Je comprends que la Belgique ait peur

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Les militants de Bart De Wever disent étouffer dans une Belgique à l’atmosphère irrespirable. Ils aspirent à pleins poumons à une Flandre maîtresse de son destin. Sans hostilité envers les francophones. Mais avec une profonde rancour contre son élite politique. Voyage au cour de la N-VA, l’étoile montante du nationalisme flamand.

De klok tikt, l’horloge fait tic-tac. Projeté sur grand écran en toile de fond de la scène, le cadran est censé indiquer le tempo. Il est minuit moins cinq pour la Belgique. Bientôt peut-être l’heure de gloire pour la N-VA et son enfant chéri, Bart De Wever. Le parti nationaliste flamand sait soigner ses effets, quand il tient congrès électoral. Tout au long du show, un compteur égrène de façon obsédante l’inexorable progression de la dette publique de l’Etat belge. Ils sont 1 500 à avoir sacrifié un dimanche matin pour rallier Gand et son théâtre du Capitole plein à craquer.  » Bart ! Bart !  » La grand-messe a son héros. Orphelins inconsolables de la Volksunie, jeune génération enfantée par une Flandre prospère et décomplexée : ils raffolent de ce diable d’homme qui affole. Parce qu’il est en passe de propulser son parti vers des sommets inégalés dans l’histoire du nationalisme flamand. La N-VA, possible première formation politique de Flandre. La perspective fait trembler un royaume sur ses bases. Elle fait rêver les troupes de De Wever, persuadées que l’exploit est à leur portée.  » Nu of nooit « , maintenant ou jamais, martèlent-ils.

Le  » boss  » invite l’assistance à garder la tête froide. Et prend la pose. Il se sait sous les feux de la rampe. Objet de curiosité pour la presse internationale.  » Comme c’est étrange « , souffle De Wever en feignant l’étonnement. Il sait qu’il va décevoir en jouant patte de velours.  » Nous ne sommes pas ici pour faire la révolution et pour décider la disparition d’un pays lors d’un Grand Soir « , répète-t-il devant les caméras.  » En français ? Pas de problèmes.  » A la tribune, le message présidentiel se veut limpide :  » Flandre et Wallonie doivent prendre leur destin en main.  » Et la SA Belgique est bonne pour la mise en liquidation. L’assemblée est entièrement sous le charme du tribun, son air de force tranquille, son art de mettre les rieurs de son côté. Et sa maestria à faire sortir le séparatisme flamand de son statut de  » maladie honteuse « .  » Tout le monde ose s’afficher !  » s’émerveille un militant de la première heure. Cette victoire que la N-VA sent si proche, elle se sera forgée sur cette terre flamande arpentée par ses candidats en campagne. Jeudi, c’est jour de marché matinal à Hal. Dans l’£il du cyclone communautaire, au c£ur de ce BHV controversé, waar Vlamingen thuis zijn : à Hal, les facilités linguistiques n’ont pas droit de cité. Ben Weyts, tête de liste N-VA et jeune député sortant, flanqué d’une colistière, Kristien Van Vaerenbergh, déambulent entre les étals, un paquet de tracts électoraux à la main. La sauce prend moyennement. Indifférent, agacé, ouvertement hostile ou plutôt réceptif, le chaland cherche rarement à être convaincu. La N-VA est logée à la même enseigne que les autres partis. Elle fait rêver Jef, 78 ans :  » N-VA is goed voor Vlaanderen.  » Et bon pour la Belgique ? Le septuagénaire hausse les épaules. Insiste sur les 32 ans qu’il a passé à bosser au sein de la banque liégeoise Nagelmackers, pour mieux justifier son ras-le-bol :  » Marre de ces francophones qui ne font aucun effort. J’ai le même voisin wallon depuis trente-cinq ans. Il ne parle toujours pas un mot de flamand !  » Un sexagénaire, nostalgique de la VU, mord aussi de bonne grâce à l’hameçon tendu par la N-VA :  » Il est temps d’arrêter de tourner autour du pot. De Wever, lui, ose appeler un chat un chat. « 

