriter la finale de football ne doit être livré qu’en juillet.

En réalité, trois sites paraissent encore inquiéter le CIO. A Kalogreza, celui de la piscine olympique û et plus précisément son toit. Le constructeur vient d’admettre qu’il est incapable de le construire. Or la Fédération internationale de natation le juge indispensable en raison des impératifs liés à la retransmission télévisée et  » pour abriter le public et les athlètes du soleil d’août « .

Des carences indignes d’un pays de l’UE

Le deuxième point noir a trait au dôme en acier et verre du stade olympique, dessiné par l’architecte catalan Santiago Calatrava, qui devait être l'(unique) audace architecturale des Jeux et l’icône de la compétition sur les images des chaînes de télévisions étrangères. Las ! des difficultés techniques rendent sa construction hasardeuse.

Le troisième chantier en péril, enfin, concerne le parcours du marathon (42,195 km). A l’origine, il était prévu d’élargir la route allant de Marathon à Aghia Paraskevi. Ce devait être une épreuve phare : c’est le symbole le plus vibrant de l’héroïsme grec. Selon la légende, le coureur Philippidès emprunta ce même tracé pour annoncer aux citoyens d’Athènes, avant de mourir d’épuisement, la cuisante défaite infligée à l’envahisseur perse. Célébrée dans les écoles du pays comme la première victoire de la démocratie sur la tyrannie venue d’Asie, Marathon, vingt-cinq siècles plus tard, est devenue synonyme de fiasco. Le chantier devait être achevé à la mi-janvier. Malheureusement, les ouvriers ont cessé le travail : cela fait des mois que leur entreprise, à court de trésorerie, ne règle plus leurs salaires. Le gouvernement doit choisir bientôt un nouveau maître d’ouvrage. Mais n’est-il pas trop tard ? Et, surtout, pourquoi ne pas avoir sérieusement vérifié la solidité financière de la société ?  » Les Grecs seront prêts pour les sites de compétition et c’est le plus important, assure François Raffray, l’attaché olympique français. Mais, à cause des retards initiaux, il manquera probablement quelques arbres et des carrés de pelouse.  »

A l’origine, Athènes avait fait acte de candidature pour les Jeux de 1996 en ne doutant pas de les obtenir : il ne pouvait en être autrement l’année du centenaire des premiers Jeux contemporains, célébrés, à l’initiative du Français Pierre de Coubertin, à Athènes, justement. Mais le CIO juge que le pays n’est pas prêt. La déconvenue est cruelle pour une élite grecque qui prend brutalement conscience de la dégradation de l’image du pays à l’étranger. La Grèce souffre, il est vrai, de carences indignes d’un pays de l’Union européenne : le nouvel aéroport international ne sera inauguré qu’en 2000. Du coup, pour représenter leur dossier, les autorités lancent de grands travaux (métro et routes) et donnent une présentation flatteuse des équipements sportifs existants. Quand ces derniers seront examinés de plus près, les inspecteurs des fédérations s’apercevront que nombre d’entre eux ne sont pas aux normesà Qu’importe ! L’essentiel est d’avoir été sélectionné. Car les JO, c’est une formidable publicité. Surtout pour un pays dont le tourisme est en crise depuis trois ans û trop cher, un service décevant, des concurrents plus attrayants comme la Croatie ou la Turquie. Quoi de mieux pour appâter les vacanciers que les images du lancer de poids dans l’enceinte sacrée d’Olympie ? Ou des régates sur le littoral athénien ? Ou les plans des chaînes de télévision sur l’Acropole, ce chantier de restauration permanent, où, pour l’occasion, on démontera certains échafaudages ?

Si le gouvernement grec a pris le risque d’organiser les Jeux, c’est aussi avec l’espoir que leur préparation susciterait un nouvel élan qui aiderait à la modernisation du pays. N’est-ce pas la mission que, rompant avec le nationalisme populiste de son prédécesseur, s’est assigné Costas Simitis, le chef de gouvernement (socialiste) sortant, artisan de l’entrée de la Grèce dans la zone euro ?  » Nous voulons changer la mentalité des Grecs, explique Nasos Alevras, le jeune (41 ans) secrétaire d’Etat à la Culture chargé des Jeux olympiques. J’ai trop d’amis étrangers qui se moquent de  »la manière de faire grecque » (c’est-à-dire à la dernière minute). Mes compatriotes û appelez ça un complexe de supériorité si vous voulez û pensent que rien ne leur est impossible, mais ils doivent réaliser que tout se paie d’efforts.

