Jean-Jacques Annaud sur la piste des tigres

Quinze ans après L’Ours, le cinéaste français retrouve le règne animal pour Deux Frères, belle et touchante aventure de jeunes fauves séparés par les hommes

(1) Lev Koulechov démontra, dans les années 1920, comment le fait d’intercaler la même image d’un comédien entre d’autres images suggérant des choses différentes créait chez le spectateur l’impression que le personnage exprimait des sentiments différents (effroi, colère, appétit, cruauté…) alors que c’était à chaque fois le même plan de lui qui était repris !

Cinéaste atypique et fier de l’être, Jean-Jacques Annaud a successivement évoqué dans ses films l’univers colonial ( La Victoire en chantant), celui du football ( Coup de tête), la préhistoire ( La Guerre du feu), les mystères d’un monastère ( Le Nom de la rose), la vie de deux plantigrades ( L’Ours), un amour interdit ( L’Amant), le périple oriental d’un Allemand ( Sept Ans au Tibet) et la Seconde Guerre mondiale ( Stalingrad). Avec Deux Frères, son neuvième long-métrage, le réalisateur français a retrouvé plusieurs thèmes déjà présents dans sa filmographie : le monde animal, le colonialisme, l’Extrême-Orient, la rencontre des cultures. Quinze ans après la réussite de L’Ours, il a pour la seconde fois choisi de donner les rôles principaux d’un film à des animaux. En l’occurrence, deux jeunes tigres, que la main armée de l’homme va rendre orphelins de mère, séparer pour une longue période, puis réunir dans des circonstances dramatiques dont nous nous garderons bien de vous dévoiler les détails.

Tourné en bonne partie au Cambodge, dans la région des formidables temples d’Angkor, Deux Frères est un spectacle visuellement superbe, plein d’action, d’émotions fortes et de sentiments qui en font un parfait divertissement familial. Les tigres sont craquants, les acteurs humains (dont Guy Pearce, Jean-Claude Dreyfuss et Philippine Leroy Beaulieu) leur donnent une réplique efficace, les décors magnifiques sont remarquablement exploités, et l’ennui ne pointe pas une seconde le bout de l’oreille. De quoi susciter plaisir et enthousiasme, d’autant que les scènes animales sont réalisées presque intégralement en prises de vues réelles, sans recours excessif aux effets spéciaux en images de synthèse, que bien d’autres qu’Annaud auraient sans doute préférés au travail souvent fastidieux et toujours délicat avec des interprètes de griffe et de poil…

Comme un rêve d’enfance

 » Le voyage, l’Orient, les animaux sauvages, l’aventure : beaucoup des éléments réunis dans Deux Frères étaient déjà présents dans mes rêves d’enfant « , déclare Jean-Jacques Annaud avant de détailler la genèse et le déroulement de son dernier projet. C’est durant un voyage en famille au Yémen que le cinéaste s’est mis à écrire ce qu’il définit d’emblée lui-même comme un  » conte « . L’idée de suivre deux jeunes tigres dans les ruines d’Angkor l’inspira pour un scénario mis entre parenthèses le temps du tournage de Stalingrad et vite ressorti dès ce dernier film achevé.  » Quand j’ai envie de faire quelque chose, explique Annaud, j’ai envie de le faire follement. J’ai un attachement passionnel à chaque projet que j’entreprends, au point de ne pouvoir en imaginer un autre. C’est pour cela qu’aujourd’hui je serais incapable de vous dire ce que je vais faire après Deux Frères. Le film n’a plus besoin de moi, il va s’en aller, m’abandonner, je vais me retrouver en vacance amoureuse et je vais ressentir le besoin de retomber amoureux. De quel projet ? je ne saurais le dire. Car je ne tiens aucun compte, dans mes choix, de l’actualité qui pointerait dans telle ou telle direction. La seule actualité à laquelle je me plie est celle de mon c£ur…  »