Ce  » parler vrai  » n’enchante pas tout le monde.  » Non merci « , rétorquent… en français deux dames âgées en repoussant le prospectus. La conversation avec la tête de liste N-VA tourne court.  » Personne ne doit exagérer. Pas plus Monsieur Maingain que vous « , décoche Rosa, qui habite Lembeek mais a vécu très longtemps à Tubize.  » Je suis flamande, mais je ne supporterais pas que la Belgique se coupe en deux.  » Inutile de s’attarder. Client suivant, encore moins accommodant.  » Ik ben een echte Belg !  » coupe Pieter en invitant du geste le candidat N-VA à passer son chemin. L’homme et son épouse, Alberte, ne décolèrent pas : elle est francophone, lui de nationalité néerlandaise mais vit en Belgique depuis quarante ans.  » Ce parti est dangereux, il nous fait peur. Ici, le sol flamand ? Quelle connerie ! Il est belge, oui ! Regardez les inscriptions gravées sur les façades des vieilles maisons du centre-ville : elles sont en français !  » Plus loin, une dame jette rageusement par terre le dépliant chiffonné :  » N-VA is goed voor de bak ! « … L’exercice, un incontournable de campagne, se renouvelle sur d’autres marchés locaux. Mais Ben Weyts évite de s’aventurer dans les communes à facilités de la périphérie bruxelloise, peuplées de francophones : elles ne valent pas le détour.  » Il n’y a pas de marché pour nous, là-bas « , sourit le candidat N-VA.

Révolution copernicienne

Convaincre : certains n’ont plus besoin de l’être. Ce soir-là, sur la place communale de Sint-Niklaas, l’arrière-salle du café Den Antus vibre aux accents du Vlaamse Leeuw chanté à pleins poumons par deux cents militants. Ainsi se clôture en beauté le meeting de la N-VA locale, pavoisé en noir et jaune. L’orateur vedette invité au pays de Waas a été à la hauteur : Siegfried Bracke, ex-star du journalisme politique à la VRT, le BV (Bekende Vlaming) recruté avec fracas par De Wever pour mener le combat de la N-VA en Flandre orientale, a recadré le credo.  » Beaucoup de Flamands ouvrent les yeux. Ce pays est bloqué. Il faut repenser tout le système. Par une révolution copernicienne.  » Une révolution de velours, s’entend. La Belgique prend néanmoins des coups, au fil des discours.  » Je comprends que cette Belgique ait peur « , lance Leen De Backer, une enseignante quinquagénaire qui se jette dans sa première bataille électorale.  » Parce que la N-VA a une vision responsable, intègre, intelligente.  » Ce profil  » rend les francophones nerveux « , embraie une colistière avec un plaisir non dissimulé que partage bruyamment l’assemblée.

Le sud du pays n’a qu’à bien se tenir. Autour d’un verre de bière, les ranc£urs accumulées éclatent. Un homme, qui se dit historien de formation, se met à vider son sac à en perdre haleine.  » Dans dix ans, les partis francophones auront mis ce pays au tapis. Je les remercie de tout c£ur de vouloir mettre hors jeu le mouvement démocratique flamand, avec la complicité des partis traditionnels flamands. C’est le meilleur service qu’ils puissent nous rendre !  » Le quinquagénaire se fait intarissable. Vilipende  » cette élite politique francophone et son insupportable mentalité d’Übermensch [sic] qui cherche toujours à nous dicter ce qu’on doit faire, qui traite la majorité flamande comme une  » onderklasse « , une sous-catégorie. Nous, Flamands, on doit travailler et se taire.  » Dans le rôle de  » l’affreux  » de service : Olivier Maingain. Le comparer à Bart De Wever serait lui faire trop d’honneur. Le président du FDF est ravalé au rang de  » platte racist « , de l’acabit du Vlaams Belang Filip Dewinter.

