Horreur et mensonge fatal

L’Europe redoute de nouveaux attentats après le carnage de Madrid. Alors que les enquêteurs remontent la filière marocaine de la nébuleuse Al-Qaida, les électeurs espagnols ont sanctionné le parti de José Maria Aznar, qui paie sa tentative de manipuler l’opinion et son engagement proaméricain en Irak

L’Espagne en deuil a pleuré ses morts, crié sa colère contre le terrorisme aveugle et dénoncé un mensonge d’Etat, avant de se consoler aux urnes. Avec elle, l’Europe tout entière, théâtre d’une guerre non déclarée qui se moque des frontières, vit désormais dans la crainte du terrorisme de masse.  » New York a connu son 11 septembre, nous avons notre 11 mars « , constatait un Madrilène venu donner son sang dans un centre de transfusion mobile, peu après les attentats qui ont fait plus de 200 morts et 1 500 blessés dans la capitale espagnole.  » Vous ouvrez les yeux le matin, et vous vous dites : ôCe n’est pas possible ! C’est Tel-Aviv, c’est Bagdad, c’est le World Trade Center…  » Mais non, c’est ici, à côté de chez vous « , sanglotait une jeune fille, non loin de là.  » Quel est le monstre qui peut aller poser des bombes dans des trains desservant les banlieues les plus pauvres de Madrid ? » s’interrogeait une autre passante.

C’est entre 7 h 39 et 7 h 42, au moment où, comme chaque matin, les wagons bondés de travailleurs et d’étudiants arrivaient dans la capitale, que 10 bombes ont explosé, indiquant la volonté manifeste de leurs auteurs de provoquer une hécatombe telle que l’Espagne, pourtant cuirassée après trente-cinq ans de violence terroriste, n’en avait jamais connu. Pendant cette funeste journée, les télévisions ont montré en boucle les corps déchiquetés d’hommes, de femmes et d’enfants ou le labeur délicat des équipes de secours s’efforçant d’extirper des survivants du magma de métal.

 » Ne pas céder à la peur  »

Spontanément, des rassemblements s’organisaient sur les places des grandes villes du pays. Parfois, des minutes de silence. Ou alors des cris de rage contre les criminels.  » Les Espagnols ont un comportement fantastique dans la tragédie, racontait alors Geneviève, une Belge installée à Madrid, qui venait d’apprendre la mort, dans l’un des trains éventrés, d’une cousine de son mari espagnol. Ils donnent une leçon de solidarité, de dignité, de force. Devant la terreur, une seule attitude possible : la sérénité. Et surtout, ne pas céder au chantage, à la peur. La vie doit continuer !  »

A trois jours des élections législatives, la campagne électorale ouverte pour la succession du chef du gouvernement, José Maria Aznar, se trouvait brutalement interrompue. Dans une intervention télévisée exceptionnelle, le roi Juan Carlos appelait à l' » unité  » et à la  » fermeté  » contre la  » barbarie terroriste « . De son côté, Aznar affirmait, comme pour s’en convaincre à l’heure où il s’apprêtait à quitter la scène politique :  » Nous les vaincrons ! Nous parviendrons à en finir avec cette bande de terroristes.  » Pour lui, pas l’ombre d’une hésitation : l’ETA était bien l’auteur de la tuerie des gares d’Atocha, d’El Pozo et de Santa Eugenia. Une opinion alors largement partagée au sein de la classe politique espagnole, qui multipliait les déclarations condamnant le terrorisme basque.

Qui intoxique ?

Seule voix dissonante dans les heures qui ont suivi le carnage, celle d’Arnaldo Otegi, porte-parole de Batasuna, vitrine politique, aujourd’hui interdite, de l’ETA. Dans un bref communiqué, il pointait du doigt  » un groupe lié à la résistance arabe « , rappelant l’engagement, sans nuance à ses yeux, du gouvernement Aznar en Irak aux côtés des troupes américaines. Aussitôt, le ministre espagnol de l’Intérieur, Angel Acebes, rejetait avec véhémence cette thèse islamiste, qualifiant de  » misérables  » ceux qui veulent  » intoxiquer les Espagnols « . A ceux qui relevaient que l’ETA, harcelée par la police des deux côtés des Pyrénées, donnait de sérieux signes d’épuisement, il répliquait que l’organisation armée  » cherchait à provoquer un massacre, évité à quatre reprises au cours des derniers mois « .

Des indices matériels allaient néanmoins donner rapidement du crédit à la piste d’un terrorisme islamiste. Notamment la découverte, dans une camionnette stationnant aux abords de la gare d’Alcala de Henares, point de départ des trains frappés par les bombes, d’une cassette contenant des versets du Coran et de sept détonateurs. Puis une revendication par Al-Qaida envoyée au journal arabe Al-Qods al-Arabi, publié à Londres. Des experts estimaient que la sophistication de l’opération et la simultanéité des attentats portaient la marque d’Al-Qaida, et notamment de son n° 2, Ayman al-Zawahiri. C’est lui qui, le premier, aurait planifié des attentats meurtriers parfaitement synchronisés comme ceux de 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie ou, plus récemment, en Irak.

Al-Qaida en Espagne

Dans un message sonore diffusé le 18 octobre dernier, Oussama ben Laden mentionnait l’Espagne parmi les pays cibles de son organisation, en raison de l’alliance du gouvernement Aznar avec les Etats-Unis en Irak. L’Espagne a en outre longtemps constitué une importante base arrière pour le terrorisme islamiste. Le juge Baltasar Garzon affirme que la  » cellule espagnole  » d’Al-Qaida a joué un rôle majeur dans la préparation des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Mohamed Atta, présenté par les autorités américaines comme le chef des kamikazes, aurait séjourné à Tarragone en juillet 2001. C’est là que se serait tenu un ultime sommet entre responsables de la mouvance Ben Laden. L’enquête du juge madrilène a entraîné l’arrestation de 44 suspects, dont beaucoup ont ensuite été remis en liberté, faute de preuves.

La radio privée Cadena Ser révélait, le samedi 13 mars, que les services de renseignement espagnols étaient  » persuadés à 99 %  » qu’Al-Qaida était derrière les attentats sanglants commis dans les gares madrilènes. Cet après-midi-là, la police espagnole arrêtait trois immigrés marocains et deux Indiens dans le cadre de l’enquête (lire l’encadré p. 49). En outre, un homme se présentant comme  » porte-parole militaire d’Al-Qaida en Europe  » revendiquait l’attentat dans une cassette vidéo retrouvée le même soir dans une poubelle près de la mosquée de Madrid. De son côté, l’ETA démentait une fois de plus être à l’origine des attaques dans un communiqué publié par Gara, quotidien indépendantiste basque et canal habituel pour les revendications de l’organisation armée.

Propagande

L’équipe Aznar continuait pourtant à privilégier l’hypothèse basque à des fins électorales. On apprenait ainsi que la ministre espagnole des Affaires étrangères, Ana Palacio, avait envoyé une circulaire aux ambassadeurs d’Espagne en poste à l’étranger pour leur demander de défendre la thèse de la responsabilité d’ETA. Le Premier ministre en personne appelait les directeurs des principaux quotidiens du pays pour leur expliquer sa  » conviction absolue  » que l’ETA était l’auteur du massacre. Ses proches téléphonaient aux correspondants étrangers pour leur expliquer pourquoi il n’y a aucun doute sur cette piste. Et, le samedi soir, la télévision publique modifiait ses programmes pour diffuser un documentaire sur un assassinat commis par l’ETA. Plus grave encore, à deux reprises, Madrid a fourni au BKA, la police criminelle allemande, de fausses informations sur l’explosif utilisé, afin de tenter d’impliquer l’organisation séparatiste basque.  » Jamais je n’aurais imaginé cela d’un pays allié « , confiera un haut responsable des services de sécurité allemands.

Il faudra attendre le dimanche 14, jour des législatives, pour que le gouvernement se résigne à ne plus faire mention d’une éventuelle responsabilité basque. Trop tard. Depuis la veille, des milliers de manifestants dénonçaient, devant les sièges du Parti populaire à travers le pays, les mensonges du gouvernement. Nombre d’Espagnols, au départ enclins à l’abstention, décidaient de se rendre aux urnes. Comment allaient-ils voter ? Le vendredi 12, à l’appel des autorités, ils avaient été plus de huit millions dans les rues des grandes villes du pays pour manifester leur deuil. Mais, le dimanche, beaucoup avaient perdu toute confiance en leurs gouvernants, dont l’attitude rappelait trop celle de George W. Bush et de Tony Blair au sujet des prétendues armes de destruction massive irakiennes.

Séisme électoral

Déjouant tous les pronostics, les électeurs ont donc donné la victoire au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et renvoyé dans l’opposition le Parti populaire, au pouvoir depuis huit ans. Le PSOE a obtenu 42,6 % des voix et 164 élus, manquant de douze sièges la majorité absolue au Parlement. Au lendemain de sa victoire inattendue, Rodriguez Zapatero, le futur Premier ministre, a annoncé le prochain rappel des troupes espagnoles déployées à Najaf, en Irak, tout en laissant la porte ouverte à une éventuelle réévaluation.  » La guerre d’Irak et l’occupation de ce pays sont un désastre « , estimait l’ancien professeur de droit (portrait ci- dessous), pour qui Bush et Blair  » vont devoir faire leur autocritique « . Cette victoire des socialistes bouleverse le paysage diplomatique européen (lire l’éditorial p.3) et fragilise la position des Etats-Unis. Pour autant, les attentats du  » 11-M  » font plus que jamais de la lutte contre le terrorisme la  » priorité absolue  » du pays.

La mobilisation a d’ailleurs gagné toute l’Europe, ébranlée par le carnage de Madrid et qui vit désormais dans la crainte de nouvelles attaques de grande ampleur menées sur son territoire. Depuis le 11 septembre 2001, les pays du Vieux Continent avaient renforcé les mesures de sécurité et multiplié les coups de filet dans les milieux islamistes. Mais les quelques centaines de combattants du djihad interpellés, dont une cinquantaine ont été renvoyés devant les tribunaux, ne sont, selon les experts, que l' » écume de la nébuleuse « . D’innombrables cellules  » dormantes « , composées de fanatiques entraînés pour tuer, échappent toujours aux investigations de la police. En Italie et en Grande-Bretagne, on s’attend au pire. Les spécialistes s’accordent néanmoins pour estimer que les pays qui ont pris leurs distances vis-à-vis de Washington dans la crise irakienne ne sont pas à l’abri de la menace islamiste (lire p. 52).

Les Madrilènes, eux, continuent à se rassembler à la Puerta del Sol, au c£ur de la capitale, lieu de recueillement depuis le jeudi sanglant. Un lit de bougies, des fleurs…  » Malgré la douleur et les séquelles de l’attentat, confie Geneviève, cette Belge installée à Madrid, le vent a tourné, l’air est devenu plus respirable. C’est une sensation étrange. Comme si la crispation se dissipait peu à peu. Comme si l’on sentait le commencement d’une ère nouvelle. Trop arrogant, Aznar était resté sourd aux cris des Espagnols. Dimanche, ils lui ont adressé un dernier slogan : ôVuestra guerra, nuestros muertos ! »  » O. R.

Olivier Rogeau, Thierry Denoël, Alain Louyot, Cécile Thibaud et Isabelle Philippon

De fausses informations fournies aux médias et à la police allemande

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