» Il aurait mieux valu que la Grèce fasse faillite « 

A quelques jours de l’important Conseil européen du 20 mars, Yanis Varoufakis, ancien conseiller de Georges Papandréou, juge – sévèrement – les politiques menées face à la crise par les institutions du Vieux Continent. Et fait aussi part de son inquiétude pour son pays.

Le  » Dr. Doom  » grec. C’est par ce surnom –  » M. Catastrophe  » – que nombre de ses concitoyens connaissent Yanis Varoufakis, ancien conseiller de Georges Papandréou (2004-2006). A 53 ans, cet économiste iconoclaste fait partie du petit nombre des experts qui ont prédit la crise des subprimes. Mais c’est en critiquant le sauvetage d’Athènes, en 2010 et 2011, qu’il s’est rendu célèbre, s’attirant au passage l’hostilité des cercles dirigeants de son pays, au point de devoir s’exiler aux Etats-Unis où il est aujourd’hui professeur à l’université du Texas, à Austin. Entretien.

Le Vif/L’Express : La Commission européenne estime que la Grèce commence à sortir la tête de l’eau. Qu’en pensez-vous ?

Yanis Varoufakis : C’est une absurdité. La Commission met en avant les indicateurs qui l’arrangent. Elle soutient que le taux auquel le pays emprunte a baissé, mais la Grèce n’est pas retournée sur les marchés depuis 2010 ! Par ailleurs, une grande partie de la dette est désormais détenue par les autres Etats européens. Donc, cela n’a pas vraiment de signification. De la même manière, on nous explique que la Bourse d’Athènes reprend des couleurs. Mais la plupart des grandes entreprises sont parties s’installer au Luxembourg ou au Royaume-Uni. Il n’y a plus guère que les banques qui soient cotées. Or les hedge funds parient que leur cours va un peu se redresser : c’est la seule raison pour laquelle la Bourse remonte !

A quels indicateurs peut-on se fier ?

Il faut regarder, en premier lieu, l’investissement. C’est la force qui entraîne l’économie. Il a diminué sans discontinuer depuis quatre ans, y compris au dernier trimestre de 2013. Deuxième indicateur : l’emploi. Le chômage continue à augmenter. Enfin, dernier élément : le crédit, notamment les prêts destinés aux start-up et, plus généralement, aux petites et moyennes entreprises. Là aussi, on observe une chute. Voilà les vrais indicateurs, et l’histoire qu’ils racontent est très triste. Le plan adopté pour le pays en 2010 a été une énorme erreur de politique économique : on a échangé un sauvetage financier contre une austérité très violente, qui a fait exploser la dette au lieu de la réduire. Il aurait mieux valu laisser le pays faire faillite. La Grèce paie aujourd’hui encore les conséquences de cette décision.

Comment jugez-vous la situation actuelle du pays, sur le plan économique et social ?

La Grèce est un Etat exsangue, avec une minorité qui prospère grâce à la corruption, et une majorité qui dépérit. Les véritables décisions sont prises par les commissaires européens. Les seuls biens que nous exportons, ce sont nos jeunes, partis s’installer sous d’autres cieux.

Comment évaluez-vous les risques politiques et sociaux dans le pays ?

C’est bien connu : l’Histoire se répète parfois sous forme de tragédie, parfois sous forme de farce. Les premières années de la crise ont été marquées par de nombreux troubles sociaux ; il y en a beaucoup moins maintenant. Les gens rentrent chez eux et lèchent leurs plaies. Ils essaient de joindre les deux bouts, et de mettre de quoi manger sur la table. Pour résumer, les rues sont calmes, mais le mécontentement est fort, et la pauvreté, un cancer qui tue les gens psychologiquement. De très nombreux ménages sont surendettés. Ce que j’ai pu observer au sein des familles, c’est une forme de dépression au sens clinique du terme, qui s’apparente beaucoup aux états bipolaires. Un jour, les gens sont catatoniques et, le lendemain, ils sont dans une forme d’optimisme bizarre, où ils éprouvent le sentiment totalement irréaliste que tout est possible. Puis la dépression revient. Pas besoin d’être grand clerc pour savoir de quoi tout cela est le terreau, on l’a déjà expérimenté dans les années 1930, et pas seulement en Allemagne…