Un mot fait fureur autour des tables :  » melkkoe « . Cette  » vache à lait  » qu’est la Belgique, à laquelle s’abreuveraient de manière éhontée les Wallons insatiables.  » Ils ne sont demandeurs de rien, sauf pour mettre l’argent flamand dans leur poche « , glisse d’un air entendu Hedwig, fonctionnaire pensionné. Le message, à force d’être ressassé, est bien incrusté. Le retraité ne voit aucune raison d’en douter. Les militants de la N-VA l’assurent, la bouche en c£ur : il ne faut y voir ni haine ni hostilité vis-à-vis des  » pauvres  » Wallons. C’est même leur bonheur malgré eux que les nationalistes flamands prétendent vouloir faire. En les forçant à sortir de leur état d’assistés. A renoncer à  » ce profitariat de la Belgique fédérale « , comme le pense Hedwig. Il suffirait de lever l’obstacle.  » Surtout, ne nous confondez pas avec le Vlaams Belang. Nous sommes un parti d’évolution, pas de révolution. L’inutilité de la Belgique relève du darwinisme politique. Elle ne disparaîtra pas avec fracas mais s’évaporera dans un murmure, le temps que se mette en place le cadre européen « , assure Siegfried Bracke. Une mort lente pour la Belgique. Que tout militant N-VA digne de ce nom hâterait volontiers, si cela ne tenait qu’à lui.

Cacher son jeu

L’indépendance rêvée de la Flandre attendra. Mais ronger son frein a du bon. La N-VA peut ainsi éluder le sujet qui fâche et effraie l’électeur flamand. Ils seraient plus de 84 % dans le nord du pays à rejeter le séparatisme, selon une enquête du CD&V. Autant y regarder à deux fois avant d’avancer à visage trop découvert. La N-VA en campagne sait mettre ses envies en sourdine.  » La question de l’indépendance n’est pas à l’ordre du jour « , glisse Ben Weyts entre deux poignées de main sur le marché de Hal. Le dépliant électoral n’évoque pudiquement qu’une  » profonde réforme de l’Etat.  » Genny, son cabas à bout de bras, ne s’en formalise pas.  » Je me sens belge et je sais que la N-VA veut l’indépendance de la Flandre. Et alors ? On en a surtout marre de devoir toujours payer pour les Wallons. Les autres partis ont eu leur chance. Il est temps d’essayer la N-VA.  » Entretenir la confusion, cacher son jeu, c’est aussi le secret d’une campagne réussie.

Ainsi va la N-VA. Face respectable, fréquentable, d’un nationalisme flamand qui est de ce fait autrement plus coriace à contrer que le Vlaams Belang raciste, isolé par un cordon sanitaire. L’aile droite de la défunte VU, elle, s’est invitée dans la cour des grands. Un premier rendez-vous électoral en solo plutôt modeste en 2003 (3,06 % des voix). Puis un cartel avec le CD&V rapidement porteur – encore merci, Yves Leterme… – aux scrutins de 2004 et de 2007. Avant un divorce qui s’est révélé tout autant bénéfique aux régionales de 2009 : 13,15 % des voix raflées en Flandre. Tout va si vite, trop vite peut-être pour la N-VA. Bart De Wever flaire le danger d’une croissance trop soutenue. L’homme misait sur cette année sans élections pour consolider davantage son parti. Le scrutin anticipé ne lui a pas laissé le temps de le faire encore gagner en crédibilité. De démentir cette réputation d’extrémistes véhiculée parfois jusqu’à la caricature.

