Hipster est-il un gros mot ?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Des rebelles, les hipsters ? Pas du tout, selon leurs détracteurs. Ces jeunes branchés faiseurs de tendance et vaguement apparentés à la contre-culture ne seraient que les rois de la consommation. Rarement, en tout cas, une tribu urbaine aura autant irrité.

Ils ont vieilli, les bourgeois bohèmes. Les membres de cette tribu  » classe moyenne supérieure, éduquée, à mi-chemin entre le yuppie-bourgeois et le hippie-bohémien  » n’ont pas disparu du panorama. Ils sont bien installés, préoccupés à fonder une famille qu’ils promènent dans une poussette dernier cri. Heureux  » bobos  » alors, sortis il y a dix ans des pages d’un best-seller américain ( Bobos in Paradise, de Richard Brooks). Aujourd’hui, il existe une version plus jeune et plus alternative : les hipsters, ils sont forcément plus jeunes, entre 20 et 35 ans, issus de la classe moyenne ou de la bourgeoisie. Ils ont (presque) tout autant un capital culturel et un bon diplôme (souvent universitaire), travaillent dans la mode, le design, le marketing ou le graphisme, et ont de l’argent à dépenser. Isolés et marginaux il y a à peine dix ans, les hipsters forment désormais une communauté.

Hipster ? Le mot est encore très frais à nos oreilles, mais sa définition reste aussi floue et vague que ne pourrait l’être celle du beauf. Un débat public à l’université de Californie a en tout cas échoué à donner une description utile de ce croquemitaine moderne. S’aventurer dans un portrait s’avère dès lors périlleux. On risquerait de faire hurler le hipster, le vrai. Mais retenez ceci : il est détectable à l’£il nu. Tellement visible. En jean slim et chemise à carreaux trouvée dans une friperie, Ray-Ban Wayfarer ostentatoires, moustachu – ou barbu -, l’ensemble s’apparente à un génial fourre-tout. Pour parfaire son image, ajoutons une bicyclette, plutôt d’occasion, ou un fixie, vélo à pignon fixe. Voilà pour sa dégaine – dessinée à gros traits évidemment, mais qui ne trompent pas.

Vous croiserez donc le hipster arpentant la cité avec légèreté. Il passe de vernissages d’art contemporain en salle de cinéma d’essai, de défilés – même s’il s’y ennuie régulièrement – aux librairies (comme Filigranes, repère de hipsters à Bruxelles) ou aux bars d’avant-garde (K-Nal, Bar Tigre ou encore au Café Belga). Règle absolue : ne ressembler à personne, se distinguer de la masse à tout prix, avoir l’air affranchi, relax. Un indice encore : le hipster promène son regard ironique sur la culture de masse, c’est-à-dire vous et nous. Car lui-même se définit d’abord par son opposition au mainstream, qu’il considère aliénant. Plus ou moins bobo élitiste, il a des goûts underground.  » Ce sont des gens qui ont envie de vivre la nuit, de s’entourer d’images et de mots, qui ont le nez pour flairer le nouveau petit groupe de rock, le bon tee-shirt… « , explique Philippe Nassif, écrivain et journaliste au magazine Technikart. Avoir une longueur d’avance, c’est son truc. Le hipster plébiscite ainsi la nostalgie cinématographique de Wes Anderson, la pop déconstruite de groupes aux noms d’animaux comme Animal Collective, Deerhunter ou Grizzly Bear, ou les photos de Terry Richardson.

Terrible bouleversement

Retour aux sources : le terme  » hipster  » est né aux Etats-Unis dans les années 1940 pour désigner ces Blancs amateurs de jazz. Ces derniers, en adoptant le même style de vie que leurs idoles – avec comme figure de proue Charlie Parker -, cherchaient à échapper à la domination blanche. Dans les années 1950, Norman Mailer, instigateur du genre appelé nouveau journalisme, parle d’une avant-garde cool. Puis le hipstérisme a fétichisé toutes les sous-cultures d’après-guerre : beat generation, hippie, punk jusqu’au hip-hop.  » Les hipsters servaient alors de relais et ces sous-cultures devenaient des cultures de masse « , poursuit Philippe Nassif.

Terrible bouleversement, le hipster est presque partout. Impossible de mettre une chemise à carreaux sans croiser douze individus habillés pareils. Et là où il aura totalement triomphé, ça ressemblera à un soporifique village suisse.  » Avec l’Internet, tout le monde est au courant de tout en un instant. A peine une tendance apparaît-elle qu’elle est aussitôt récupérée, déclinée, vendue dans les grands magasins au plus grand nombre, détaille Vincent Grégoire, observateur de tendances pour le cabinet de style Nelly Redi. Il n’y a plus d’avant-garde possible. Tout le monde est branché, donc plus personne ne l’est. On est arrivé au bout d’un système de consommation, de frime. « 

Derrière son mode de vie alternatif, le hipster passe néanmoins – au mieux – pour un hypocrite. Il serait conformiste à force de vouloir se singulariser, prétendent ses détracteurs.  » Avant, les branchés mettaient la société face à ses contradictions, en la bousculant sur la question de la sexualité ou du racisme. Aujourd’hui, ils font exactement le contraire et s’enferment entre eux. Les hipsters adoptent le discours de l’underground, mais pas le comportement politique. Ils s’imaginent que le fait d’acheter un tee-shirt ou un vélo suffira à faire d’eux des rebelles « , affirme Mark Greif, professeur à New York, qui vient de publier la première enquête sociologique sur ce phénomène.  » Pour moi, c’est la tribu du vide, estime Philippe Nassif. Elle se nourrit des autres tribus et fait le lien entre les sous-cultures et les multinationales. Elle arrive juste avant le publicitaire. « 

Le hipster, semble-t-il, n’aurait rien contre l’idéal du commerce. Au contraire, c’est justement le domaine dans lequel il veut conserver une légère avance, de manière à affirmer son bon goût. Bref, au lieu de  » faire de l’art « , ils font  » des produits « , voire ils seraient des néolibéraux. Résultat : le mot est devenu péjoratif, insultant. Personne ne veut être appelé hipster, et en débusquer un vrai demande beaucoup de perspicacité. Aucun n’assumera jamais en être un, ou alors à voix basse. C’est drôle, les hipsters que nous avons rencontrés sont les premiers à dénoncer ceux qui se contentent d’acheter, les  » suiveurs « .

Coiffe asymétrique, lunettes fumées surdimensionnées, Frédéric se dit à l’avant-garde du mouvement. Selon lui, les vrais hipsters s’affichent de moins en moins.  » C’est le désir de vouloir copier le style qui me donne mal au c£ur, c’est vraiment une question d’apparence. Le plus triste, c’est que ceux qui nous copient pensent qu’ils sont dans le coup. « 

Cette nouvelle tribu constitue évidemment une cible marketing rêvée. Le jeu en vaut la chandelle : ils ont de l’argent et veulent le dépenser en loisirs et activités hédonistes, en consommant, ils tirent la croissance vers le haut. Sans compter l’effet ricochet : ces young kids stylés sont de formidables prescripteurs d’achat.

Du bourgeois bohème au hipster, il n’y aurait qu’un barrage à franchir. Celui-ci aurait tout du bobo, ironisé et multi-décrié, plein de bonnes intentions, mais faux derche, superficiel, et d’un égoïsme confondant, cultivant l’entre-soi. Sur le Web, les blogs antihipsters se multiplient, comme Look at This Fucking Hipster (où l’on trouve des tee-shirts antihipsters), et décortiquent ce qu’ils n’aiment pas chez ces  » poseurs  » : une sorte de mode ennuyeuse, ostentatoire dans leur pseudo-rébellion, pointus dans leurs goûts, mais aussi très limités.

Et si les hipsters méritaient mieux que cette caricature ? On leur reproche aussi de s’approprier des mini-quartiers  » popu « , et qui, par là même, font grimper les prix forçant les plus pauvres à partir. C’est un fait. Pourtant, les hipsters apportent aussi de la vie à la ville, du lien. Ils font prospérer les petites boutiques et les artisans. Car on leur reconnaît un engagement green, des préoccupations écologiques. Ils sont, c’est vrai, friands de tout ce qui est produit localement, le  » fait-maison  » (les glaces et les sodas infusés maison sont en vogue) et le  » do it yourself  » (artisanat, jardinerie, qu’importe, pourvu que cela soit créatif).  » La rage et le dégoût du hipster sont devenus plus ennuyeux, plus naïfs et plus artificiels que le hipster n’aurait jamais pu espérer l’être, commente le journaliste américain Robert Lanham, auteur de The Hipster Handbook. La critique se plaint que nous vivons à une époque où tout art est vidé de sa substance. Mais si Hendrix, Duchamp ou Warhol étaient vivants aujourd’hui, nous ferions tout pour tuer leur auto-expression, en les traitant de  » fucking hipsters ».  » Possible ?

SORAYA GHALI

Le hipster ? Un éclaireur culturel prétendant à un savoir supérieur et anticipatoire

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