Sur le chemin de Deux Frères, Jean-Jacques Annaud aura dirigé ses pas vers l’Inde d’abord, et ensuite le Cambodge. Dans le premier pays, il a trouvé à Ranthambhore, dans l’Etat du Rajasthan, une réserve naturelle où il put observer, deux semaines durant, une trentaine de tigres de tous âges évoluer dans des conditions naturelles. Dans le second, c’est vers Angkor que se tournèrent ses pas, avec, en mémoire, une visite précédente très marquante, et l’espoir de pouvoir utiliser le site des temples en ruine pour le tournage de son film. Longuement négociées, les autorisations vinrent récompenser la patience et la détermination d’un réalisateur qui établit un plan de travail respectueux des lieux jusqu’au moindre détail. Il fallut installer des chemins en sacs de sable pour amortir toute vibration nuisible, emmailloter de revêtements protecteurs tous les objets, sculptures et ornements pouvant souffrir du passage de l’équipe. La partie d’Angkor employée pour le film étant par ailleurs rendue artificiellement à son état d’abandon de l’époque (les années 1920), avant d’être remise à l’état actuel, celui qui fait des lieux une étape favorite des touristes.

Cinq tigres apparaissent dans Deux Frères. Koumal et Sangha, les frangins du titre, leurs parents et un animal plus vieux, rencontré dans un cirque. Mais c’est une trentaine de fauves que Jean-Jacques Annaud fit tourner au total, dont dix-huit bébés appelés à jouer Koumal et Sangha dans la première partie du film. Au-delà des questions d’aptitudes (certains animaux pouvant mieux que d’autres effectuer tel ou tel geste ou adopter tel ou tel comportement), il fallut en effet faire se succéder plusieurs tigres dans chaque rôle, ces bébés grandissant trop vite pour la machine cinéma !  » Nous devions en permanence avoir à notre disposition des tigres âgés de 7 à 12 semaines, précise le cinéaste, les zoos de France et d’Asie étaient au courant et nous prévenaient des naissances…  »

Par rapport à L’Ours, le travail avec les animaux fut nettement plus facile et gratifiant.  » L’ours voit mal, il se repère essentiellement à l’odeur, il a de tout petits yeux qui restent généralement fixes, explique Annaud, alors que le tigre est un animal très visuel, dont le regard fort mobile peut exprimer beaucoup de choses différentes. Là où il me fallait jouer du montage et de l’effet Koulechov (1) avec les ours, j’ai pu faire jouer mes tigres comme de vrais acteurs, en suscitant de leur part les réactions que devait avoir leur personnage. Une autre différence marquante est le fait qu’aujourd’hui la technologie numérique permet beaucoup de choses qui étaient impossibles quand j’ai tourné L’Ours. En filmant comme je l’ai fait sur support digital plutôt que sur pellicule, j’ai plusieurs avantages déterminants. D’abord, je peux tourner une scène en continuité sans me préoccuper du temps (j’ai cinquante minutes devant moi en numérique alors que les bobines de pellicule ne dépassent pas dix minutes) ni de l’argent (le numérique ne coûte pas plus cher à la minute alors que la pellicule augmente sans cesse l’addition). Ensuite, parce que le procédé permet d’effacer après coup ce qui peut gêner dans l’image enregistrée. Sur L’Ours, il fallait absolument éviter qu’un dresseur se retrouve dans le champ de la caméra, alors que cela ne posait pas problème sur Deux Frères, où l’on pouvait ensuite  » gommer  » cette présence intempestive en studio. Pour la même raison, j’ai pu tourner caméra en mouvement, là où, pour L’Ours, j’étais limité aux plans fixes.  »

Maître de ses moyens artistiques et techniques, Jean-Jacques Annaud a misé juste avec Deux Frères, un vrai film familial auquel un nombreux public devrait apporter ses suffrages. Les enfants (dès 5 ou 6 ans) ne devraient pas être les derniers à aimer ce que son auteur décrit comme un conte, balayant d’avance les prévisibles reproches d’anthropomorphisme que lui feront certains.  » C’est faire insulte aux animaux û dont nous sommes ! û que d’oser supposer qu’ils n’ont pas, comme nous, des sentiments et des rêves !  » clame le cinéaste qui n’a en la matière qu’une restriction, mais de taille : à la différence de certains collègues hollywoodiens, il ne fera jamais parler un animal pour les besoins d’un film…

Entretien : Louis Danvers

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