 » Vous devez être déçu : pas un skinhead au crâne rasé dans la salle « , lance Frank par boutade. Ce soir-là, dans le centre de Louvain, une petite vingtaine de militants et sympathisants N-VA ont rallié l’établissement  » Kodobar « , au coin de la… Vlamingenstraat. Pas de discours ni d’ordre du jour. Mais l’occasion de faire plus ample connaissance autour d’un bon petit plat. La jeunesse est en force. Pas mal d’étudiants universitaires. Sympas, décontractés. Pas exaltés pour un sou.  » A-t-on franchement l’air de révolutionnaires ?  » interroge Willem, membre du conseil des jeunes N-VA. Ces jeunes gens sont simplement impatients de quitter l’espace belge et son atmosphère qu’ils jugent irrespirable. Frank, étudiant et candidat suppléant sur la liste N-VA de Louvain, résume le n£ud du problème :  » On ne peut donner le même remède à deux malades différents.  » Francophones et Flamands, chacun sa route. La Belgique serait mûre pour être reléguée dans les manuels d’histoire. Eux ont déjà tourné la page. Sans états d’âme.  » Si ça ne tenait qu’à moi, ce serait l’indépendance de la Flandre tout de suite « , tranche Joyce, étudiante en droit. Par désir, froidement assumé, de prendre de la distance avec ces francophones qui leur semblent trop souvent évoluer sur une autre planète. Willem lève les yeux au ciel quand il évoque le maquis institutionnel dans le sud du pays : Communauté française, Région wallonne, deux parlements, deux gouvernements. Une hérésie. Incompréhension, aussi, devant cette Région bruxelloise riche de 19 communes, qui engloutit tant d’argent pour une inefficacité criante. Une injure au  » goed bestuur. « 

Le ton peut se faire accusateur.  » On taxe la N-VA de danger. Mais que doit-on penser, nous Flamands, de la francisation de la périphérie flamande ?  » Un reproche revient comme une litanie : manque de respect. L’intime conviction, exprimée par Joyce, que  » les francophones veulent tous les avantages de la démocratie sans vouloir en supporter les inconvénients « . Un militant, membre du TAK, dit vertement sa façon de penser à propos des facilités.  » Je ne comprends pas comment le PS peut défendre ces gens venus s’installer en périphérie avec arrogance, avec leurs terrains de golf, leurs clubs de hockey. Et qui prennent les Flamands de haut [il pointe le nez en l’air]. « 

La N-VA peut connaître des hauts et des bas. Une tendance lourde est là, que rien ne semble pouvoir inverser. Elle a fait son deuil de la Belgique, ne se projette plus que dans une Flandre libérée de ses entraves. Décidée à emmener Bruxelles dans ses bagages. De Sint-Niklaas à Louvain, une même volonté farouchement exprimée :  » Bruxelles est une ville historiquement flamande. Jamais nous ne la lâcherons.  » Non pas que les nationalistes flamands nourrissent une tendresse particulière pour la capitale de la Flandre. Frank admet ne pas se sentir à l’aise dans cette grande ville, distante de moins de trente kilomètres de Louvain, qui lui semble être un autre monde.  » C’est chaque fois un peu comme si j’allais à Paris.  » Mais Bruxelles est aussi leur bien, ils estiment en avoir été dépossédés. Refusent de l’abandonner aux seuls francophones. Quand il s’y rend, Willem perpétue les résolutions prises par son père, un ancien VU :  » J’exige d’être servi en néerlandais dans les magasins. Le client est roi. Mon père ne bougeait pas tant qu’on ne lui parlait pas dans sa langue.  » Avant de lever le camp après le meeting à Sint-Niklaas, Hedwig glisse sur le ton de la confidence :  » Bruxelles est une terre perdue pour la Flandre. Un combat symbolique. Les Flamands ne s’y rendent que pour le boulot. C’est mon point de vue, pas celui du parti !  » Une voix discordante, émise en sourdine. Le combat flamand ne tolère pas de propos défaitistes. Mené sous les couleurs de la N-VA, ce combat met le cap sur une Flandre indépendante dans les Etats-Unis d’Europe. Sur le grand drapeau européen projeté à la clôture du meeting électoral de Gand, le lion de Flandre a déjà pris place dans le cercle des étoiles jaunes. La N-VA a la tête dans les étoiles.

PIERRE HAVAUX

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