Il y a soixante ans L’épopée du Débarquement

Un grand récit de l’historien Robert O. Paxton Soixante ans après le jour J, le Débarquement paraît plus glorieux que jamais. Une pléthore de commémorations, une moisson de livres, de documents filmés, de DVD, une série d’émissions de télévision, des reproductions d’objets mythiques, des conférences, expositions, cérémonies viennent sonner, comme un roulement de tambour, le grand rappel de la mémoire. Mémoire de combattants : c’est la dernière fois que les héros et vétérans de l’opération  » Overlord  » assisteront à une cérémonie d’une telle ampleur. Mémoire d’une génération, actrice ou spectatrice, qui retrouve les accents de sa propre jeunesse à travers les célébrations. Mémoire d’une civilisation qui fut en guerre contre elle-même, pour la plus juste des causes : sa part éprise de liberté contre sa part ivre de barbarie. Mémoire d’une alliance éphémère – Américains, Britanniques, Français et Russes – qui préfigure de nouveau notre avenir depuis la chute du mur de Berlin. Autant de dimensions qui contribuent à faire du 6 juin 1944 une date que personne ne peut ni ne veut oublier. Le 6 juin 2004, on n’aura jamais vu tant de chefs d’Etat sur les plages de Normandie, de George W. Bush à Vladimir Poutine, en passant par Tony Blair, Jacques Chirac et, grande première, le chancelier allemand, Gerhard Schröder. C’est pourtant une sanglante opération militaire que l’on commémore, un assaut terrible responsable de centaines de milliers de morts. Mais la clarté de son but – vaincre, écraser l’horreur nazie – a rassemblé dans un même élan toutes les espérances humanistes, au point que le 6 juin 1944 se confond avec l’idéal de liberté. Libération des peuples, mais aussi, à travers l’extraordinaire vent de modernité venu d’Amérique, liberté individuelle, des styles, des formes, et, bientôt, des mours. Avec le Débarquement, le monde occidental prend le large. Pour évoquer en profondeur cet événement sans pareil, Le Vif/L’Express a choisi d’interroger l’un des meilleurs spécialistes de la période 1940-1944, l’historien américain Robert O. Paxton. Il publie ces jours-ci, en collaboration avec Philippe Burrin et Jean-Pierre Azéma, 6 Juin 44 (Perrin-Le Mémorial de Caen), remarquable évocation du D-Day qui associe le meilleur état de la recherche historique à une riche iconographie. Belle continuité. Paxton est en effet l’auteur d’une mémorable France de Vichy (Seuil), parue en 1973, de Vichy et les juifs (Calmann-Lévy, 1981) et de L’Armée de Vichy (Tallandier), publiée l’an dernier, adaptation d’une thèse soutenue à Harvard en 1963. Autant de travaux qui ont soulevé une vive polémique, au point que l’on a pu parler de  » révolution paxtonienne « , tant l’étude minutieuse des faits révèle des réalités complexes. C’est avec la même liberté de pensée, et de ton, qu’il aborde, en exclusivité pour Le Vif/ L’Express, les ressorts et les conséquences du Débarquement.

Post-scriptum Le 6 juin, Gerhard Schröder sera le premier chef de gouvernement allemand à participer aux commémorations du Débarquement. Pour le 50e anniversaire, en 1994, Helmut Kohl n’avait pas été invité par le président Mitterrand ; seuls deux anciens combattants allemands furent conviés, par des vétérans américains. Plu de 21 000 soldats allemands sont enterrés au cimetière de La Cambe, en Normandie.

Le débarquement de Normandie, le 6 juin 1944, n’est pas le premier de l’Histoire, loin s’en faut. Pourquoi occulte-t-il tous les autres ?

Pour plusieurs raisons, dont deux me paraissent essentielles. D’abord, sur le plan quantitatif, le débarquement de Normandie a concentré plus de navires, d’hommes, de matériels et d’avions que toute autre opération de ce genre, car la forteresse que Hitler avait dressée autour de l’Europe n’avait, elle non plus, jamais connu d’équivalent historique. Pour briser une telle ligne de défense, il fallait un raz de marée sans pareil. La stratégie des chefs alliés a donc entièrement découlé de la conviction qu’il fallait submerger les Allemands. Par tous les moyens. Pour cela, il fallait prendre possession des plages et déborder dans un même assaut, gigantesque, le mur de l’Atlantique. Ensuite, après 1945, une entreprise de la taille du Débarquement ne pouvait plus être suivie d’une expédition comparable, en raison de l’apparition de la bombe atomique, dont la menace aurait immanquablement plané sur toute  » invasion  » de ce type.

Ce n’est pas, pour autant, une sorte de  » coïncidence  » historiqueà

Evidemment pas. Le Débarquement a pu effectivement avoir lieu lorsque les Alliés furent en position de réunir les énormes forces nécessaires et que l’économie américaine fut à même de produire d’immenses quantités de matériels adaptés. Or ces deux facteurs ne purent pas être mis en £uvre avant 1944. C’est seulement au printemps 1943 que les Alliés gagnent le contrôle de l’Atlantique nord par la victoire acquise contre le Reich dans la guerre sous-marine à outrance. Jusque-là, la capacité de destruction allemande menace dangereusement les bâtiments britanniques et américains, et interdit toute concentration des forces. Grâce au décryptage du code de transmission allemand, les Alliés ont connaissance des man£uvres et des positions des sous-marins de l’ennemi, et peuvent en partie les détruire ou, en tout cas, les éviter. En protégeant les convois navals par une forte couverture aérienne, il devient enfin possible d’acheminer de grandes quantités de matériels à travers l’Atlantique.

Comment, et quand, l’opération  » Overlord  » est-elle vraiment décidée par les Alliés ?

En fait, c’est à Québec, entre le 11 et le 24 août 1943, que Churchill et Roosevelt décident du débarquement de Normandie. Ils en fixent la date au 1er mai 1944, mais Churchill se montre réservé et cherche à gagner du temps. Il a, en fait, une tout autre idée quant à la stratégie à suivre pour vaincre l’Allemagne. Il songe à une grande offensive partant d’Italie et remontant vers le nord à travers la Slovénie puis l’Autriche. Puis, lors de la conférence de Téhéran, le 28 novembre de la même année, Staline se joint à eux et se montre insistant en leur demandant qui serait le commandant en chef de l’opération. Peu après, Churchill et Roosevelt nomment Eisenhower commandant en chef des opérations. A partir de là, la machine est en marche. Churchill peut difficilement ralentir le mouvement, mais il essaie encore, bien que son idée soit catastrophique : attaquer l’Allemagne par le sud aurait eu pour effet de laisser aux Russes, au nord de l’Europe, la voie libre jusqu’à la Manche ! Eisenhower se met donc au travail et est assisté de Montgomery, chargé de concevoir le plan d’attaque. Il existe un plan initial, mais il n’est pas assez ambitieux. On décide donc de mobiliser cinq divisions, et non trois comme prévu, dans le cadre d’une très vaste attaque frontale, de Caen à la base de la presqu’île du Cotentin. Si le chef suprême sera Eisenhower, qui n’a jamais commandé de troupes dans une bataille, c’est Montgomery qui, sur le terrain, dirigera Américains, Britanniques et Canadiens.

Combien de personnes au total sont au courant de l’opération ?

Il est difficile de répondre. Lors de son briefing, au mois de mai 1944, Montgomery explique son plan à Churchill, au roi George VI, en présence d’Eisenhower ainsi que d’une poignée d’officiers de très haut rang. Je dirais que moins de cent personnes sont au courant.

Comment la date est-elle choisie ?

Il fallait réunir plusieurs conditions. Une pleine lune, aux alentours de minuit, pour faciliter les parachutages. Une marée basse à l’aube, afin de pouvoir faire sauter les obstacles submergés, suivie d’une marée montante, afin de pouvoir dégager les chalands de débarquement. L’ensemble de ces conditions est réuni au début du mois de mai, mais on manque de barges de débarquement. Le créneau suivant est le 5 juin. Tout est fin prêt pour ce jour-là, lorsque éclate une énorme tempête. On songe encore à retarder Overlord, ce qui renverrait au mois de juillet, mais, ce même 5 juin, vers 2 heures du matin, l’officier météo britannique Stagg signale qu’une légère amélioration est en vue pour le lendemain, le 6. Ce qui s’avérera une excellente date. Car, au vu de la tempête du 5, les Allemands en ont profité pour baisser la garde et prendre quelques permissions. Rommel rentre à Berlin en voiture pour fêter l’anniversaire de sa femme. Les autres principaux généraux sont à Rennes, où a lieu un exercice d’entraînement. Le général qui commande la 21e Panzerdivision est à Paris, en compagnie de sa maîtresse. Ce qui va considérablement ralentir la contre-offensive allemande et fortement la désorganiser. A Sainte-Mère-Eglise, au milieu de la nuit, le général allemand qui vient en voiture voir ce qui se passe est tué par les parachutistes avant l’aube. Cela dit, les Alliés perdront également beaucoup d’hommes et de matériel à cause du mauvais temps. Et ils ne se rendront guère compte de la désorganisation allemande tant les combats vont être âpres, notamment à Omaha Beach, où la plupart de l’artillerie lourde et 22 sur 29 des tanks amphibies sont perdus. Comme on le sait, le succès sera très chèrement payé.

En quoi consiste la man£uvre générale ?

C’est un vaste déploiement de troupes qui s’étend au long de la côte, de la hauteur de Caen à la base de la presqu’île du Cotentin. La plupart des forces allemandes sont concentrées autour de Caen, où elles comptent trois divisions blindées. C’est pourquoi Montgomery va rester bloqué devant Caen. Du coup, les Américains, commandés par Bradley, essaient d’avancer vers l’intérieur, à travers le Bocage, au sud de Bayeux, et vers Carentan. Pendant six semaines, la percée n’est pas évidente. C’est le 25 juillet que le mouvement reprend vraiment avec l’opération  » Cobra « , à la suite de bombardements aériens meurtriers, qui frappent aussi les soldats américains et tuent un de leurs généraux. Entre-temps, les Allemands, qui se sont battus comme des tigres, sont épuisés. Ils n’ont plus de réserves, aucun renfort, plus rien pour les épauler. Après Cobra, Hitler commet une énorme erreur. Pour couper la percée américaine en deux, il exige du général von Kluge qu’il se projette vers la mer, à Mortain, près d’Avranches. Les Allemands s’enfoncent dans le dispositif allié, mais, par une man£uvre tournante, les Américains les encerclent, créant ainsi la poche de falaise. Les Allemands ainsi piégés, la voie est ouverte pour foncer vers la Bretagne, au sud, et avancer vers l’est. Entre le front normand, très résistant, et, pour ainsi dire, le Rhin, il n’y a plus de vraie concentration de forces allemandes.

Les Alliés ont-ils su tirer les leçons d’opérations précédentes, à vrai dire moins réussies ?

Effectivement. Churchill, en particulier, est très marqué par l’échec du débarquement à Gallipoli (Turquie), en 1915, qui fut son idée personnelle et se solda par un désastre : 46 000 morts, l’impossibilité pour le corps expéditionnaire britannique de marcher sur Istanbul et la perte d’un nombre considérable de navires. Cet échec personnel de l’ex-premier lord de l’Amirauté, devenu Premier ministre, pèse de tout son poids sur les décisions des Alliés. Les Britanniques sont terrifiés à l’idée d’être bloqués au sol sitôt l’assaut accompli, une inquiétude partagée par les Américains. Gallipoli a en effet prouvé que réussir un accostage sans submerger immédiatement les lignes de défense adverses conduit à l’échec assuré. Churchill se souvenait aussi de l’impasse sanglante de la guerre des tranchées en 1914-1918.

La deuxième expérience qui guide les Alliés est celle de Dieppe : l’opération  » Jubilee « . Là, en août 1942, à peine plus de 6 000 Britanniques, Canadiens et Américains attaquent par surprise le port et ses abords dans l’espoir d’y débarquer ensuite en masse. Le site est bordé de falaises escarpées en haut desquelles l’artillerie allemande tient des positions faciles à défendre. C’est un grave échec.

La troisième opération, baptisée  » Torch « , a lieu en Afrique du Nord, en novembre 1942. C’est un succès, mais la victoire sur les troupes françaises de Vichy est relativement facile et pose un problème politique plus que militaire.

Enfin, la quatrième tentative, l’opération  » Husky « , en Sicile, en juillet 1943, est marquée par une réussite finale, mais au prix de grosses pertes aériennes, d’une forte contre-offensive allemande et d’un grand désordre dans le commandement entre Américains et Britanniques.

Autant de  » répétitions générales « à

Oui, mais il en est une autre, qu’il ne faut pas oublier sous prétexte qu’elle n’a pas lieu aux portes de l’Europe. Il s’agit de la guerre du Pacifique. En réalité, le premier débarquement de la Seconde Guerre mondiale eut lieu à Guadalcanal, en août 1942, avant même l’opération  » Torch  » en Afrique du Nord. Les combats y furent très rudes. C’est là, contre les Japonais, que les Américains ont vraiment appris combien un débarquement est une entreprise difficile et douloureuse. Le débarquement de Normandie tire les leçons de l’ensemble ces expériences. C’est un point de carrefour. Il est en soi remarquable, car l’histoire antérieure y est constamment présente.

Ce qui a fortement contribué à son succèsà

Sans aucun doute. Les Alliés disposent d’une riche expérience qui va leur éviter bien des erreurs. Premièrement, ne plus compter seulement sur l’effet de surprise, comme à Dieppe. Mieux vaut tenter de berner les Allemands û qui s’attendent de toute façon à une opération amphibie massive û quant au lieu du débarquement que quant à son éventualité. Deuxièmement, garantir le soutien indispensable d’une énorme logistique et assurer les besoins d’un flot ininterrompu de troupes et de matériels jusqu’à la victoire décisive, contrairement à Gallipoli. L’effet quantité doit écraser l’ennemi. Toute la conception de l’opération  » Overlord  » est fondée sur cette obsession. Par exemple, la primauté donnée à la conquête du Cotentin s’explique par la volonté de disposer au plus vite d’un port, Cherbourg, afin d’y débarquer tous les matériels et les troupes nécessaires. De même, le plan initial, qui sera finalement modifié, prévoit de foncer vers le sud et de s’emparer de Brest et d’autres ports bretons, toujours dans le souci d’approvisionner en abondance le front. L’invention des mulberries, les ponts flottants installés le long des plages et qui n’assureront au final que 20 % de la logistique, témoigne également de ce véritable mot d’ordre stratégique. En français, on parle de débarquement ; en anglais, le mot employé est invasion. Il s’agit bien de tout mettre en £uvre pour pouvoir continuer la guerre sur terre aussi longtemps que nécessaire.

Est-ce le triomphe de l’économie américaine ?

Je dirais plutôt que la notion clef est celle d’abondance. Ravitaillement, vivres, rasoirs en plastique, dentifrice par kilos, préservatifs, eau potable, matériels divers, tout est prévu au plus large sur la base d’une idée simple : le GI doit avoir tout son confort pour combattre au mieux. Exactement le contraire de l’Allemagne, dont les soldats se battent admirablement en échange de rien. Mais il n’y a pas que le confort. L’effort technologique américain amène sur le terrain des matériels militaires jamais vus et qui vont faire leurs preuves. La Jeep et ses quatre roues motrices, bien sûr, mais aussi les chalands de débarquement, les ponts flottants, toutes sortes de tanks. Tout ce matériel est de surcroît conçu pour être très simple à réparer et très fiable. Dans les années 1930, un grand mythe populaire voulait que chaque américain soit capable de démonter et de remonter sa Ford T pendant le week-end. Cet état d’esprit s’applique à l’équipement militaire, que chacun doit pouvoir arranger ou réparer si besoin est. Même le char Sherman, dont le blindage n’était certainement pas assez épais face aux panzers, présente l’avantage d’être rapide et facile à réparer, tandis que les chars allemands requièrent des mécaniciens hautement spécialisés. Le sommet de cette fierté américaine est atteint par l’histoire, véridique, du Rhinocéros, inventé par un bricoleur doté du grade de sergent. Face aux difficultés rencontrées par les Sherman dans le bocage normand, à cause des haies infranchissables, l’ingénieux sergent imagine d’ajouter à l’avant d’un châssis de char une sorte de bélier afin de défoncer les talus et d’arracher les souches. L’engin est utilisé une première fois, avec succès, le 25 juillet, lors de l’opération  » Cobra « . Après quoi, le bocage est vaincu.

Génie américain ? Victoire du pragmatisme sur la discipline ?

Je crois surtout à l’importance d’un autre facteur. Aujourd’hui, et depuis des décennies, les Américains sont surtout soucieux de réduire l’importance de l’Etat, considéré comme la source de tous les problèmes. Ils veulent payer moins d’impôts, avoir moins de contrainte étatique, moins de règlements. Or le Débarquement se produit après le New Deal et tire avantage de la volonté de Roosevelt de créer des agences gouvernementales pour toute une série de besoins économiques. En 1941, Roosevelt fait voter des lois sur la production de guerre. L’habitude est notamment prise de nommer un responsable à la tête d’une seule et même agence chargée de coordonner toute la production de blindés ou toute la production d’avions. Cela a peut-être abouti à des excès de dirigisme, mais les résultats positifs ont pu être amplement mesurés lors du D-Day. Je ne pense pas que nous soyons de nouveau capables de produire un tel effort collectif tant nous sommes devenus réticents face à l’Etat. D’une manière générale, l’effort de guerre atteint un niveau de solidarité que l’Amérique n’a jamais retrouvé depuis. Je me souviens que mon père, qui était directeur d’un journal local, en Virginie, acheta, en décembre 1941, juste avant Pearl Harbor, une Chevrolet û un joli nom français originaire de Dijon. Elle lui fut immédiatement reprise au titre des réquisitions de guerre. L’essence était rationnée, la nourriture, les vêtements également. Certains métaux, comme l’étain, faisaient l’objet de collectes publiques. Chaque famille qui avait un fils sous les drapeaux accrochait à sa fenêtre une sorte de bannière portant une étoile bleue. Une étoile par fils. Lorsque le fils était tué, l’étoile affichée devenait dorée. Les Etats-Unis n’ont plus rien de connu de tel jusqu’à ce jour. C’est peut-être pourquoi le D-Day a progressivement acquis une telle valeur commémorative au fil des ans.

C’est également la dernière fois que l’Amérique s’est autant engagée au côté de l’Europe ?

Vous avez raison. Je crois qu’il faut rappeler aux Européens que, d’un point de vue strictement américain, il n’était pas si évident d’aller se battre contre l’Allemagne plutôt que contre le Japon. Après tout, le Japon nous avait atteints presque sur notre propre sol. La majeure partie de la marine américaine croisait, depuis, dans le Pacifique, dans une guerre aéronavale sans merci. Quelques sous-marins nippons avaient fait feu sur les côtes californiennes. Beaucoup d’Américains, notamment sur la côte ouest, craignaient réellement une invasion japonaise. Nous avons d’ailleurs fait une chose terrible en arrêtant et en enfermant dans des camps tous les Japonais vivant en Californie. Autant de facteurs qui rendent justement remarquable la décision de Roosevelt de faire de l’Allemagne l’ennemi prioritaire :  » Germany first « . Dans les écoles, les lieux publics, partout, les visages de Hitler, Mussolini et Tojo, le dictateur japonais, ont fini par ne former qu’un seul et même ennemi.

Le Débarquement ne marque-t-il pas, aussi, une date clef en matière de concept stratégique ?

C’est un événement unique dans l’histoire militaire car il montre, pour la première fois en grandeur réelle, la supériorité écrasante d’une opération navale colossale directement associée à un appui aérien massif. Surtout, l’emploi des unités parachutistes à une telle échelle est alors une grande nouveauté et ouvre, par son incroyable efficacité, un nouveau chapitre de l’histoire de la guerre. La paternité de ce concept revient en fait aux Russes. En 1936, un important exercice militaire eut lieu en Union soviétique, dans la région de Minsk. A des fins de propagande, les Russes invitèrent des observateurs militaires occidentaux, parmi lesquels le général allemand Student, mais aussi des officiers britanniques et américains. L’emploi du parachute n’était pas en soi nouveau, mais il se limitait jusqu’alors à un usage individuel : Lindbergh, par exemple, y recourut apparemment à trois reprises au cours de ses livraisons postales. Envisager le parachutage de milliers d’hommes en armes, voire de dizaines de milliers, était tout autre chose. A Minsk, les Soviétiques avaient frappé les esprits en démontrant que cette tactique révolutionnaire était non seulement possible, mais aussi terriblement efficace. De retour dans son pays, le général Student convainc son état-major de se doter de forces aéroportées et, dès 1940, une des supériorités de l’armée allemande réside dans cette composante. La conquête éclair de la Belgique en est la preuve. En quelques heures, le 11 mai 1940, les parachutistes allemands prennent la forteresse d’Eben-Emael, pourtant réputée inexpugnable, en l’attaquant par le toit, ce qui leur permet de percer les lignes de défense belges en vingt-quatre heures. De même, en 1941, les parachutistes allemands du général Student occupent la Crète à partir d’une opération entièrement aéroportée, sans aucun débarquement naval. Evénement sans précédent, qui incite immédiatement les Britanniques et les Américains à se doter de forces aéroportées encore plus nombreuses que leur adversaire. Un premier essai est accompli en Sicile, en juillet 1943. La 82e Airborne (division aéroportée) américaine est parachutée derrière les lignes allemandes. Même si ce débarquement a connu beaucoup de problèmes, la tactique prouve clairement son efficacité ; l’expérience sicilienne va servir à améliorer la coordination des troupes en vue du D-day.

Ce qui permettra de  » mettre le paquet  » en Normandieà

L’opération  » Overlord  » représente le sommet de cette combinaison optimisée entre marine, aviation et parachutistes. Le 6 juin 1944, cinq divisions déferlent par la mer et trois autres tombent des airs. Les Britanniques attaquent la côte en avant de Caen, avec leur 6e division aéroportée, tandis que les Américains fondent sur l’autre extrémité du dispositif, avec la 82e et la 101e Airborne, afin d’arracher au plus vite Cherbourg à la défense allemande. On ne verra presque plus rien de tel après 1945. L’emploi d’unités parachutistes par les Français en Indochine, dans les années 1950, marquera pratiquement la fin de ce type d’opération. Après quoi, la projection des troupes sur le terrain par voie aérienne se fera principalement par hélicoptère, et ce jusqu’à aujourd’hui.

Face à l’armada alliée, à quoi ressemble le dispositif allemand ?

Ce n’était un secret pour personne, et, répétons-le, surtout pas pour les Allemands, qu’un débarquement aurait lieu tôt ou tard. Mais où et quand ? C’était toute la question. Il était d’autant plus impossible de le cacher que d’importantes concentrations de troupes avaient lieu de manière continue en Grande- Bretagne et que Staline, qui avait survécu à l’invasion allemande au prix d’énormes sacrifices, avait clairement fait savoir qu’il exigeait un débarquement pour soulager le front est. Face à cette probabilité, Hitler avait nommé Rommel pour coordonner le front ouest et, notamment, diriger le parachèvement du gigantesque mur de l’Atlantique. Rommel réalisa ce travail avec une énergie incroyable, employant aussi bien l’armée allemande ou la main-d’£uvre réquisitionnée que les groupements de travailleurs étrangers. Il en vérifiait l’avancement chaque jour et se montra impressionnant de volonté. C’était pour lui vital, car l’essentiel des troupes allemandes et les meilleures unités de l’armée restaient bloquées sur le front est. Même si Hitler avait été vaincu à Stalingrad, en février 1943, ses forces restaient massivement concentrées à l’est pour contenir la contre-offensive russe. On se battait pied à pied en Pologne. 90 % des pertes de la Reichswehr étaient enregistrées sur ce front-là. Si bien qu’il ne restait pour défendre la Normandie que trois Panzerdivisionen, auxquelles s’ajoutaient des troupes d’infanterie composées à 20 % d’éléments étrangers, Ukrainiens, Géorgiens, Russes de Vlassov, Baltesà Le dispositif était puissant, mais il était loin d’être invincible.

L’Allemagne apparaît donc affaiblieà

Oui, d’autant plus que les Alliés la bombardent sans cesse. Etant donné que les Allemands avaient, dès 1940, commencé à bombarder atrocement les populations civiles, à Rotterdam, puis à Coventry, donnant suite à la tactique de la terreur qu’ils avaient expérimentée à Guernica en 1937, les Alliés n’ont pas d’hésitation à répliquer de la même manière. Mais ils ne le peuvent que parce que Hitler a commis une lourde erreur stratégique. Lors d’une première tentative anglaise d’intimidation, le 25 août 1940, un Mosquito, avion léger et très rapide construit en bois, réussit à frapper Berlin en plein jour. Hitler, hors de lui, décide en rétorsion de bombarder Londres et de ne plus s’en tenir à la destruction de cibles militaires. Paradoxalement, les Anglais doivent en partie à cet acharnement d’avoir gardé intact l’essentiel de leurs forces aériennes, car, pendant qu’ils frappent la capitale, les Junkers laissent de côté à la fois les bases britanniques et la DCA. A quoi s’ajoutent la découverte fondamentale du radar, technologie anglaise dont l’Allemagne ne se dotera que plus tard, et l’apparition d’une nouvelle génération d’avions û dont les fameux Spitfire et Hurricane û qui va largement faire ses preuves. L’ensemble de ces facteurs explique pourquoi la Luftwaffe va essuyer des pertes considérables chaque fois qu’elle attaquera le sol britannique. Ce qui poussera les Allemands à développer les fusées de types V 1 et V 2.

Du coup, la guerre aérienne n’a plus de limites, y compris du côté des Alliésà

Les Alliés ont retourné contre Hitler sa propre stratégie. A partir de 1942, une sorte de division du travail se fait entre Américains et Britanniques pour pilonner à la fois des cibles militaires û bases, aéroports û et des objectifs civils û usines, voies ferrées, centres de communications, mais aussi villes et populations. Le général britannique Harris, surnommé  » Bomber Harris « , se rend célèbre par ses bombardements nocturnes des villes. Les Américains, eux, bombardent de jour et se targuent de pouvoir frapper des points extrêmement précis grâce à des techniques de ciblage qu’ils refusent même de transmettre aux Anglais. Ils visent des usines, des raffineries de pétrole et des fabriques cruciales pour le Reich. C’est ainsi qu’ils détruisent des usines de roulements à billes, indispensables aux panzers, et des centres de production d’huiles de synthèse, vitaux pour tout type d’armement. Bien entendu, leurs bombardements ne sont pas aussi précis que prévu et frappent souvent des civils. Le premier raid de bombardiers américains, récemment arrivés en Grande-Bretagne, détruit le n£ud ferroviaire de Rouen, en août 1942. Finalement, les meilleurs avions de la Seconde Guerre mondiale û notamment le premier avion à réaction de l’histoire, le Messerschmidt 262 û restent cloués au sol, et leurs pilotes ne peuvent même pas s’entraîner, faute de réserves de carburant. Et, quand ils peuvent s’envoler, c’est avant tout pour défendre leur propre sol, pas pour attaquer. La Luftwaffe est devenue inopérante.

Les Allemands ne perdent-ils pas, également, la bataille du renseignement ?

Ayant perdu le contrôle du ciel, les Allemands ne peuvent plus effectuer de vols de reconnaissance ni de missions de renseignement. Parallèlement, leurs agents de renseignement présents dans le Royaume-Uni sont habilement désinformés grâce à l’opération  » Fortitude « , remarquablement orchestrée par les services britanniques. On leur fait croire que le Débarquement aura lieu dans le Pas-de-Calais. On laisse volontairement filtrer des informations sur une fausse armée, basée dans le sud de l’Angleterre et montée de toutes pièces à partir de tanks en bois et de matériels factices en caoutchouc gonflable. Son commandement est confié au général Patton, afin que sa réputation de baroudeur accroisse la crédibilité de la ruse. Des clichés de cette armada bidon sont exfiltrés vers les services de renseignement allemands, des faux messages radio sont envoyés en grand nombre, tout y est pour faire croire que l’invasion se fera par le Pas-de-Calais. Dans la même veine, les Alliés bombardent massivement la côte autour de Calais, comme le ferait une armée décidée à y débarquer.

L’intoxication est si réussie que, jusqu’au milieu du mois de juillet 1944, soit six semaines encore après le D-Day, Hitler maintiendra sa plus forte concentration de troupes dans le Pas-de-Calais, tant il est convaincu que c’est là que la bataille décisive finira par avoir lieu. Au soir du débarquement de Normandie, il pense qu’il s’agit d’une man£uvre destinée à lui faire baisser la garde dans le Pas-de-Calais afin qu’une deuxième vague, gigantesque, puisse y déferler. Son erreur est partagée par la grande majorité de son état-major, y compris par Rommel. Somme toute, les Allemands ont surestimé les capacités des Alliés.

Quel est alors l’état d’esprit dominant en France ?

En France aussi, le Débarquement est une chose entendue. Le régime de Vichy est encore en place, mais, en 1944, il ressemble à un fantôme. Il a perdu toute marge de négociation vis-à-vis des Allemands, perdu la capacité d’enrayer la Résistance, perdu les colonies, et ne peut plus guère compter que sur la Milice, qui multiplie ses exactions en vain. Autant la Résistance paraît encore faible en 1942, autant, au printemps de 1944, elle monte en puissance et acquiert une force réelle. Jean Moulin parvient à unifier les multiples mouvements dans le conseil national de la résistance, en mai 1943. Les parachutages d’armes et de matériels par les alliés épaulent les maquis. Les avions Lysander, très légers, font des merveilles et atterrissent régulièrement sur le sol français, apportant ou emportant hommes et équipements. C’est par ce moyen, par exemple, que Raymond et Lucie Aubrac parviennent à atteindre l’Angleterre. Les plans des Alliés prévoient d’utiliser la Résistance pour faire obstacle au renforcement des troupes allemandes, parallèlement au Débarquement. Les messages, les allées et venues sont amplifiés et un état-major de la Résistance, le Comac, est mis en place, tandis que les Forces françaises de l’intérieur (FFI), commandées par le général K£nig, sont intégrées au plan des Alliés.

Cela n’échappe pas à Vichyà

Face à ce dynamisme de la Résistance, Pétain déploie des efforts désespérés pour maintenir une sorte de neutralité, à la fois afin de sauver ce qui reste de l’empire colonial et pour tenter d’éviter que la France ne devienne un champ de bataille entre Alliés et Allemands.

Pétain vis-à-vis de Hitler, de Gaulle vis-à-vis des chefs alliés, chacun dans son camp essaie de sauver le statut de la France. Où se trouve de Gaulle à la veille du Débarquement ?

Il n’est plus à Londres depuis mai 1943. A la suite du débarquement allié en Afrique du Nord, il se rend à Alger, où il ne tarde pas à évincer le général Giraud, qui avait initialement la préférence de Roosevelt. De Gaulle s’impose et, même s’il n’est pas encore officiellement reconnu par les Etats-Unis, il considère que la manière la plus légitime de restaurer l’honneur de la France est de participer au maximum à la libération du pays. Ce qui relèvera de l’action psychologique plus que de l’action militaire. Son combat consiste donc à persuader les Britanniques et les Américains de l’accepter comme un partenaire à part entière, même si sa contribution strictement militaire ne peut être comparable à la leur. Cela lui prendra beaucoup de temps, sans doute jusqu’en 1945, avec l’occupation de l’Allemagne par les forces françaises et la conférence de Potsdam. D’ici à cette date, en tout cas pour ce qui est du Débarquement, il n’a pour arme principale que son intransigeance quant à la souveraineté française. Il martèle sans cesse la nécessité pour la France de participer à l’effort de guerre sous commandement français. C’est ainsi qu’il a obtenu de prendre part à la campagne d’Italie, en 1943-1944. Formées d’éléments venus d’Algérie, des officiers issus de l’armée d’armistice de Vichy, des soldats algériens ou marocains, des volontaires français d’un peu partout, les troupes du général Juin se sont battues d’une manière remarquable. La contribution française sera encore plus forte, évidemment, lors du débarquement en Provence, l’opération  » Anvil « , en août 1944. Là, sous les ordres du général de Lattre de Tassigny, il s’agit d’une véritable armée en marche, d’une armée nationale placée sous commandement français. Entre ces deux opérations, la participation de la 2e DB au débarquement de Normandie, à partir du mois d’août 1944, ne met en £uvre qu’une division. De surcroît, elle fait partie d’une armée interalliée, même si le général américain qui la commande est passé par l’Ecole de guerre, à Paris. Dans la stratégie payante de De Gaulle, il faut voir le Débarquement comme une étape indispensable. Le but ultime ne sera atteint que plus tard, lors de la reddition des troupes allemandes, en mai 1945, lorsque de Lattre de Tassigny sera présent à la table des vainqueurs à parts égales avec les Alliés pour recevoir la capitulation du Reich. Le général allemand Jodl s’exclamera alors :  » Quoi ? les Français aussi !  »

Belle bataille remportée par de Gaulle contre les effets de la défaite de 1940 et les réticences de Roosevelt.

A la veille du débarquement de Normandie, les Américains veulent imposer leur administration à la France libérée. Ils songent à mettre en place l’Amgot (Allied Military Government of Occupied Territories), comme ils l’ont fait en Italie, mais pas en Afrique du Nord. A Alger, en effet, ils se sont appuyés sur l’administration de Vichy, qui est rapidement passée de leur côté. Mais, entre l’épisode Darlan et les querelles entre Giraud et de Gaulle, ils n’ont pas conservé un bon souvenir du transfert aux autorités françaises. Des officiers américains ont donc été spécialement formés, au sein de l’université de Virginie, pour administrer la France. De Gaulle est bien décidé à arrêter cela. Le 3 juin, alors qu’il ignore encore la date officielle du D-Day, même s’il en pressent l’imminence, il part pour Londres. C’est seulement le lendemain, le 4 juin, que de Gaulle, ayant rencontré Churchill puis Eisenhower, est informé que le Débarquement aura lieu le 6 juin. Devant Churchill, de Gaulle refuse de se rendre à Washington, comme on le lui demande, pour y approuver le plan américano-britannique. Churchill s’emporte et lui lance :  » Sachez-le ! Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large.  »

Au cours de son entretien avec Eisenhower, il apprend que ce dernier envisage de prononcer un discours à tous les peuples d’Europe de l’ouest, et notamment aux Français, leur demandant d' » obéir aux ordres  » qu’il serait  » appelé à donner « . De Gaulle s’indigne :  » Vous, une proclamation au peuple français ? De quel droit ?à  » Puis de Gaulle refuse de s’adresser au peuple français à la suite d’Eisenhower. Ce qui lui vaudra la colère d’Eisenhower û  » Qu’il aille au diable !  » Huit heures plus tard, pourtant, de Gaulle prononce son discours à la BBC.

Le fait est, de Gaulle va se démener comme un diableà Il est déterminé à réagir vivement. Avec la collaboration de Michel Debré, il nomme des commissaires de la République destinés à remplacer les préfets de vichy dans les départements libérés. Vainquant encore des hésitations de Churchill, il débarque en Normandie le 14 juin, rend visite à Montgomery, rassemble des citoyens ébahis à Bayeux et fait un bref discours. Il y installe François Coulet, un diplomate qui avait commandé une unité d’infanterie parachutiste, comme commissaire en Normandiec Ce dernier fait savoir à Montgomery û auquel Eisenhower a délégué les affaires civiles û ainsi qu’au général américain Bradley qu’il représente désormais la souveraineté française. Et les Britanniques comme les Américains vont laisser faire. Visiblement, Eisenhower décide d’assouplir la ligne dure de Roosevelt envers de Gaulle, car ce qui le préoccupe avant tout, c’est la poursuite des combats contre les Allemands. L’adjoint d’Eisenhower finira par lâcher au général Béthouart, venu plaider la cause de la souveraineté française :  » Et si vous saviez comme on se fà de vos préfets et de vos maires !  » Je crois que, si les Américains avaient été vraiment déterminés à refuser la nomination de François Coulet, ils l’auraient fait sans problème. Mais ils ont préféré fermer les yeux et ont reconnu l’autorité de fait. En juillet 1944, de Gaulle se rendra finalement à Washington, où il rencontrera Roosevelt.

Le contentieux est-il apuré ? Les deux hommes vont-ils finir par s’apprécier ?

Non, ils ne s’aiment pas. Il y a plusieurs raisons à cela, mais je crois que de Gaulle a pâti de la mauvaise réputation que lui ont faite quelques Français très influents à Washington. Parmi eux : Saint-John Perse, ou plutôt Alexis Saint-Leger Leger, qui dispose d’une énorme aura auprès de l’élite américaine en raison de sa grande culture européenne et de son prestige international. Ce dernier hait de Gaulle depuis que, secrétaire général du Quai d’Orsay, il a perdu son poste tandis que de Gaulle devenait, lui, sous-secrétaire d’Etat à la Guerre et à la Défense nationale, le 6 juin 1940. Alexis Leger se rend à Washington et convainc les cercles de pouvoir que de Gaulle est un homme dangereux qui rêve d’instaurer un pouvoir militaire sur la France. Ce à quoi Roosevelt réplique qu’il n’admettra aucun autre pouvoir que démocratiquement désigné. D’une manière générale, le style à la fois autoritaire et théâtral de De Gaulle déplaît à Roosevelt. Quoi qu’il en soit, sous la pression d’Eisenhower, qui considère tout simplement que de Gaulle représente la réalité du pouvoir au sein de la France libre, les Américains vont laisser faire et, pour finir, reconnaître le GPRF (Gouvernement provisoire de la République française).