Aube dorée, le parti d’extrême droite, ne recueille pourtant qu’une minorité des suffrages…

Aube dorée n’est pas au gouvernement, mais cela ne veut pas dire que ses idées ne sont pas au pouvoir. En 2012, juste avant les élections législatives, le gouvernement socialiste a ordonné que les femmes SDF à Athènes soient soumises sans leur consentement à des tests VIH et que, si elles étaient séropositives, elles soient emprisonnées et que leurs photos soient affichées à l’extérieur des commissariats. A l’été 2012 encore, des députés du parti au pouvoir (sous le gouvernement conservateur d’Antonis Samaras) ont déposé au Parlement un amendement qui stipule que, pour entrer dans la police ou l’armée grecque, il ne faut pas seulement être citoyen du pays, mais pouvoir prouver que l’on est de sang grec. Si les partis traditionnels font cela, que feront les fascistes ?

Après avoir longtemps été professeur à l’université de Sydney, vous êtes revenu en Grèce en 2000, où vous avez été conseiller économique de Georges Papandréou entre 2004 et 2006. Puis vous avez à nouveau quitté le pays à la fin de 2011. Pourquoi ?

Je suis revenu effectivement en Grèce en 2000. Le pays était alors traversé par une vague de xénophobie, et j’avais trouvé que Papandréou, en tant que ministre des Affaires étrangères, y avait bien répondu. C’est pour cela que j’ai accepté de le conseiller. Puis j’ai commencé à avoir des divergences avec lui à propos de son management, mais aussi de la politique économique menée. J’ai démissionné en 2006, et j’ai commencé à alerter sur les risques de crise financière mondiale. J’ai été traité comme l’idiot du village. Ensuite, la crise a éclaté et a touché la Grèce, en 2009. En tant qu’ancien conseiller de Papandréou, j’étais un des seuls à dire : il ne faut pas accepter le plan de sauvetage, il aura des conséquences catastrophiques ; mieux vaut laisser l’Etat faire défaut. Dès lors, j’ai commencé à être considéré en Grèce comme un  » agent du mal « , celui qui voulait que le pays fasse faillite. Cela ne s’est pas arrangé l’année suivante, quand j’ai critiqué le second plan de sauvetage, qui alimentait la corruption financière, avec la bénédiction de la troïka (NDLR : Union européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Ma famille a alors commencé à recevoir des menaces, et j’ai décidé de quitter le pays. Voilà pourquoi je vous parle aujourd’hui depuis l’université du Texas, à Austin.

Au-delà de la Grèce, que pensez-vous de la situation de la zone euro ? Bruxelles estime là encore que la situation s’améliore, tandis que certains experts s’alarment du risque de déflation…

Notre premier devoir, c’est de conceptualiser les problèmes que nous rencontrons. Prenez, par exemple, le changement climatique. Vous observez des inondations en Australie, un dégel en Sibérie, des ouragans à New York ou à La Nouvelle-Orléans. Si vous considérez ces phénomènes séparément, vous n’avez aucune chance de résoudre le problème. C’est pourtant ce que l’on a fait avec la zone euro, alors que la pauvreté en Grèce, le chômage en Espagne, les minijobs en Allemagne, le déficit de compétitivité de la France sont tous liés aux dysfonctionnements de l’architecture de la zone euro. On a voulu résoudre ces difficultés par des politiques d’austérité généralisées, avec le succès que l’on sait.

Le risque de déflation est-il réel ?

La spirale déflationniste est d’ores et déjà enclenchée. Les prix manufacturiers ont commencé à chuter dans certains secteurs. L’Allemagne vient d’annoncer que les salaires réels avaient baissé en 2013. Si les salaires diminuent en Allemagne, que va-t-il se passer ailleurs ? Il faut rappeler que cette stratégie de déflation salariale a été mise en oeuvre sciemment par la Commission pour remédier à la crise. Dans sa grande sagesse, elle a récemment demandé au Portugal de baisser encore les rémunérations ! Mais je ne blâme pas les autorités politiques : si l’on considère que l’architecture de la zone euro est sacro-sainte, alors la BCE (Banque centrale européenne) ne peut pas monétiser la dette, elle ne peut pas non plus jouer les intermédiaires entre les établissements financiers et les Etats… Elle ne peut rien faire !