C’est la ville la plus sale d’Europe

A l’issue des Jeux, la Grèce sera plus européenne.  » Vraiment ?  » En préparant ces Jeux, nous avons découvert de nouvelles couches de bureaucratie que nous ne soupçonnions pas, insiste le ministre. Pour décider de la construction d’un stade, il faut 20 signatures ! Nous savons désormais ce qu’il faut changer.  » Ancien sous-gouverneur de la Banque nationale de Grèce, Spyros Capralos partage cet optimisme sur l’héritage futur des Jeux.  » De nouvelles mentalités apparaissent. Avant, au Comité, une réunion fixée à 8 heures ne commençait pas avant 8 h 15. Aujourd’hui, tout le monde est là deux minutes avant 8 heures. Et les services publics ont été obligés d’apprendre à travailler ensemble.  » La circulation routière, par exemple. Elle était éclatée entre trois ministères : à chaque manifestation, faute de coordination entre la police, les chauffeurs de bus, le réglage des feux tricolores, c’était le chaos. A l’occasion des Jeux, un centre de coordination régit à présent le trafic.

Reste à voir si les citoyens changeront leurs mauvaises habitudes. Athènes est, sans conteste, la capitale la plus sale d’Europe. A part quelques rues du centre, autour du Parlement, partout, trottoirs et caniveaux sont jonchés d’immondices. Les façades n’ont pas été nettoyées depuis des lustres. On estime à 12 000 le nombre d’épaves d’automobiles qui encombrent la chaussée. Et entre 30 000 (estimation officielle) et 100 000 chiens errants divagueraient dans la ville. Impossible de présenter un tel spectacle aux caméras du monde entier. Récemment élue maire d’Athènes, Dora Bakoyanni entend saisir l’occasion pour nettoyer la ville. Grâce, notamment, aux crédits européens, 4 000 nouveaux conteneurs et 160 bennes à ordures ont été achetés. Des grues ont été acquises pour enlever les épaves. Les chiens sont capturés, vaccinés, stérilisés et tatoués, avant d’être relâchés. Des bâtiments historiques vont être lessivés et éclairés. L’Eglise orthodoxe, à son tour, enjoint aux popes de procéder à un grand nettoyage de printemps des églises et de rectifier le port de l’habit et de la calotte noirs, souvent relâché au c£ur de la canicule estivale.  » Athènes est la ville la moins verte d’Europe, raconte Paul Anastasi, un porte-parole de la municipalité. Nous allons doubler la surface des espaces verts d’ici aux Jeux, en plantant 12 000 nouveaux arbres.  » Des promesses aux réalisations, il y a toujours un fossé. Déjà, le chantier du tram est en retard, à cause des grèves et de la guérilla judiciaire à laquelle se livrent certains habitants. Celui du métro a été revu à la baisse. Mais un signal nouveau est donné. Et l’on se prend à rêver. Les Athéniens, dans une cité pour la première fois propre, pourraient modifier leurs m£urs. Après tout, le métro reste, deux ans après son ouverture, d’une propreté helvétique û aucun tag en vue. Et, à l’aéroport international, l’interdiction de fumer est strictement respectée. Dans un pays où partout ailleurs le fumeur est roi, cela tient de l’exploit herculéen.

 » Les Jeux sont non seulement un miroir de la société grecque, mais aussi une voie pour comprendre l’âme de la nation, ironise Constantin Kamaras, éditeur de Sportline.gr, le principal portail sportif du pays sur Internet. C’est très amusant à observer, sauf si l’on est un patrioteà  » Pour les groupes de pression, cette exposition de la Grèce sous les feux de la rampe mondiale est une occasion en or de plaider leur cause.  » On a progressé sur les transports publics, défend ainsi Nikos Charalambides, directeur de Greenpeace Grèce. Mais où sont les Jeux à l’énergie solaire et éolienne qu’on nous avait promis ?  » Les chauffeurs de taxi ont fait grève pour voir le prix de la course revalorisé. Même les prostitué(e)s ont tenté d’améliorer leur statut. Les maisons closes, reconnaissables à leur lampe blanche, sont, en effet, légales en Grèce, mais à la condition d’être situées à plus de 200 mètres, à vol d’oiseau, des écoles, églises ouà bibliothèques. Une obligation non respectée dans la pratique. Aussi quand la municipalité, en mai 2003, a voulu maladroitement,  » en vue des JO « , faire appliquer les textes, les talons aiguilles sont descendus dans la rue, pour la plus grande joie des caméras de télévision. La mairie a dû faire marche arrière.  » Le ôSyndicat des personnes publiques » a alors tenté de faire changer la loi, explique son porte-parole, Gregory Vallianatos, président de la branche grecque de la Fédération internationale d’Helsinki. Nous voulons réduire le rayon d’interdiction des maisons et revenir sur la clause qui interdit aux femmes mariées d’exercer cette profession légalement reconnue.  » Le projet est, pour l’heure, bloqué au Parlement.

L’heure est à la trêve olympique

L e sursaut de ces derniers mois doit autant au soudain effroi face à l’humiliante perspective d’un raté qu’à la pression extérieure. Rien n’est plus étranger à l’opinion grecque que l’idée de grands travaux d’intérêt général. Historiquement faible, l’Etat grec n’est pas réputé pour sa capacité d’impulsion, ni pour son pouvoir de contrôle. Soupçonné de largement favoriser ses réseaux clientélistes, le gouvernement socialiste, embarrassé par de nombreuses affaires de corruption, est pourtant épargné, sur le terrain des Jeux, par l’opposition de la Nouvelle Démocratie (droite), donnée comme favorite pour les élections générales du 7 mars. Officiellement, la cause est nationale ; la trêve olympique, un devoir sacré. Plus prosaïquement, il serait malséant de commencer le grand déballage. Car les responsabilités sont partagées. La présidente du Comité d’organisation, Gianna Angelopoulos-Daskalaki, est une ancienne députée de la Nouvelle Démocratie. Mariée à l’une des plus grosses fortunes du pays, cette mondaine est une femme à poigne. Surnommée la  » Führerin  » par un satiriste athénien, elle a été appelée à la rescousse en 2000. envers les étrangers, elle reste confiante. Mais, vis-à-vis des Grecs, elle se montre incisive. Et sait se faire craindre. En août 2003, l’équipe allemande est indisposée, lors du championnat du monde junior d’aviron, par des repas pris à l’hôtel. Banal en soi, l’incident prend des proportions homériques quand la présidente dénonce publiquement l’incompétence des inspecteurs de la santé publique et  » des structures de contrôle et de prévention inefficaces.  » Piquée au vif, l’Efet, l’agence responsable du contrôle, délivre, six mois plus tard, un rapport incriminant 6 % des hôtels, 4 % des restaurants et 12 % des traiteurs, qui serviraient  » une nourriture douteuse « . Dans son élan, elle suggère que l’hygiène pourrait être améliorée dans près de 1 hôtel sur 2 et 1 restaurant sur 3 ! Panique dans les tavernes ! Réaction de Georges Tsakiris, président de l’Association des hôtels d’Athènes :  » C’est la première fois, depuis des années, que l’on voit de tels contrôles.  »

Pour prévenir tout accident lors des Jeux, chacun se couvre. Les hôpitaux indiquent qu’ils manquent de sang. La municipalité met en garde contre une surconsommation d’eau qui pourrait faire sauter les réseaux, comme c’est arrivé il y a deux semaines. Mais c’est sur le volet de la sécurité que les Grecs se sont montrés le plus habiles. Sous la pression constante des Américains et des Britanniques, inquiets des risques d’attentat pour ces premiers JO de l’après-11 septembre 2001 et peu confiants sur la capacité de l’Etat grec de faire face, les autorités helléniques y ont consacré un budget de 650 millions d’euros, soit trois fois plus qu’à Sydney. 50 000 policiers et agents seront mobilisés. Mais, conscients de leurs limites en la matière, les pouvoirs publics acceptent volontiers un partage des responsabilités. Un groupe multinational (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Israël, Espagne, Australie) a ainsi été créé, officiellement, pour apporter son expertise dans la lutte antiterroriste. En cas de drame, l’échec serait collectif û et non plus grec. Des exercices, sous la conduite des Anglo-Saxons, se succèdent dans le port du Pirée, où dans des paquebots de luxe, dont le Queen Mary II, logeront des délégations. Les Awacs de l’Otan pourraient même être appelés à la rescousse après les élections. Et puis, on peut toujours invoquer la protection des mascottes des Jeux 2004 : Apollon Phoevos, dieu de la fête, et Athéna, protectrice de la cité.

Jean-Michel Demetz

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