» Il faut restaurer le vivre ensemble « 

Richard Sennett est un des sociologues américains vivants les plus admirés. Discret, il trace son sillon à l’écart des modes intellectuelles. Cet élève de Hannah Arendt est un spécialiste des villes, ainsi qu’un théoricien des vicissitudes du monde du travail. Depuis 2008, il s’est lancé dans une trilogie consacrée à l' » Homo faber  » – l’homme est d’abord et avant tout un artisan. Une manière de répondre à la crise actuelle qui laisse l’individu occidental démuni et fragmenté, faute d’outils matériels et conceptuels adaptés. Le deuxième volet de cette trilogie (Ensemble. Pour une éthique de la coopération, Albin Michel, 2014) tente de combler ce manque.

Le Vif/L’Express : Dans votre livre, vous faites le constat de la difficulté à  » être ensemble  » aujourd’hui. Est-ce la raison de la grande crise que nous avons traversée ?

Richard Sennett : La raison première, sans doute pas. Le capitalisme a toujours connu des crises. En revanche, la dissolution du lien social a certainement été une cause importante de l’accélération et de l’approfondissement de cette crise. On a bien vu que les banques, par exemple, ne se faisaient plus du tout confiance et, du coup, ne se prêtaient plus entre elles. C’est ce qui a fait basculer la crise dans quelque chose de véritablement effrayant et incontrôlable.

Comment expliquez-vous que cette  » éthique de la coopération « , comme vous l’appelez, se soit évanouie ?

Les causes sont diverses. Nous vivons dans un univers où prédomine ce que j’appelle le  » nous-contre-eux « , que ce soit sur le mode de la compétition, pour la droite, ou de la solidarité, pour une partie de la gauche : chacun défend les intérêts de ceux qui lui sont semblables, contre ceux qui sont différents. On le constate aujourd’hui dans le développement d’une certaine forme de tribalisme, de repli sur sa communauté, ou dans la ségrégation territoriale entre les différentes couches sociales. Or la coopération est justement un échange entre des personnes différentes, capables d’apprendre les unes des autres et de s’enrichir mutuellement. C’est la distinction que je fais, dans mon livre, entre sympathie et empathie.

Pouvez-vous préciser cette différence ?

La sympathie repose sur l’identification. Bill Clinton disait toujours :  » I feel your pain  » ( » Je compatis « ), ce qui avait le don de m’énerver. La sympathie est quelque chose d’assez superficiel et, finalement, d’assez prétentieux : cela suppose que la personne qui fait preuve de sympathie est capable de ressentir toutes sortes d’émotions, même liées à des expériences très éloignées de lui. Au contraire, l’empathie consiste à accueillir le nouveau, et à essayer de l’appréhender sans nécessairement se l’approprier, ou le ramener à un événement de sa propre histoire. Cela sous-tend d’être capable de naviguer dans une certaine forme d’ambiguïté, de complexité. C’est beaucoup plus riche, mais aussi beaucoup plus difficile. Cela s’apprend par la pratique. Or nous avons de moins en moins l’occasion de faire l’apprentissage de ce type d’échanges.

Pourquoi ?

Dans la culture américaine, par exemple, ce qui est valorisé à présent, c’est une certaine forme de franchise, d’honnêteté, une manière de dire les choses directement, sans fioritures. Or cette manière fermée d’exprimer les choses ne facilite pas l’échange : il est très difficile de nuancer à partir d’une affirmation péremptoire comme :  » Obama est un nul.  » Certains modes d’échanges liés aux nouvelles technologies sont également très pauvres. Regardez les e-mails : à moins d’être Proust, vous retombez tout le temps sur les mêmes formules et les mêmes tournures creuses. C’est horriblement abêtissant.

Vous êtes pourtant plutôt optimiste face au potentiel des nouvelles technologies…

Oui, car il existe aussi certains outils, comme Twitter ou d’autres réseaux sociaux, qui essaient de réinventer une nouvelle forme de lien politique et social. Au moment des révolutions égyptienne et tunisienne, Twitter, par exemple, a été utilisé par les gens comme un outil pour se réunir dans le monde réel. Lorsque c’est le cas, que l’on ne reste pas confiné dans l’univers du virtuel, cela peut être positif, une manière de réinventer la coopération, justement. Mais cela demeure, malgré tout, extrêmement balbutiant.

Vous êtes un ancien musicien classique professionnel. Dans votre livre, vous prenez comme exemple de coopération réussie la pratique de la musique, de l’orchestre…

Oui. Dans la pratique musicale, vous pouvez être très bon tout seul, mais la véritable compétence consiste à s’adapter au sein du groupe, en étant attentif aux autres. Cela signifie être capable d’écouter les autres, de s’ajuster finement à leur rythme, sans idée préconçue, et de pouvoir, parfois, mettre sa propre virtuosité en sourdine au profit de l’ensemble. Il faut pouvoir avancer dans une forme d’ambiguïté et de complexité, sans savoir exactement où l’on va, ou comment on y va.

Vous évoquez, également, dans le cadre du monde du travail, l’effritement du  » triangle social « . De quoi s’agit-il ?

