» Je suis devenu comme un bruit de fond « 

Il paraît plus grand que jamais. Plus hésitant aussi. Ah, ce fameux mot juste ! Qui lui fait récrire 14 ou 15 fois ses textes. Jusqu’à l’épure. Rencontrer Patrick Modiano, patriarche malgré lui des lettres françaises, reste un moment d’exception. De chaleur, d’intelligence. Inconfortablement assis sur le bord d’une méridienne verte, entouré de ses milliers de livres, l’homme de bonne volonté vous fixe de son regard à la fois timide et confiant. Il assure la  » promotion  » – le mot lui va si mal – de son 24e ou 25e roman – il ne sait plus très bien – L’Horizon. Un beau récit, presque optimiste, rencontre entre deux solitudes des années 1960 qui reprendront bientôt leurs chemins parallèles. Jusqu’à ce que, peut-être, à Berlin, quarante ans plus tard. A l’issue de près de deux heures et demie d’entretien, il est temps de retrouver les rues de Paris, peuplées des fantômes du romancier. On ne quitte jamais vraiment Modiano.

Le Vif/L’Express : Diriez-vous, à l’instar de votre héros, Jean Bosmans, romancier comme vous :  » C’était toujours les mêmes mots, les mêmes livres, les mêmes stations de métro  » ?

Patrick Modiano : Oui, j’ai toujours l’impression d’écrire le même livre. Chaque fois que j’en commence un, j’oublie, comme frappé d’amnésie, les précédents et les mêmes scènes reviennent. C’est comme un ressac, des vagues qui sans arrêtà Un photographe qui prendrait toujours le même sujet mais sous des angles différents. Avec mes livres, sans m’en apercevoir, je pourrais composer, tout comme ces plans de métro dont les lignes s’illuminent, une sorte de réseau avec des enchevêtrements.

A quel moment avez-vous trouvé votre titre, L’Horizon ?

Avant de commencer à écrire. Mon personnage se retournant vers un passé assez éloigné dans le temps, je souhaitais qu’il y ait une certaine intemporalité et une ouverture. Pour donnerà comment dire, c’est compliquéà l’impression aussi que le présent se superpose au passé.

Vous parlez souvent dans vos romans des fantômes du passé, qui réapparaissent soudainement des années plus tard. Cela se produit-il dans la  » vraie  » vie ?

Non, malheureusement. C’est pourquoi, de manière un peu enfantine, il m’arrive de donner dans mes romans de vrais noms à mes personnages, en espérant que les personnes me donnent signe de vie. Mais cela n’a jamais abouti.

Vous savez qu’il y a des outils modernes, moins roman-tiques certes, qui permettent de retrouver des gensà Connaissez-vous Internet ?

Oui, non, enfin, je le manie de manière sommaire, pour me documenter, mais je ne sais pas envoyer de mails par exemple. C’est une sorte de paresse, il y a un moment où il est peut-être trop tard. Et puis, en même temps, retrouver des gens ainsi me semble un peu brutal, cela ne fait plus travailler l’imagination.

Faites-vous toujours taper vos manuscrits ?

Oui, c’est absurde aussi, je pourrais les taper moi-même sur un ordinateur, mais j’ai besoin de cette distance pour pouvoir corriger mes textes. Sur un écran, cela serait plus simple mais aussi trop rapide. J’ai peur que la tension ne se relâche. Du coup, cela n’en finit pas, il y a au moins 14 ou 15 allers-retours.

L’horizon se dégage non grâce à l’amour mais lorsque Bosmans achève son premier romanà Comme vous, hier ?

Oui, le roman supprime la pesanteur. Il y a une sorte de ligne droite qui se dessine. Pour l’amour, c’est différent. Dans ces époques un peu bizarres des années 1960 – la fin de la guerre d’Algérie m’a marqué profondément – l’atmosphère était inquiétante. A Paris, il y avait une sorte de menace dans l’air, notamment pour les jeunes qui vivaient forcément dans la clandestinité. Jusqu’à l’âge de 21 ans, nous n’avions pas d’existence.

Il y a beaucoup de vous dans vos deux personnages, Jean et Margaret. Plus que jamais ?

