» Je suis lassée des images glamour du monde lyrique « 

Diva jusqu’au bout des cils, Cécilia Bartoli nous revient avec une super production au scénario bien léché. Elle nous invite à suivre la piste d’un compositeur du xviie siècle aussi inconnu qu’intrigant : Agostino Steffani.

Le Vif /L’Express : Crâne rasé et pas l’air de rigoler, une sorte d’abbé qui vous ressemble brandit une croix… Plutôt incongru, le visuel de couverture de votre dernier album Mission ! Est-ce à l’image de l’énigmatique Agostino Steffani (1654-1728) auquel votre CD est consacré ?

Cecilia Bartoli : Etrange, le personnage l’est à coup sûr. Beaucoup de vides restent à combler dans sa biographie. Les bribes de sa vie que j’ai pu reconstruire m’ont passionnée comme le puzzle d’un thriller. Steffani semblait aussi virtuose en musique qu’en politique secrète. Imaginez un prêtre catholique, grand lettré et compositeur, en poste à Munich et Hanovre. Il exerçait une double carrière de musicien et de diplomate-espion à la solde du Vatican. Il tenta sans relâche de faire rentrer le Nord protestant dans le giron de l’église catholique. On lui attribue même la prouesse d’avoir évité une guerre lorsqu’il était émissaire de l’empereur des Habsbourg auprès du pape.

Son profil de compositeur est tout aussi peu commun ?

Son talent est extraordinaire, aussi inventif que varié. Contemporain d’Alessandro Scarlatti, il est le chaînon manquant, sur le plan de l’opéra, entre Cavalli et Haendel. Il a un pied dans la Renaissance et un autre dans le baroque.

Pas de trace de religiosité ou de tradition sacrée, vu son statut de prêtre ?

La musique de Steffani est très  » spirituelle  » sans être sacrée. J’y décèle un côté transcendantal, cosmique, avec une connotation presque bouddhiste. Sa musique traduit comme une mise en phase avec le monde. Cette vibration me fait frissonner parce que je la sens juste. Non pas vraie ou fausse, mais juste comme une note de musique peut l’être. C’est un coloriste dans le sens de Caravage, mon peintre préféré. L’éventail de ses styles est si varié : arioso expressifs, grands lamentos, énergie des danses françaises. Avec un sens incroyable de la tension dynamique : il passe sans souci de la sensualité du luth aux éclats haendéliens des trompettes. On y retrouve l’Italie de Monteverdi, Cavalli, Vivaldi, on y détecte des accents de Lully… Bref, Steffani est un compositeur vraiment européen !

Vous voilà donc princesse charmante dont le baiser réveille une musique endormie au pays des chefs-d’£uvre oubliés… Est-ce là votre  » mission  » ?

J’avoue que mon appréciation d’une musique se mêle au plaisir de sa découverte. C’est le vertige de la  » première fois  » qui forge une intimité particulière avec l’£uvre que l’on découvre. Mais lorsqu’il s’agit de réveiller des partitions, ce doit être un travail d’équipe car on navigue dans des contrées inconnues. On a retrouvé la trace musicale de Steffani en amont grâce au musicologue Colin Timms, mais il a aussi fallu un travail intense de reconstruction avec le chef Diego Fasolis. Diego parvient à caresser chaque phrase en relayant bien ce mixte de passion et de souplesse qui caractérise Steffani.

Avec, cerise sur le gâteau, une collaboration avec Philippe Jaroussky, malgré des voix au départ fort différentes…

Philippe dialogue avec moi à quatre reprises dans le CD. C’est le partenaire idéal. Nous nous sommes laissé tout simplement porter par l’émotion de ces duos.

