Jeu de mains

Applaudir lors d’un concert de musique classique ? Oui, mais pas n’importe quand. L’usage de ce geste, en apparence anodin, a fortement évolué au cours de l’histoire. Toléré voire encouragé à l’époque de Mozart, il est désormais régi par des règles strictes. Comment le silence s’est-il imposé ? Assez logiquement, à la baguette…

Une fois n’est pas coutume, ce 29 mars, à Londres, on pourra applaudir pendant un concert de musique classique ! Considéré comme l’un des orchestres de référence sur instruments anciens, The Orchestra of the Age of Enlightenment propose, depuis 2006, une série de concerts baptisée The Night Shift (1). Lors de ces soirées, on peut faire une standing ovation au début, battre des mains quand on le souhaite, mais aussi parler et boire des bières, le tout, en écoutant du Bach ou du Mozart. Une incongruité qui tranche avec l’ambiance des salles de concerts traditionnelles. L’orchestre britannique marquerait-il un retour aux sources ?

Imaginez un parterre surchauffé où domestiques, étudiants et laquais s’entassent. Les perruques grasses se bousculent. On crie, on boit et on siffle. Soudain, le rideau se lève et la musique démarre. Etrangement, le vacarme ne faiblit pas car la foule est tout simplement incapable de contenir ses émotions.  » Juste au milieu du premier allegro, il y avait un passage que je savais bien devoir plaire : tous les auditeurs en furent transportés et il y eut un grand applaudissement. Comme je savais bien, lorsque je l’écrivis, quelle sorte d’effet il ferait, je l’avais ramené une seconde fois, à la fin.  » Nous sommes en 1777 et la symphonie  » parisienne  » de Mozart vient d’être jouée pour la première fois en public. Dans cette lettre à son père, le compositeur s’amuse du pouvoir de sa musique. Tous les coups sont permis quand il s’agit de faire réagir ses auditeurs. Applaudir, non seulement entre les différentes parties d’une oeuvre, mais aussi pendant son exécution, est une pratique qui existe déjà depuis longtemps. Les applaudissements sont le résultat d’une appréciation immédiate, et si l’écho de ces battements de mains vient à manquer, le compositeur n’a plus qu’à mettre la clé sous la porte. Ces réactions sont encore largement répandues à l’époque de Mozart, mais les premiers signes de déclin de cette joyeuse tradition commencent déjà à se manifester. L’idée d’une musique dite  » sérieuse  » commence à faire son chemin en Europe et on se met à fustiger les concerts qui ressemblent à  » des conversations de dîner en ville mises en musique, où les paroles des auditeurs installés dans leur fauteuil courent comme un texte continu sous les compositions (2) « . Pour le critique allemand Johann Friedrich Reichardt (1752-1814), le public du Gewandhaus de Leipzig a  » le beau talent pour jacasser et faire du bruit « . Et même si le promoteur du concert  » cogne contre le clavecin avec une grande clé de magasin […] pour ordonner le silence (3) « , il reste bien impuissant face à cette foule volubile. Des règlements de concert commencent à voir le jour. Dès 1750, la Société pour la pratique de la musique de Berlin interdit toute conversation pendant le concert, mais aussi de jouer, de fumer et de manger. A Londres, où Joseph Haydn se produit, on écrit au-dessus de la porte d’entrée qui mène à la salle de concert :  » Silence profond  » !

 » Pendant des années, j’ai rêvé d’organiser des concerts pour les sourds-muets, comme ça nous pourrions apprendre d’eux à bien se comporter pendant les concerts, surtout quand la musique est très belle (4) « , confesse Robert Schumann en 1835. Cette prophétie se voit réalisée au XIXe siècle, puisque la mutation des usages se poursuit avec l’arrivée de la musique romantique. Les compositeurs cherchent à provoquer l’émotion plutôt que le divertissement. On n’applaudit plus pendant l’exécution d’une oeuvre, ni entre ses mouvements. L’écoute attentive est suggérée et le public est prié d’attendre la fin pour exprimer son enthousiasme. Pour instaurer cette nouvelle tradition, les grandes salles parisiennes vont même jusqu’à engager des  » claqueurs  » professionnels chargés d’indiquer aux spectateurs quand ils peuvent faire usage de leurs mains.

C’est grâce à une figure autoritaire du romantisme tardif que ce rituel s’impose véritablement. Dès 1882, Richard Wagner proscrit formellement les applaudissements à Bayreuth afin de ne pas perturber les représentations de ses opéras. Et ce n’est pas tout. La salle est plongée dans le noir, un règlement interdit l’accès de la salle aux retardataires ; quant aux chanteurs, ils sont priés d’ignorer ceux qui se risqueraient à battre des mains. Wilhelm Heinrich von Riehl (1823-1897), l’un des premiers auteurs d’écrits sociologiques, analyse ce phénomène :  » Les applaudissements à la fin d’un concert ou d’une représentation de théâtre sont d’habitude un peu plus maigres que les précédents ; car quand on se lève pour mettre ses gants et son chapeau, on n’a plus les mains libres pour applaudir. Le vrai public wagnérien procède autrement. Après la fin du dernier acte, il reste encore assis un moment afin de faire retentir avec une force et une endurance renouvelée le tonnerre des applaudissements. Quand l’action sur scène s’est terminée, commence l’acte ultime – l’action dans la salle, qui dure de longues minutes (5).  » Vers 1900, Gustav Mahler lui emboîte le pas et fusille du regard ceux qui chuchotent lorsque la musique se fait entendre. En 1912, le compositeur Arnold Schoenberg, père du dodécaphonisme, va encore plus loin :  » Les applaudissements et toute manifestation d’approbation ou de désapprobation sont exclus lors des concerts. Le seul succès que l’auteur puisse emporter ici est celui qui devrait lui importer le plus : pouvoir se rendre compréhensible (6).  »

Silence dans les rangs

Depuis plus d’un siècle, les claquements de mains sont donc limités à certains espaces de concert. A l’inverse de ce qui était prôné au XVIIIe siècle, on cherche aujourd’hui à protéger l’oeuvre par une culture du silence, et celui qui commet ce geste, désormais insolite, au mauvais moment, est immédiatement dévisagé par les mélomanes grimaçants. De nombreux solistes ou chefs d’orchestre imposent eux aussi le silence comme une marque de respect pour la musique mais aussi pour pouvoir mieux se concentrer. Les habitudes du public ont également évolué pour une autre raison : l’arrivée de la radio et des disques qui l’ont habitué à une écoute plus intime et sans interruption. Des vestiges de manifestations sonores sont encore visibles à l’opéra, après les grands airs, mais aux concerts, on ne dira pas un mot avant d’avoir entendu l’entièreté de l’oeuvre.

 » Parfois, certains applaudissent entre les mouvements. Moi je trouve ça formidable. Quand des spectateurs applaudissent entre les mouvements, ça veut dire que ce sont des gens pas habitués, donc ça veut dire qu’on a gagné un nouveau public. Si nous, les musiciens classiques, on dit : « Attention, il ne faut surtout pas applaudir », on va continuer à faire peur à ces gens qui n’osent pas venir au concert parce qu’il y a des abrutis qui pensent que c’est dangereux d’applaudir entre les mouvements. Applaudissez entre les mouvements, ça n’a aucune importance !  » Si certains artistes, comme le violoniste Renaud Capuçon sur France Inter en février dernier, invitent à une plus grande tolérance des publics avertis quant aux conventions en vigueur, les organisateurs de concerts ont encore du chemin à faire avant qu’ils ne nous fassent revivre l’ambiance des XVIIe et XVIIIe siècles. Quoique. La Night Shift pourrait bien se révéler annonciatrice d’un changement des mentalités.

(1) www.oae.co.uk

(2, 3 et 6) Cité dans Martin Kaltenecker, Applaudir, dans L’individuel et le collectif dans l’art, Filigrane (en ligne), n° 9, mai 2009.

(4) Cité dans Aliette de Laleu, Petite histoire des applaudissements dans la musique classique, France Musique.

(5) Musikalische Characterköpfe, p. 14, cité d’après la version en ligne sur gutenberg.spiegel.de.

Par Saskia de Ville

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