Peut-être, inconsciemment. Je suis les deux à la fois. Comme Margaret, je n’aimais pas faire de vagues – on risque de vous demander des explications – et moi aussi j’étais, à cause de la guerre, le produit de choses incohérentes, le fruit d’un chaos initial. Normalement, les enfances, même lorsqu’elles sont malheureuses, sont cohérentes. Dans mon cas, rien ne l’était. Il y avait toujours des choses et des gens énigmatiques autour de moi.

Cette enfance chaotique vous a-t-elle poussé à des actes de violence ?

Non, pas vraiment. En fait, j’ai surtout connu des périodes de pensionnat, avec un côté un peu carcéral, mais c’était le lot de beaucoup de gens de ma génération.

La violence des jeunes était-elle comparable à celle d’aujourd’hui ?

Quand j’avais 17 ans, il y avait des bandes, celle du square des Batignolles, celle de l’église de la Trinité. C’était violent mais les rues de Paris, les cafés, atténuaient les choses. Ça n’avait rien à voir avec la violence actuelle des jeunes des banlieues. Je rêve qu’un romancier de la génération des 25 ans s’exprime sur ce sujet. J’ai lu récemment le premier roman d’une jeune femme, Elisabeth Filhol, La Centrale : il y a là une amorce d’approche de la réalité contemporaine.

Vous êtes très attentif à ce qu’écrivent les jeunes romanciers, vous aidez certains à être publiésà

C’est-à-dire que je reçois pas mal de manuscrits. Ça me rend heureux de découvrir un nouveau romancier, ça me stimule. Dans l’ensemble, ces textes sont surtout intéressants d’un point de vue documentaire et humain – ils dénotent souvent un désarroi total – mais les éditeurs ne les trouvent pas assez littéraires. A mes débuts, l’édition était encore un milieu très artisanal, qui n’avait pas changé depuis les années 1930. Je me demande si, aujourd’hui, les jeunes ont des interlocuteurs dans ces maisons d’édition, qui sont devenues des usines.

A propos de vos débuts, est-il exact que vous faisiez de fausses dédicaces sur des livres ?

Oui, quand j’avais 19 ou 20 ans, je vendais des livres et certaines écritures étaient faciles à imiter, comme celles de Paul Valéry ou de Malraux. J’ai fait ça trois ou quatre fois pour gagner de l’argent, ça ne pouvait pas être systématique. Après, c’est devenu un jeu : quand je voyais une bibliothèque, chez les gens, je m’amusais à composer des dédicaces fantaisistes, de Simone de Beauvoir à Luis Mariano, par exemple. Les gens y croyaient vraimentà Un jour, dans la vitrine d’une librairie, rue de Vaugirard, j’ai vu un livre de Robbe-Grillet, dédicacé à je ne sais plus qui, et j’ai reconnu ma signature ! Parfois la réalité rattrape la fiction : je me rappelle avoir imité une dédicace de Beckett pour un chansonnier des années 1960, Pierre-Jean Vaillard, je crois. En fait, ils se connaissaient, je l’ignoraisà

Beaucoup ignorent aussi votre amitié avec Michel Audiardà

Il y a longtemps, pour des raisons matérielles, on s’est retrouvés à travailler sur un projet de scénario, qui ne l’intéressait pas plus que moi, un film sur Mesrine, avec Jean-Paul Belmondo dans le rôle-titre. Mesrine, incarcéré alors à la Santé, a appris l’existence de ce projet et a envoyé une lettre à la production en disant qu’il ne fallait pas mettre le mot  » fin  » car il risquait d’y avoir des rebondissements (rires)à Ce film n’a jamais vu le jour, mais nous sommes restés amis, Audiard et moi. J’aimais bien son côté  » enfant de Paris « à

Pourquoi les faits divers vous passionnent-ils tant ?