Votre album est très scénarisé et son livret fonctionne presque comme un photo-roman. Vos productions précédentes racontaient elles aussi une histoire. Ici, on vous voit prendre la défroque de Steffani. C’est vous aussi qui menez l’enquête, avec documents secrets maculés de sang, écouteurs d’espion, ombres furtives, salles voûtées à l’éclairage incertain… On se croirait dans Le Nom de la rose ou Da Vinci code…

Oui, je conçois mes disques comme un grand récit. J’adore les histoires, j’adore en raconter. C’est directement en lien avec une qualité personnelle, un défaut aussi : la curiosité. J’adore la tension narrative, puis la détente qui lui succède. Tout le relief du drame qui pour moi se confond avec l’âme humaine. Il faut dire qu’avec Steffani, le récit énigmatique vient tout seul : celui de sa vie est un roman plein de dissonances. Ecclésiastique d’apparence raisonnable, il était peut-être aussi un castrat. Il se trouva même lié au plus grand scandale sexuel de son époque, les paroles d’un de ses opéras ayant servi de code secret à un couple adultère de la haute société.

C’est votre côté chevalier habité par sa quête ?

J’aime partager mes combats avec mon public. Pour moi, chaque album et les récitals qui l’accompagnent constituent une nouvelle… mission : c’était le cas lorsque j’ai revisité le monde de Maria Malibran, ou le drame humain des castrats napolitains. Avec Mission, je mise sur l’ironie d’une ambiance polar décalée, mais avec le but bien précis de restaurer cette musique inouïe d’Agostino Steffani. C’est un vrai combat contre l’injustice d’un oubli !

Vous endossez tout du personnage, son look, son activité diplomatique discrète et bien sûr sa musique.

Oui, j’aime jouer des rôles comme celui-là. Mais j’accorde un autre sens tout aussi important au mot  » mission  » : celui de tisser un lien entre ce compositeur merveilleux et un public qui l’ignore encore. Je voudrais que le public se demande comme moi comment on a pu oublier si longtemps pareils chefs-d’£uvre.

Vous êtes donc une passeuse d’envie d’écouter, de découvrir ?

Je cherche toujours à l’être. Mon rôle d’interprète prend ici son sens le plus radical : ce qui se tient  » entre  » pour porter cette musique, la transmettre. Voilà mon travail de missionnaire. C’est aussi ma vision personnelle du mot  » cross over  » si galvaudé aujourd’hui : ressusciter une £uvre oubliée et la passer à un public qui l’attend sans le savoir.

Je vous imagine bien inventer une fiction autour d’un personnage aussi riche que Steffani.

C’est fait ! Mais indirectement ! J’ai convaincu Donna Leon, mon amie auteure de romans policiers, d’écrire un polar autour de Steffani. C’était d’abord une novellisation courte, puis c’est devenu un véritable roman qu’elle vient de terminer : Les Joyaux du paradis.

Et le programme du CD, vous l’avez aussi scénarisé ?

Oui, je l’ai conçu comme un petit opéra susceptible de montrer la variété colorée de Steffani. Tout en maintenant une alternance dans les rythmes et les intensités. C’est un véritable casse-tête, mais j’adore. C’est comme si je montais un film. La difficulté de cette musique réside dans la grande versatilité vocale et la souplesse d’adaptation qu’elle exige.

Vous aimez prendre des risques avec votre image. Avec Sacrificium, on vous découvrait en statue androgyne de castrat. Cette fois, vous campez un ecclésiastique et une détective de polar. Vous aimez briser les codes ?

Bien sûr ! Mais c’est toujours au second degré, par autodérision. Du sens de l’humour, que diable ! Pourquoi les chanteuses lyriques devraient-elles rester rivées à une solennité amidonnée ? Pour moi, le sens de l’humour est essentiel, c’est d’ailleurs le genre de séduction qui me touche le plus chez les hommes… Et puis je suis lassée des images glamour du monde lyrique. En fait, mes visuels sont au diapason de mon métier. Quand je chante sur une scène, je m’immerge dans un personnage. Et contrairement à certaines apparences, l’autodérision n’est jamais très loin. On oublie trop souvent que certaines grandes figures du répertoire sont investies par une forme d’humour. Songez à la Cléopâtre de Haendel, que d’ironie lorsqu’elle joue les travestis !

Cecilia Bartoli, Mission, I Barocchisti, Diego Fasolis (dir.). Un coffret Decca.

Cecilia Bartoli présentera Mission en concert à Bozar

(www.bozar.be) à Bruxelles le 18 novembre et au Luxembourg le 21 novembre.

ENTRETIEN PHILIPPE MARION

 » Steffani est un compositeur vraiment européen ! « 

 » Du sens de l’humour, que diable ! « 

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