Ce sont les trois éléments sur lesquels repose historiquement une coopération réussie dans la société et, en particulier, dans le monde du travail. Il s’agit, en premier lieu, du respect mutuel entre des figures d’autorité honnêtes et des subordonnés fiables. Ensuite, du soutien entre les salariés, notamment lorsque l’un d’entre eux pouvait traverser une passe difficile, un divorce par exemple. Enfin, il y a la capacité de tous à se mobiliser pour le collectif en cas de crise. Or ce triangle a tendance à s’éroder. Je l’ai constaté en interviewant des professionnels de la finance qui avaient perdu leur job lors de la crise. Nombre d’entre eux ne regrettent pas vraiment leur travail. Ils se souviennent du manque de confiance qu’ils avaient dans leurs collègues et dans les membres de leur hiérarchie, auxquels ils ne se sentaient reliés que ponctuellement, sur tel ou tel dossier ou transaction. Ils souffraient également d’un sentiment d’isolement dans leur travail, du fait du court-termisme de leurs missions et du manque d’échanges avec leurs collègues, accaparés par le suivi des cours sur leurs écrans d’ordinateur. Leur métier était aussi extrêmement prenant, mais avec peu de liens humains, susceptibles de compenser les moments sociaux, familiaux, ou simplement de détente, qu’ils avaient dû sacrifier par ailleurs.

Comment restaurer cet esprit

du collectif et de la coopération ?

C’est très complexe et difficile. Cela ne peut pas être imposé politiquement, d’en haut. C’est dans chaque structure, au travail, dans les quartiers, qu’il faut que soient réinstaurés des liens sociaux authentiques. Dans le monde du travail, les expériences de coopératives, où chaque membre de la structure détient une part de l’entreprise, me semblent particulièrement prometteuses pour remettre de la motivation, de l’implication et du liant. C’est un processus de longue haleine. Mais c’est sans doute le meilleur remède contre la désintégration et la désaffiliation, que je peux observer de près en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, deux pays que je connais bien.

Justement, Barack Obama applique-t-il

la coopération telle que vous l’entendez ?

Comme nombre d’Américains, je suis très déçu. Obama avait suscité beaucoup d’espoir de changement. Il s’est présenté comme un homme de dialogue et d’échange, alors qu’il s’agit, en réalité, de quelqu’un qui a une conscience aiguë d’une certaine forme de supériorité intellectuelle. Il n’est pas vraiment capable de se mettre à la place de ses adversaires, ou même d’écouter leur point de vue. Il a une manière d’imposer les choses très verticale, de haut en bas. De ce fait, il a grandement contribué à ce que le débat soit si clivé aux Etats-Unis, avec une radicalisation de la droite.

Que pensez-vous du mouvement des Tea Parties ?

Une part de ce mouvement est de tendance libertarienne. Elle estime que c’est à la communauté de choisir et de définir son mode d’organisation, et non à l’Etat de l’imposer d’en haut. Je pourrais souscrire à ce point de vue, mais, étant de gauche, je n’oublie pas, contrairement aux Tea Parties, qu’une partie de la déstructuration du lien social est due à la manière dont s’est organisé le capitalisme financier. De ce point de vue, Obama n’a pas non plus été efficace : il n’a rien changé à la prégnance de la finance aux Etats-Unis, ni à la captation d’une grande partie de la richesse par le système bancaire.

Vous semblez plus indulgent à l’égard de l’Europe…

On voit bien que la question de la coopération est la question centrale, au sein de l’Union européenne, entre des pays qui font partie du même ensemble, mais qui ont bien du mal à s’accorder. Pourtant, au risque que cela paraisse paradoxal du strict point de vue économique, l’Europe continentale me semble plus en avance : elle a tiré quelques leçons de la crise, concernant les limites de l’ultralibéralisme et du consumérisme. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, on a purement et simplement recommencé comme avant ! Pour l’épanouissement personnel, pour les jeunes notamment, ce ne sont pas des pays où l’on a spécialement envie de vivre. Le problème, en Europe continentale, c’est que le débat me paraît structuré sur des oppositions binaires et creuses entre partis politiques. Or ces partis sont intéressés par tout sauf par ce qui me paraît le plus important : comment concourir à la restauration du vivre ensemble, au niveau local, dans les écoles, les quartiers… ?

Vous êtes aussi étonnamment élogieux envers la Chine…

Oui, j’y suis allé fréquemment ces dernières années, et j’ai été très impressionné par certains modes de coopération. Beaucoup ont été éradiqués par la bureaucratie, pendant la période maoïste, mais sont ensuite réapparus spontanément, depuis l’ouverture économique. Il y a, ainsi, un concept important qui s’appelle le  » guangxi « . C’est un réseau relationnel, qui unit entre eux les individus, les familles et les générations, de manière très informelle, mais très engageante. Si vous rendez un service à quelqu’un, par exemple, vous savez que lui ou une personne de sa famille vous rendra un jour la pareille. Vous ne savez pas comment ni quand, mais vous savez que cela arrivera. Et, si ce n’est pas le cas, la personne concernée se voit de facto exclue de la communauté. C’est un système où la dépendance – le fait d’avoir besoin des autres – est valorisée, car c’est un signe d’appartenance au collectif. Tout le contraire des Occidentaux, qui doivent à tout prix donner l’impression d’être autonomes. Quand nous aurons accepté que nous sommes dépendants les uns des autres, alors nous commencerons à aller mieux.

Propos recueillis par Benjamin Masse-Stamberger – Photo : Sandrine Roudeix pour Le Vif/L’Express

 » C’est dans chaque structure, au travail, dans les quartiers, qu’il faut que soient réinstaurés des liens sociaux authentiques  »

 » En Chine, avoir besoin des autres est valorisé car c’est un signe d’appartenance au collectif. Tout le contraire des Occidentaux  »

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