» Je ne me comprends pas toujours « 

Prénom : Huan. Nom : Zhang (prononcez Djong). Avant-gardiste dissident, performer excentrique et engagé, l’un des artistes chinois les plus prolifiques du moment monte à la Monnaie, en septembre, un opéra baroque d’Haendel (lire aussi en page 70). Ce créateur inclassable, le public l’a vu s’asseoir, nu et couvert de miel, dans des latrines infestées de mouches. Puis se suspendre au plafond, la peau incisée, son sang dégouttant dans un bol métallique… Alliance détonante entre violence physique, douleur auto-infligée et quête pour la paix inspirée du bouddhisme, l’ouvre de Zhang Huan reste secrètement paradoxale. Pour la première fois, le plasticien se penche sur l’exercice de la mise en scène, en posant sur Sémélé un regard exploratoire des affinités entre Asie et Occident, entre culture traditionnelle et monde contemporain. Mais a-t-on saisi toute l’étendue de sa pensée, quand lui-même y admet quelques  » zones obscures  » ?

Le Vif/L’Express : Dans vos performances, vous imposez souvent des actes d’endurance, voire des contraintes masochistes, à votre corps nu. Les solistes de Séméléauront-ils également à souffrir ?

Zhang Huan : Hi, hi ! ça m’a traversé l’esprit, évidemment : je voulais que des chanteurs fassent l’amour dans un environnement inconfortable. On m’a fait comprendre que ça n’irait pas. J’ai dû laisser tomber l’idée, tant ça semblait impossible… Je pense qu’on m’aurait battu à mort si j’avais insisté !

Vous avez pourtant chargé la Monnaie de recruter des figurantes entièrement dévêtues… et aucune ne semblait vous plaire, d’ailleurs.

C’est vrai. Sans doute qu’elles devaient correspondre à un vieux fantasme : ligne mincissime, cheveux longs, look d’adolescente. Bon, on a néanmoins fini par en trouver une, d’origine asiatique.

Ce Sémélé, oratorio d’Haendel, sera-t-il quand même empreint d’un petit souffle religieux ?

Il y a tout un arrière-plan religieux ! Mais le message est athéiste : il n’existe point de salut divin. S’il veut améliorer son sort, l’être humain ne doit se fier à aucune entité supérieure, qu’elle se nomme Bouddha, Jésus ou Jupiter. Il ne peut compter que sur lui-même.

C’était aussi votre opinion quand vous avez quitté la Chine, après que le gouvernement eut interdit votre collectif artistique, en 1998 ?

Deux mois après mon arrivée à New York, j’ai conçu Pilgrimage, dans le Queens ( NDLR : couché dans un lit de style Ming, entouré de chiens de dix races différentes, Zhang repose sur plusieurs blocs de glace, jusqu’à froidure insupportable). Puis, en 1999, My America – Hard to Acclimatize (56 Américains nus reproduisent une série d’actions rituelles du bouddhisme, avant de jeter des pains à la tête de Zhang), et ensuite, en 2002, My New York (l’artiste se couvre le corps de steaks crus). Toutes ces performances montrent les efforts d’un individu pour prendre le contrôle d’une situation difficile. Je pense que personne ne peut fuir la cruauté du monde, ni moi ni le public. Il n’y a pas d’échappatoire, nous sommes tous impliqués dans la réalité qui se déroule sous nos yeux.

Dites, et comment vous acclimatez-vous à Bruxelles ?

Très facilement. La météo me convient. En Chine, l’été est humide et infesté de moustiques (il se gratte frénétiquement la peau des avant-bras). En plus, on a déjà tellement préparé cet opéra, dans nos ateliers de Shanghai, qu’ici il n’est plus question que des derniers ajustements.

Alors vous aurez tout le temps de nous concocter un petit My Belgium, ou un My Brussels ?

Ah ah ! Oui, je pourrais l’envisager. En 2002, je m’étais rendu à Ostende pour une exposition. A la gare, deux jeunes gens m’ont entouré, distrait puis volé mes papiers et mon argent. Ça ferait une bonne base…

Mais vous étiez déjà venu en Belgique, n’est-ce pas ?

Oui, oui, à Gand. Jan Hoet, le directeur du Smak (Stedelijk museum voor actuele kunst), m’avait invité à faire une performance autour du tableau L’Enlèvement des filles de Leucippe, de Rubens ( NDLR : Zhang avait représenté le peintre en guenilles, à titre de vengeance posthume de la part de ses modèles féminins, pour tous les viols qu’il avait osé dessiner dans ses toiles…). Cela se passait dans une église, je pense…

Une église !

Non, plutôt une écurie…

Une écurie ?

Oui, enfin, mettons l’écurie d’une église… (Suit une longue explication, avec force gestes où se mêlent franche rigolade et apparente colère, que le traducteur britannique Jason Meek finit par résumer sobrement, tandis que Zhang quitte la chambre de son hôtel en flèche, pour aller tirer deux bouffées d’une cigarette fine comme un Coton-Tige.) J’avais fait appel à des collectionneurs et à des prêtres. On avait répandu beaucoup de fleurs sur le sol… Bon. Mais il y a autre chose, que j’ai toujours tu. Par contrat signé, ce Jan Hoet m’avait promis une somme de 2 000 dollars. Malgré des poursuites engagées depuis New York, ce cachet ne m’est jamais, jamais parvenu. Finalement, on pourrait dire que c’est ça, My Belgium

De quoi êtes-vous le plus fier, au fond ?

