Irlande : la gueule de bois

Hier eldorado des multinationales, l’île est à son tour victime des délocalisations. Mais le  » tigre celtique  » a encore des crocs

Philips Electronics aurait sans doute préféré plus de discrétion. En annonçant en janvier sa décision de transférer un centre de comptabilité de Dublin à Lodz, en Pologne, la multinationale s’est attiré les manchettes de la presse irlandaise. A cause des 150 emplois appelés à disparaître, mais aussi parce que le centre en question avait récemment ouvert à Dublin, en 1999, et que Philips justifie sa fermeture par l’attrait des bas salaires pratiqués en Europe de l’Est. Du coup, la perspective de l’admission, en mai prochain, de 10 nouveaux pays dans l’Union européenne attise déjà les craintes des Irlandais, qui sentent leur modèle s’essouffler face à la concurrence polonaise, tchèque, ou même chinoise et indienne. Hier recherchée par les multinationales américaines pour ses bas coûts, l’île aux 4 millions d’habitants voit depuis quelques mois ses emplois s’évader. En septembre 2003, c’était l’américain 3 Com qui annonçait la fermeture d’une usine et la délocalisation de ses 640 emplois, suivi par Oracle, Dell et Flextronics, qui, à leur tour, ont réduit la voilure, transférant en Asie, ici une division de compatibilité, là une usineà Certes, il ne s’agit pas d’une hémorragie, mais bien d’un tournant : en 2003, le nombre d’emplois créés par les investisseurs étrangers (soit 9 182) a été le plus faible depuis dix ans. Trop faible en tout cas pour compenser les suppressions de postes : pour la troisième année de suite, les multinationales implantées en Irlande ont vu en 2003 leur nombre et leurs effectifs se réduire. Tel l’arroseur arrosé, l’île verte est à son tour touchée par une mondialisation qui lui avait pourtant assuré son décollage économiqueà

En vingt ans, le modèle irlandais û le pays est surnommé le  » tigre celtique  » û a enregistré une croissance économique sans précédent, aiguisée par le flux des investissements étrangers. Pour attirer les emplois dans les années 1980, l’Irlande joue la carte des bas salaires. C’est l’époque des usines tournevis, qui essaiment sur l’île. Microsoft, Apple ou Dell débarquent à Dublin pour y faire emballer leurs ordinateurs ou produire des circuits imprimés. L’Irlande, alors assommée par un chômage frisant les 18 %, n’est pas très regardante sur la qualité des emplois créés. Les multinationales accourent, les américaines en tête.  » L’Irlande a longtemps constitué une première étape idéale pour attaquer l’Europe, explique Joanne Richardson, directrice de la chambre de commerce américaine à Dublin. Mais, depuis deux ou trois ans, elle n’est plus nécessairement une place de choix pour les projets à forte intensité de main-d’£uvre : entre l’Europe de l’Est, l’Inde ou la Chine, les pays à bas coûts ne manquent pas.  » Plus direct, le représentant d’un grand groupe américain ajoute :  » Il y a une quinzaine d’années, quand vous désiriez vous implanter en Europe, la Lituanie n’était pas une option. Aujourd’hui, avec une taille et une population comparables à celles de l’Irlande, elle mérite considération.  »

La compétitivité s’est érodée

Une sentence en forme de couperet, compte tenu du poids des investisseurs américains en Irlande : avec 570 multinationales implantées et 90 000 emplois, les Etats-Unis ont été ces dernières années les parrains du succès du tigre celtique. Seront-ils demain ses fossoyeurs ? Le loueur de véhicules Avis vient ainsi d’ouvrir à Budapest un centre de 250 personnes, chargé du suivi de clientèle et des informations financières pour l’Europe, l’Afrique ou le Moyen-Orient. Le fabricant de logiciels pour téléphones portables Logica CMC s’apprête à embaucher 200 personnes à Prague et à Brno : il en a licencié près de 350 en Irlande au cours des deux dernières années. Même constat chez Oracle, qui dégraisse en Irlande mais ouvre en Hongrie un centre de support d’une cinquantaine de personnesà Selon le consultant néerlandais BCI Global, les pays d’Europe centrale ont attiré 44 % des investissements étrangers réalisés en Europe entre 2000 et 2002, l’Irlande se contentant de 9 % : dix ans plus tôt, les premiers faisaient jeu égal avec la seconde, s’attribuant chacun 12 % de la manne étrangère.