Eisenhower était un grand pragmatiqueà

Oui, il incarne une certaine façon américaine de penser. En 1944, de Gaulle acquiert le pouvoir de donner des ordres en France et d’y être obéi. Eisenhower en prend acte, c’est tout. Et Roosevelt fera finalement fi de ses préventions contre de Gaulle. Du reste, beaucoup d’Américains nourrissent une vraie admiration pour lui, et le triomphe qu’il rencontre lors de son voyage aux Etats-Unis, en juillet 1944, le prouve.

Les relations entre de Gaulle et Churchill étaient-elles vraiment meilleures qu’avec Roosevelt ?

Cela n’a rien à voir ! Churchill adorait la France, qu’il tenait en haute estime. N’oubliez pas que, le 14 juin 1940, il a proposé une union politique complète entre la France et la Grande-Bretagne, refusée par la majorité du cabinet Paul Reynaud. Ce qui ne l’empêchera pas d’être ensuite déçu par de Gaulle ni d’affirmer des intérêts contraires à ceux de la France, par exemple en Syrie. Lorsque Vichy laissa les Allemands agir à partir de Damas pour soutenir la rébellion antibritannique en Irak, en 1941, les Britanniques, aidés par les forces françaises libres, envahirent le pays en combattant les troupes restées fidèles à Vichy. Au passage, les Anglais firent fortement pression sur les Français pour qu’ils accordent rapidement l’indépendance au pays. Mais, en 1945, les Français refuseront d’abandonner la Syrie ; de Gaulle enverra même des renforts et fera bombarder Damas. Les Britanniques finiront par imposer un ultimatum à la France, en mai 1945. De Gaulle reculera et évacuera la Syrie, en 1946. Malgré tout, Churchill effectuera une visite triomphale à Paris dans l’immédiat après-guerre et recevra l’accueil vibrant du peuple français.

Les Français libres seront peu nombreux à participer au débarquement de Normandie…

Cela dit, on comptera parmi les assaillants le fameux commando Kieffer, qui n’était pas placé sous l’autorité de De Gaulle, et d’autres groupes d’hommes embarqués dans les forces navales, des pilotes d’aviation, ainsi qu’un autre commando, en Bretagne. Mais l’ensemble de ces hommes n’appartient pas aux forces françaises libres.

Serait-ce, aussi, parce que les Américains sont convaincus que les Français ne sont pas de bons combattants ?

Le cliché dont on affuble les Français n’a aucun rapport avec leur faible participation au Débarquement. Mais il est vrai que, tout au long de mes recherches, j’ai été frappé par la persistance de stéréotypes concernant le prétendu caractère militaire des différents peuples. Beaucoup d’Européens ont une opinion mitigée des qualités guerrières des soldats américains. La plupart des Américains retournent le compliment. Pendant les querelles récentes, certains Américains mal disposés ont fait référence à une tendance française à la capitulation. C’est totalement faux, surtout si l’on songe au courage des soldats de Juin à Monte Cassino, pour ne prendre qu’un seul exemple. On peut voir dans cette remarque des traces encore vivantes du choc de la défaite française de 1940.

Par ailleurs, pour ce qui concerne la période de la libération de la France, il ne faut jamais perdre de vue que l’objectif des Alliés était surtout la défaite de l’Allemagne et que, pour eux, la France n’était qu’une étape avant le terrible affrontement qui les attendait au-delà du Rhin.

En sait-on plus, désormais, sur les pertes et les dommages subis par les Alliés ? Peut-on essayer de dresser une sorte de bilan humain du Débarquement ?

Ce que l’on sait de nouveau porte sur le niveau de psychose traumatique des soldats. Les Américains savaient qu’ils allaient rencontrer de redoutables combattants, mais ils ne pensaient tout de même pas que cela serait si dur. Les Allemands disposaient des meilleurs tanks, mais aussi de la meilleure artillerie, avec le fameux canon de 88, et faisaient preuve d’une incroyable combativité. Lors du briefing qui eut lieu devant le roi George VI, Montgomery avait expliqué que, sitôt après avoir débarqué, les Anglais allaient descendre vers Falaise et  » cogner « . Or ils n’ont atteint Falaise que le 8 août, deux mois plus tard ! Cela donne la mesure des combats. Le bocage fut particulièrement éprouvant : chaque haie était un piège tendu par les Allemands. Il est important de souligner que, du point de vue de l’histoire américaine, les pertes concernent toutes les classes sociales, sans distinction. Ce sera, pour les Etats-Unis, le dernier conflit de ce type jusqu’à ce jour. Car, au Vietnam comme ailleurs, ce sont plutôt les couches les moins favorisées de la population qui vont subir le plus de dommages corporels. Quoi qu’il en soit, les souffrances humaines atteignent des sommets, et les cas de désertion ne sont pas rares. On commence à peine à étudier cet aspect des choses. Des recherches sérieuses nous ont récemment appris que 20 % des pertes étaient dues à des facteurs psychologiques. Un écrivain anglais, Max Hastings, qui a effectué un travail précis sur ce point, estime que, entre juin et novembre 1944, 26 % des soldats américains furent traités pour une forme ou une autre de traumatisme psychique dû au combat ! Hastings ajoute que les Britanniques ont connu le même genre de troubles, dans des proportions moindres. Lorsque les hommes s’avéraient traumatisés et incapables de poursuivre le combat, ils étaient envoyés à l’arrière. Il y en eut un grand nombre dans ce cas. Des hôpitaux spécialisés ont d’ailleurs été mis en place pour soigner cette tendance endémique. Quant aux morts, on compte 135 000 victimes au sein des forces américaines et environ 60 000 parmi les autres alliés.

A l’inverse, il y a eu aussi de nombreux cas de mauvais traitements des prisonniers de guerre des deux côtés : il est bien connu que des soldats allemands ont abattu des prisonniers ; il est moins connu que des Allemands ont été abattus après avoir été désarmés. De même, des soldats noirs ont été pendus à la suite de viols commis sur la population civile.

Quel est le statut des minorités au sein des forces américaines ?

Deux cas de figure se présentent. Il y a les minorités qui veulent prouver à quel point elles sont bien intégrées et patriotes. C’est le cas des Italo-Américains, des américains d’origine japonaise, qui se battent remarquablement bien. C’est aussi le cas des Indiens, avec un épisode qui les rend célèbres car, en communiquant par radio en langue navajo, ils sont indéchiffrables par les Allemands. Le cinéma s’est emparé de ce mythe du mixage parfait, sympathique, qui montre une Amérique harmonieuse sur le plan tant ethnique que social. Songez au Jour le plus longà

Puis il y a les Noirs, qui ne sont pas intégrés aux forces combattantes. Ils conduisent les camions, sont incorporés aux unités de logistique, chargés des corvées. Vers la fin de la guerre, quelques unités noires et des pilotes noirs vont au combat. En tout cas, juste après la guerre, en 1948, le président Truman met officiellement fin à la ségrégation raciale dans les armées. Si bien que, durant la guerre du Vietnam, la mixité raciale est de mise dans toutes les unités. Après quoi, la composition de l’armée s’inverse complètement ; elle devient un débouché privilégié pour toutes les minorités, et ce jusqu’à aujourd’hui. Ce qui est intéressant à retenir, c’est que, au moment du Débarquement, la plupart des Noirs veulent absolument participer aux combats et assumer le sacrifice de leur vie en tant que citoyens américains à part entière. Ce qui est parfaitement compréhensible quand on sait que des soldats noirs ont participé à toutes les guerres américaines depuis la guerre d’Indépendance, au xviiie siècle.

Eisenhower, Bradley, Patton, quelle est la mentalité dominante de ces nouveaux chefs ?

En 1940, l’armée des Etats-Unis était plus petite que celle de la Belgique ou de la Roumanie. Elle comptait deux divisions, avait pour objet la défense des frontières et restait stationnée en Arizona pour surveiller le passage avec le Mexique. Ses officiers étaient en majorité issus du sud, où la tradition militaire s’était perpétuée depuis la guerre de Sécession.

C’est seulement après 1940 qu’une véritable armée de masse, fondée sur la mobilisation générale, décrétée avant Pearl Harbor, voit le jour. Elle est la résultante de deux tendances de fond. La première représente le mythe de la frontière, de la conquête, du mouvement : elle aboutira à la constitution de divisions motorisées, légères et très rapides. La conception du char Sherman s’en inspire directement. La seconde est issue de la guerre de Sécession et porte l’idée d’abondance : c’est par sa production de masse que le Nord a vaincu le Sud. Cette tradition, réputée victorieuse, va donner le rouleau compresseur du D-Day. Le succès du Débarquement doit beaucoup à l’addition de ces deux lignes de force américaines.

Peut-on considérer le débarquement de Normandie comme le début de l’hégémonie militaire américaine ?

C’est une étape importante, mais il faut se méfier des apparences. Car, après 1945, les Etats-Unis démobilisent rapidement leur armée. L’isolationnisme traditionnel reprend le dessus pendant un premier temps. Les navires qui rentrent dans leurs ports d’attache sont recouverts de bâches. Churchill en est d’ailleurs terrifié et convainc les Américains, qu’il craint de voir se retirer d’Europe, d’associer la France à l’occupation de l’Allemagne. En fait, c’est avec la guerre froide û les menaces soviétiques sur la Turquie et l’Iran, la guerre civile en Grèce, durant laquelle les communistes se montrent très offensifs û que le vent tourne. Truman prononce un important discours en 1947 et demande des crédits supplémentaires pour intervenir partout où des pays se trouvent menacés par l’expansionnisme soviétique. C’est la guerre froide qui inaugure la quête américaine pour la suprématie militaire.

L’inclination américaine pour les technologies militaires de pointe trouve-t-elle son origine dans le Débarquement ?

E Non. Je crois que c’est la volonté de réduire, dans l’avenir, leurs pertes humaines qui a incité les Etats-Unis à développer une forte tendance à la technologie. De ce point de vue, je pense que le Vietnam, avec son incroyable gâchis humain, joue un plus grand rôle que le Débarquement. Le D-Day est un souvenir positif, tandis que le Vietnam reste extrêmement douloureux. Je dirais même que le Débarquement symbolise la dernière guerre dans laquelle tous les Américains croyaient. Depuis, aucune guerre n’a été universellement acceptée par le peuple américain. Le Débarquement fut la dernière opération militaire consensuelle. C’est pourquoi le cinéma lui a donné une telle importance, avec la réussite que l’on sait. C’est aussi pourquoi les commémorations de cet événement connaissent un succès croissant, depuis des décennies. Pendant des années, il n’y avait que des généraux, puis certains chefs d’Etat, lors du 40e et du 50e anniversaire, et, cette fois, le 6 juin 2004, seront présents tous les chefs d’Etat des pays belligérants, y compris l’Allemagne et la Russie. Et puis, c’est sans doute la dernière commémoration d’envergure internationale à laquelle les anciens combattants pourront se rendre. C’est en tout cas l’occasion de s’asseoir côte à côte, entre alliés ou adversaires d’hier, par-delà les querelles actuelles.

Faut-il voir dans le Débarquement la dernière guerre  » moralement correcte  » des Etats-Unis ?

D’une certaine manière, oui. En tout cas, une guerre perçue comme juste, sans ambiguïté morale.

Entretien: Christian Makarian

Le 6 s’avérera une excellente date : au vu de la tempête de la veille, les Allemands avaient baissé la gardeD’un point de vue américain, il n’était pas si évident d’aller se battre contre l’Allemagne plutôt que contre le JaponLe mot anglais utilisé pour le Débarquement est invasion : il faut tout faire pour pouvoir continuer le combat sur terreLe dispositif allemand était puissant mais pas invincible, car l’essentiel des troupes restaient bloquées à l’estAméricains et Britanniques se sont dotés de forces aéroportées plus nombreuses que celles de leurs adversairesL’objectif des Alliés était surtout la défaite des Allemands, la France n’était qu’une étape avant cet affrontementLes Américains savaient qu’ils allaient rencontrer de redoutables combattants, mais pas que cela serait si durLes plans des Alliés prévoient d’utiliser la Résistance pour faire obstacle au renforcement des troupes allemandes

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