Vous proposez justement dans un ouvrage récent (1) plusieurs mesures pour résoudre ces problèmes sans modifier les traités…

Nous proposons en premier lieu que la BCE puisse émettre elle-même des obligations pour le compte des Etats, ce qui permettrait de faire baisser les taux d’intérêt auxquels ils empruntent. Deuxièmement, il faudrait autoriser la BCE à recapitaliser directement les banques en difficulté via le Mécanisme européen de stabilité. Cette faculté romprait le lien entre les banques et les Etats dont elles sont originaires. Troisièmement, la BCE pourrait s’associer à la Banque européenne d’investissement pour lancer un grand programme d’investissement dans les infrastructures. Enfin, il faudrait prendre des mesures sociales en faveur des citoyens européens les plus fragiles. Toutes ces dispositions permettraient de résoudre la crise, et peuvent être entreprises dans le cadre institutionnel actuel, sans modifier les traités.

On parle beaucoup du retour de la croissance aux Etats-Unis. Réalité ou story-telling ?

Les Américains ont réussi une chose que les Européens ne sont pas parvenus à faire : stabiliser leur économie. La crise leur a beaucoup coûté en termes d’activité, mais ils ont réussi à atterrir en douceur. Comment ? Grâce à leur système fédéral, ils n’ont pas, contrairement à nous, à gérer un hiatus entre des politiques économiques, qui demeurent nationales, et un système monétaire qui fonctionne au niveau fédéral. En outre, la politique active de la Fed a permis de sauver les établissements financiers et de remettre l’économie à flot en injectant massivement des liquidités. L’exploitation des gaz de schiste leur a aussi permis de regagner en compétitivité. Les Etats-Unis, enfin, conservent une formidable capacité d’attirer les talents étrangers. Malgré tout cela, ce pays demeure dans une  » stagnation séculaire « , ainsi que l’a décrit Larry Summers, l’ancien secrétaire au Trésor. Il a en partie perdu le rôle, qui était le sien avant la crise, de capter les excédents des pays exportateurs : Chine, Japon et une partie de l’Europe – l’Allemagne principalement. En échange, ces pays trouvaient des débouchés auprès du consommateur américain. Ce cercle donnait le sentiment d’une certaine solidité de l’économie mondiale, ce que l’on a appelé la  » Grande Modération « . Mais la crise a cassé cette mécanique, sans que rien de stable s’y substitue vraiment.

Certains économistes craignent l’explosion de bulles financières en Chine. Est-ce aussi votre cas ?

Oui, j’ai très peur de cette éventualité. J’ai beaucoup de respect pour les autorités chinoises, qui, au moins, reconnaissent les problèmes auxquels elles sont confrontées. Afin d’éviter un atterrissage brutal de l’économie, Pékin a essayé de maintenir la cohésion du pays par des investissements publics, dans les infrastructures en particulier, mais en gonflant des bulles d’actifs. Et, à présent, il existe un grand risque que ces bulles explosent. Voilà pourquoi le gouvernement tente de limiter les dégâts en sortant progressivement des liquidités du marché. En définitive, on voit bien que l’économie mondiale hésite entre deux voies : soit un ralentissement graduel, soit une nouvelle secousse brutale. Tout cela confirme ma grande peur : la crise de 2008 n’a pas disparu, elle a simplement changé de nature.

(1) Modeste Proposition pour résoudre la crise de la zone euro, par James Galbraith, Yanis Varoufakis et Stuart Holland. Ed. Les Petits Matins, 80 p.

Propos recueillis par Benjamin Masse-Stamberger

 » La crise de 2008 n’a pas disparu, elle a simplement changé de nature  »

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