Cela vient d’un souvenir de mes 10-11 ans, terrible : la photo, en Une de Paris Match, de Pauline Dubuisson, une femme accusée de crime passionnel, L’affaire a fait beaucoup de bruit à l’époque, car elle a failli être condamnée à mort. Le regard de cette femme m’avait beaucoup impressionné. Or, quelques années plus tard, j’ai croisé par hasard Pauline Dubuisson, qui avait été libérée, rue du Dragon et je l’ai reconnue tout de suite. Mais les faits divers d’aujourd’hui avec leur côté pathologique m’intéressent moins que ceux d’hier, qui renvoyaient davantage à une sorte de fantastique socialà

Comment vivez-vous le fait d’être devenu un écrivain de  » référence « , une  » gloire nationale  » ?

Oh, quand on a commencé à publier très jeune comme moi, au bout d’un certain nombre d’années, on devient comme un bruit de fond, comme un meubleà L’écriture est un métier où on est complètement déconnecté, toujours seul. Ce n’est pas un travail collectif comme celui des metteurs en scène de théâtre, par exemple, sans cesse entourés par des gens qui vantent leur génie, sauf, bien sûr, à donner des conférences au PEN Club ou à pratiquer des séances de signaturesà

Vous pliez-vous à l’exercice ?

Non. A mon époque, ça n’existait pas les signatures, alors je continue comme ça, il est normal de ne pas m’y voir. J’imagine qu’un écrivain qui fait des signatures a l’impression d’avoir des lecteurs.

Ça vous plairait d’avoir le prix Nobel de littérature, comme Jean-Marie Le Clézio ?

Ce qui est un peu angoissant, c’est le côté officielà Il était assez logique que Le Clézio le reçoive car tous les écrivains français lauréats, Romain Rolland, Anatole France, François Mauriac, s’inscrivent d’une certaine façon dans une tradition d’écrivains avec un arrière-fondà comment direà un peu moraliste. Dans les autres pays, les primés sont plutôt des marginaux, comme Faulkner ou Hermann Hesse.

Pourquoi avez-vous publiquement soutenu Marie N’Diaye, dans Les Inrockuptibles, après les propos du député (UMP) Eric Raoult qui souhaitait un droit de réserve pour le Prix Goncourt ? (NDLR : Marie N’Diaye expliquait dans cette interview qu’elle s’était installée à Berlin en 2007,  » en grande partie à cause de Sarkozy… Je trouve détestable cette atmosphère de flicage, de vulgarité… Je trouve cette France-là monstrueuse « .)

Je me souviens que, lorsque j’avais 21 ans – la guerre d’Algérie venait à peine de s’achever – la pièce de Genet, Les Paravents, qu’on jouait à l’Odéon, avait déclenché un beau scandale. Les gens criaient à l’outrage contre la France et l’armée. Les CRS avaient été obligés d’intervenir, un débat s’était tenu à l’Assemblée nationaleà Malgré les pressions très fortes, Malraux, le ministre de la Culture de l’époque, a défendu fermement la pièce. Je n’ai pas bien compris que Frédéric Mitterrand ne soit pas intervenu.

Que pensez-vous de lui en tant que ministre de la Culture ?

Je ne pense rien du ministre de la Culture. De toute façon, à part Malraux, on les a tous oubliés.

Parmi les autres polémiques littéraires de l’hiver, il y a celle entre Yannick Haenel, l’auteur d’un roman consacré au résistant polonais Jan Karski, et Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah. Le romancier a-t-il tous les droits ?

Oui, évidemment, cela a été un dialogue de sourds entre eux. C’est délicat, mais oui, le romancier peut, après avoir consulté les travaux d’historiens – ou des rapports de police très précis – être une sorte de médium, avoir des espèces d’intuition. Tolstoï usait instinctivement de la bonne distance. Dans Guerre et Paix, par exemple, l’on voit Koutouzov, Napoléon, qui se fondent dans la fiction. Il m’arrive, pour ma part, de diffuser de manière très discrète dans mes romans des héros de faits divers ou des romanciers, mais jamais de personnages historiques. Pour cela, il faut avoir le génie de Tolstoïà

L’Horizon, par Patrick Modiano. Gallimard, 176 p.

Propos recueillis par Marianne payot et delphine peras photos : jean-paul guilloteau pour le VIF/l’

 » Les enfances, même malheureuses, sont cohérentes. Dans mon cas, rien ne l’était « 

 » JE ne pense rien du Ministre de la culture. à part Malraux, on les a tous oubliés « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire