Il était le bouffon du roi

Denis Boissier, auteur de L’Affaire Molière. La grande supercherie littéraire*, reproche à cette édition de livrer dévotement la « statue » du dramaturge.

Le Vif/L’Express : Qu’apporte, selon vous, cette nouvelle édition

en Pléiade des £uvres complètes

de Molière ?

Denis Boissier : Le Molière de Georges Forestier et de Claude Bourqui n’est plus, comme chez Georges Couton, responsable de l’édition Pléiade de 1971, un artiste en butte aux convenances d’une bourgeoisie idiote et d’une aristocratie précieuse, il est devenu un poète mondain, un galant homme dont le seul souci est de complaire à l’élite qui a l’honneur de soutenir Louis XIV dans ses amusements. C’est un Molière englué dans les préjugés d’une caste dont il ne fait pas tout à fait partie, mais dont il aspire à être le porte-parole. Nous sommes loin du Molière réfractaire à son temps, véritable moraliste à force d’en avoir  » bavé « .

Molière n’était donc pas

un poète mondain ?

Il a joué à l’être, pour des raisons évidentes de prestige à la cour du roi. Mais le personnage social qu’il a incarné, et qui a attisé tant de haine, n’est pas le  » galant homme  » décrit par Georges Forestier et Claude Bourqui. Molière fut avant tout un farceur et, consécration suprême, le  » bouffon du roi « . Bien qu’ils s’interdisent d’accoler à Molière cette formule, nos deux spécialistes nous en offrent des variantes dignes des mots croisés, notamment celle-ci :  » Satiriste disposant de la plus puissante et plus impitoyable force de frappe. « 

En quoi Molière fut-il ce bouffon du roi ?

C’est cet exercice, que Forestier et Bourqui appellent  » une manière proprement révolutionnaire de concevoir le théâtre « , qui procura à Molière une célébrité extraordinaire, et non ses talents d’auteur, pour lesquels il ne fut jamais admiré en son temps. A-t-on parlé du style littéraire de Molière ? Nullement. Comme tous leurs prédécesseurs moliéristes, Forestier et Bourqui persistent à affirmer que ses contemporains n’ont rien compris à Molière et que nous seuls, qui n’avons jamais vu un de ses spectacles de son vivant, avons su le comprendre.

Ne peut-on dire toutefois que les pièces de Molière sont modernes ?

Certes, le rire est éternel, mais dire que ses pièces sont modernes stricto sensu, non. La plupart du temps, nous rions à contresens, à notre hauteur, qui n’est pas celle du xviie siècle. Une seule chose n’a pas changé : le public sous Louis XIV riait des grimaces outrancières de Molière et de sa façon de s’approprier un répertoire qui avait fait ses preuves. Ce rire-là, nous aussi, nous en profitons toujours autant. Mais l’aspect moral, philosophique du théâtre moliéresque, c’est une autre affaireà

Que reprochez-vous

à cette nouvelle édition ?

De lisser dévotement la statue de Molière, qui n’aurait jamais été farceur, cocu, impie ; qui n’aurait jamais brossé de portraits à charge. Pas un mot non plus sur le fait que l’on n’ait aucun document signé de la main de Molière, pas même une dédicace, une annotation ou une correspondance publiée par un tiers. Le grand absent de cette édition est Pierre Corneille. Or il est difficile aujourd’hui de ne pas s’interroger sur la nature exacte de ses relations avec Molière, alors que bon nombre d’éléments attestent une évidente collaboration entre eux. Au moins, la précédente édition de la Pléiade recensait-elle les connexions entre Molière et Corneille, ne serait-ce que stylistiques.

* Ed. Jean-Cyrille Godefroy, 2004.

Voir aussi http://corneille-moliere.org.

Propos recueillis par Delphine Peras

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