 » La république tchèque fait la même chose que l’Irlande il y a quinze ans, constate Brendan Halpin, porte-parole de l’Investment and Development Agency, l’agence irlandaise chargée d’attirer les sociétés étrangères. Impossible pour nous de concurrencer ces pays en termes de coûts.  »

C’est la rançon du succès ! Hier parente pauvre de l’Europe, l’économie locale a progressé, entraînant dans la foulée salaires généreux et flambée immobilière. Depuis 1996, la richesse par habitant a plus que doublé, les Irlandais ayant rejoint la moyenne européenne. Résultat, le pays voit sa compétitivité s’éroder, passant depuis l’an 2000 de la 5e à la 11e place dans le classement effectué par l’IMD de Lausanne.  » Nous sommes arrivés ici en 1985, quand les coûts étaient faibles, analyse Terry Landers, porte-parole de Microsoft. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui : il nous faut réinventer le modèle irlandais.  » A moins de trois mois de l’entrée en Europe de la République tchèque ou de la Pologne, où les salaires sont cinq fois plus faibles, il n’y pas d’autre possibilité.

Conscient du défi, Dublin mise désormais sur les secteurs à haute valeur ajoutée. La santé, par exemple. Déjà, le gotha de l’industrie pharmaceutique est présent en Irlande, attiré par une fiscalité très attrayante. Parmi eux, le français Servier, implanté depuis 1989 dans la campagne irlandaise, à une heure et demie de la capitale, produit annuellement près de 50 millions de boîtes de médicaments contre le diabète et l’hypertension.  » Nous allons doubler notre capacité de production d’ici à cinq ans, et embaucher une centaine de personnes « , explique Antoine Potier, directeur général de la filiale. Car, même si elle est devenue chère, l’Irlande demeure attractive au sein des pays riches. Selon l’OCDE, le coût salarial horaire atteint 15,09 dollars l’heure. Plus qu’en Espagne (12,04), mais moins qu’en France (16,38) ou en Allemagne (22,99).

Ensuite, l’île prône désormais la modération des coûts. Un fabricant local d’étuis de médicaments, fournisseur de Servier, a par exemple accepté de réduire ses prix de 20 %.  » Il rentrait de Pologne : il a compris qu’il devait s’adapter très vite « , commente Antoine Potier. Le message semble bien passer : l’inflation, après avoir dépassé 5 %, est enfin repassée sous la barre des 2 %. Quant aux salaires d’embauche, ils ont, eux aussi, été revus à la baisse. Face à la menace de l’Europe de l’Est, syndicats, patronat et gouvernement parlent d’une seule voix, consensus social oblige.  » Je ne crois pas à un vaste mouvement de délocalisation vers l’Europe de l’Est, même s’il y aura des pertes d’emplois « , pronostique Tony Moriarty, chercheur au syndicat Amicus.

L’Irlande a encore de bonnes cartes en main. D’abord, sa taxation sur les bénéfices,  » la première motivation des entreprises qui viennent en Irlande « , selon Joanne Richardson. Certes, les pays de l’Est se sont eux aussi engagés dans la concurrence fiscale, à l’instar de la Pologne, qui va baisser cette année son impôt sur les bénéfices de 27 à 19 %. Mais pas de quoi concurrencer l’Irlande, véritable aimant pour les entreprises rentables, avec une imposition limitée à 12,5 %. En témoigne le flux toujours croissant des profits rapatriés ensuite dans les pays d’origine des entreprises, passé de 4,5 milliards d’euros en 1992 à 26 milliards en 2002. La bienveillance à l’égard des entrepreneurs étrangers est également très appréciée.  » Le gouvernement se met en quatre pour les recevoir et les aider dans leurs démarches. Dans les pays de l’Est, l’attitude vis-à-vis des investisseurs étrangers est souvent plus ambiguë, car on craint leur concurrence « , explique Aebhric McGibney, économiste à l’Ibec, l’institut du patronat irlandais. Enfin, Dublin multiplie les aides dans le domaine de la recherche et du développement.

Résultat, des candidats se pressent toujours au portillon irlandais et la liste des derniers arrivants a plutôt belle allure. Récemment, Google, Ebay ou Merrill Lynch ont par exemple choisi de s’installer ou de développer leurs activités en Irlande. La preuve que la petite île sait encore exercer sa séduction. Quant à la grande peur provoquée par les pays d’Europe de l’Est, le syndicaliste Tony Moriarty préfère la relativiser :  » Lorsque l’Espagne, le Portugal ou la Grèce ont rejoint l’Union européenne, je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de pertes d’emplois en France ou en Allemagne.  »

Eric Chol

Syndicats, patronat et gouvernement parlent d’une seule voix, consensus social oblige

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