Tiens, c’est la première fois qu’on me demande ça. Ce n’est pas une question facile… (Silence profond, Zhang caresse son crâne rasé, jette un £il distrait à ses baskets fatiguées). Jusqu’ici, je suis fier d’avoir réussi à changer ma personne. Je suis devenu plus ouvert, plus capable de sympathiser avec autrui. Et je suis fier aussi que mon studio, à Shanghai, s’occupe de charité. On a notamment financé l’ouverture de vingt-huit écoles élémentaires.

Pour vos créations, vous prévoyez systématiquement des plans A et B ?

Oui. La version A correspond à la grande vision, l’expression fantastique du désir, le spectacle tel qu’on l’imagine. Le plan B, c’est la performance telle qu’elle se réalise effectivement, l’essence de l’idée originale, distillée, rendue littérale, faite possible. Il y a six mois, j’avais encore deux propositions pour Sémélé. J’aurais bien aimé un certain effet spécial en 3D (trop coûteux), j’aurais aussi voulu placer sur scène un géant, une cage avec des singes, des panthères, des aigles, un âne vivants… Tout ça n’a pas été possible. Mais on a quand même conservé le temple.

Un vrai de vrai ?

Je dois vous raconter son histoire. C’est un édifice authentique du xviie siècle, tout en bois, découvert à six heures de route de Shanghai. Il y a quelques années, je l’ai acheté et fait transporter au studio. Dans la structure du temple se trouvait un carnet intime, qui avait appartenu au dernier propriétaire des lieux. Je l’ai lu. C’était étrange, autant qu’effrayant…

Pourquoi ? Il contenait des contes de dragons ?

Non. L’épouse de cet homme avait un amant. Elle avait quitté le foyer conjugal. Et tout le journal est une atroce supplique pour qu’elle revienne. Le mari abandonné écrit la nuit, il fume, il boit. Il fait des listes de promesses (d’ivrogne) :  » Si tu reparais, je redeviens un bon parti, je cherche un travail, je gagne de l’argent, on partage, je ne regarde plus la télé, je restaure ma réputation en l’honneur de notre fils, etc.  » Mais il passe constamment de l’amour à la haine. Il menace de la frapper, de lui couper la langue ou de lui casser les jambes. C’est, en fait, un récit terriblement cinématographique…

Qui finit mal ?

Plutôt : l’ancien propriétaire du temple a assassiné l’amant. Pour ce crime, il a été exécuté.

Et quel lien avec Sémélé ?

Très important. Cette tragédie m’a fait penser aux relations entre Jupiter, Junon et Sémélé. Ce temple est une maison de vie et de mort. Les époux y font l’amour, mais il devient aussi un lieu de funérailles. Vous verrez, sur scène, ce sera très lisible. J’aime l’idée qu’une musique baroque, composée il y a 350 ans, soit jouée dans un édifice oriental vieux de plus de quatre siècles. Et je vous renvoie encore une fois à l’athéisme : l’être humain ne peut s’en remettre qu’à lui seul. Dans l’opéra, Jupiter n’est même pas cap’ de sauver Sémélé. Tout comme le propriétaire du temple implorait que Jésus – il était chrétien – l’aide… en vain. Et puis il y a une autre surprise : tous les soirs, on fera venir sa veuve sur la scène de la Monnaie.

La présence de cette épouse chinoise sera-t-elle suffisamment claire pour le public belge ?

Oui, parce que, durant l’ouverture de l’opéra, on projettera un documentaire expliquant d’où vient le temple, comment il a été démantelé et reconstruit. Puis Jinmei apparaîtra, âgée, bien sûr, mais habillée comme à l’époque. ( NDLR : c’est elle, et son beau visage sépia encore jeune, qu’on voit d’ailleurs sur les affiches de la production.)

Franchement, vous comprenez toujours ce que vous montrez ?

Je combine des impressions de Chine avec une culture locale – ce que les anglophones appellent  » glocal « . Mais parfois je ne me comprends pas toujours, c’est exact… Il appartient donc à chacun de rêver, d’être libre, de faire confiance à ses sensations.

Concomitamment à la mise en scène de Sémélé, vous montez une expo solo à Londres. Dites donc, la bougeotte !

Ma façon de travailler maintient mon mental actif. Elle m’évite de tomber dans la paresse. Mais je suis déçu : je voulais envoyer Zhu Gangqiang à Londres… C’est un cochon qu’on a adopté, après l’avoir sauvé du tremblement de terre de Sichuan (il est resté plusieurs jours dans la boue, enterré vivant). C’est lui qui donne son nom à l’expo. Mais son voyage n’a pas été autorisé. En compensation, on lui a trouvé une truie anglaise, qui ira le rejoindre en Chine. Ça devrait plaire à mes enfants…

Propos recueillis par Valérie Colin

 » S’il veut améliorer son sort, l’être humain ne doit se fier à aucune entité supérieure « 

 » Il appartient à chacun de rêver, d’être libre, de faire confiance à ses sensations « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire