Devenu un juif libéral, Shulem Deen s'interroge sur les idées politiques qui vont porter la société israélienne dans les années à venir. © STéPHANE DE SAKUTIN/BELGAIMAGE

Histoire du juif errant

Le premier roman de Shulem Deen nous ouvre les portes d’un univers hassidique extrêmement sombre et fermé. Celui qui va vers elle ne revient pas nous raconte les chemins de lumière d’un  » subversif  » banni pour hérésie.

Le roman ressemble à s’y méprendre à une histoire vraie. Il paraît que c’est très tendance. Même si, en d’autres temps, on eût appelé cela un récit. Mais mettons-nous d’accord : c’est en tout cas un authentique document, véridique et puissant, sans détours ni concessions, que nous livre à présent Shulem Deen (New York, 1974) sur l’univers, par définition impénétrable, de l’ultraorthodoxie juive new-yorkaise. L’hassidisme en un mot.

 » Je n’étais pas le premier à être banni de notre communauté. Je n’avais pas rencontré mes prédécesseurs, mais j’en avais entendu parler à voix basse, comme on chuchote une rumeur honteuse. Leurs noms et le récit de leurs agissements émaillaient l’histoire de notre village, fondé un demi-siècle plus tôt. On évoquait dans un murmure ces êtres subversifs qui avaient attenté à notre fragile unité.  » Quelque chose, cependant, est nouveau avec Shulem Deen. Il est le premier, en effet, qu’on bannira pour hérésie dans cette communauté juive ultra- orthodoxe du comté de Rockland, dans l’Etat de New York.

Un dimanche soir, alors qu’il est attablé avec sa femme, Gitty, et leurs cinq enfants, Yechiel Spitzer le convoque brutalement. Yechiel est membre des comités pour l’éducation et la pudeur, qui veillent tous deux sur le comportement des habitants du village  » en s’assurant qu’ils portaient les vêtements requis, fréquentaient les synagogues adéquates et pensaient de manière appropriée « . Tribunal rabbinique composé de trois membres, le bezdin, présidé par le dayan, doit cette fois juger Shulem. C’est la même instance, à l’occasion, qui interdit Internet, condamne les groupes de prière illicites, fixe le type de couvre-chef autorisé aux femmes, et réglemente la longueur des jupes pour les jeunes filles. Quant à l’hérésie proprement dite, elle est devenue si rare que les habitants de New Square la pensaient révolue.

Difficile, mais inévitable

C’est ici qu’il nous faut un instant nous intéresser aux injonctions formulées en son temps par le Rambam, rabbin et philosophe andalou du xiie siècle, probablement le plus éminent de tous, également mieux connu sous le nom de Moïse Maïmonide, auteur du Guide des égarés, ouvrage de philosophie accessible seulement aux plus érudits. Egaré, voilà bien ce qu’est alors Shulem Deen ; suspecté en fait de ne plus croire en Dieu.  » De toute façon, je n’étais plus à ma place ici, dans ce village, parmi ces gens. La rupture serait difficile, mais elle semblait inévitable. L’heure était venue de partir.  » Et de quitter les siens, à jamais sans doute, pour arpenter tout seul les chemins du doute et de la déréliction.

Histoire du juif errant

C’est pourtant comme un jeune homme retrouvé, âgé aujourd’hui de 43 ans, que nous rencontrions il y a quelques jours à Bruxelles, venu présenter ce premier roman, Celui qui va vers elle ne revient pas, qu’on n’hésiterait pas à qualifier de maître coup d’essai. Avec un titre portant les mots mêmes de la Bible envers la femme adultère. Mais aussi ceux du Talmud envers l’hérésie précisément. Membre des skver, noyau hassidique parmi les plus extrêmes et isolés des Etats-Unis, Shulem a été élevé dans l’idée qu’il est dangereux de poser des questions. Or, un jour, n’avait-il point osé allumer un poste de radio ? Une première transgression, avant la fréquentation des bibliothèques, lui ouvrant alors les vastes horizons d’Internet.

Comme on croit savoir que ses propres parents ont été d’anciens hippies, Shulem module ainsi notre curiosité :  » Je ne connais pas très intimement leur trajectoire. Ils étaient, je pense, des gens normaux, « juste un peu à la marge ». Mon père a été élevé certes dans une ultraorthodoxie très poussée. Adulte, il s’est donc adonné à une sorte de mysticisme juif proche de l’hassidisme.  » Quant à sa mère, elle s’est révélée simplement plus  » conventionnelle « , observant le shabbat comme il était de rigueur dans toute famille juive pieuse et pratiquante. Mais elle lui avait quand même confié autrefois  » ce qu’elle avait éprouvé dans sa jeunesse en écoutant Bob Dylan et les Beatles, puis en se rendant à Woodstock – autant d’expériences d’une grande intensité qui, disait-elle, avaient contribué à son éveil religieux « .

Entre-temps, écrit-il encore,  » j’étais sur le point de perdre la foi. Bientôt, je cesserais de croire aux préceptes de l’hassidisme, mais aussi à la notion même de divin ou de sacré. Je rejetterais l’idée que l’être humain puisse accéder à une conscience supérieure, détachée du monde matériel. Pourtant, même alors, le souvenir des tischen me resterait en mémoire. Tandis que je tentais de m’adapter à ma nouvelle vie de New-Yorkais non pratiquant – je ne faisais plus shabbat, je ne mangeais plus casher, je n’allais plus à la synagogue et je ne priais plus […] « .

Liberté, laïcité

A New York où, définitivement coupé de sa famille, il commence de goûter aux plaisirs interdits d’une grande cité contemporaine, la solitude ne lui est pas d’emblée facile à vivre. Il lui faut suivre une thérapie pendant quinze ans.  » Mais il est difficile aux Etats-Unis de trouver un analyste freudien, comme en France ou en Belgique. Ainsi ai-je suivi le courant psychodynamique, qui m’a bien aidé.  » Et amené à comprendre surtout qu’il fallait un certain type de personnalité pour adhérer à quelque fondamentalisme que ce soit.

Or, Shulem Deen est décidément très perméable aux idées de liberté et de laïcité. Le monde laïc, lui avait-on suggéré, ce  » secular world « , était un monde dégénéré. Artificiel et décadent ?  » J’avais été formé à le croire, mais j’ai découvert en réalité que ce monde n’était pas si décadent qu’on avait voulu me le dire. Je me suis aperçu qu’il régnait, dans cet univers laïque, une réelle aspiration à de nombreuses qualités et vertus.  » La liberté par exemple, pour cet ardent lecteur épris de James Baldwin ou William Styron qui soutient coûte que coûte la liberté de pensée et de parole.  » Là, je suis presque absolutiste !  »

Aujourd’hui, Shulem Deen est un juif libéral ouvert au questionnement, qui s’inquiète beaucoup de la résurgence du sentiment nationaliste en Europe et s’interroge sur les idées politiques qui vont porter la société israélienne dans les années à venir. Un homme qui poursuit sa quête de vérité, loin de Dieu désormais. Et loin surtout de ses trop zélés acolytes.

Celui qui va vers elle ne revient pas, par Shulem Deen, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Karine Reignier-Guerre, éd. Globe, 413 p.

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