» Hélas, il est cohérent « 

Passé au crible des experts psychiatres, Marc Dutroux se révèle responsable de ses actes, mais profondément antisocial. Un mini-tueur en série doublé d’un psychopathe, d’après Pierre Thys (ULg). Diagnostic

Chargé de cours à l’Ecole de criminologie de Liège, Pierre Thys a étudié en collaboration avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, les dossiers de 51 criminels de guerre condamnés en première instance. Aucun de ceux-ci n’avait un passé problématique, hormis leur soumission à une idéologie d’exclusion. Très peu d’entre eux expriment des regrets sincères. Quant au comportement de Slobodan Milosevic, l’ancien chef de l’Etat yougoslave, et d’autres criminels de guerre, en procès à La Haye, il fait étrangement penser à celui de Marc Dutroux, baladant la cour d’assises du Luxembourg au gré de ses affabulations méprisantes. Le Vif/L’Express a rencontré le clinicien, observateur de la face cachée de l’humanité.

Le Vif/L’Express : Comment qualifier Marc Dutroux : tueur en série, psychopathe, pédophile ?

Pierre Thys : Si on le définit par son comportement, c’est un mini-tueur en série. A travers le prisme de sa personnalité, c’est un psychopathe pervers ou un psychopathe tout court. A la différence d’un psychotique, qu’on peut définir sur la base d’un élément délirant qui se prolonge, le psychopathe n’est jamais à côté du réel. C’est un  » fou malin « . Sur la longue durée, il commet des vols, des viols, des escroqueries dans un climat d’égocentrisme et d’insensibilité à l’égard de ses victimes. A part le contrôler, il n’y a pas grand-chose à faire. Mais il faut du recul pour diagnostiquer une personnalité psychopathique. Il est indécent d’apposer cette étiquette sur un jeune de 18 ans.

Un psychopathe est-il amendable ?

Il a une plasticité dans sa conduite délictueuse. Par exemple, le braqueur peut se reconvertir dans le recel. Après six ou sept ans de prison, un psychopathe devient moins opérationnel. Il s’empâte, son réseau relationnel s’appauvrit, on le fuit. Mais il faut rester vigilant. Comme il se veut plus malin que tout le monde, il est capable d’une belle planification. Le truand français Jacques Mesrine, nul en gymnastique à l’école, s’est entraîné pendant des années en prison. Cela surprend. Pendant que nous vaquons à nos petites occupations, le psychopathe ne perd jamais son projet de vue.

Difficile d’admettre que Marc Dutroux n’ait pas été aussi pédophile…

Médiatiquement, c’est beaucoup plus intéressant qu’il le soit. Un réseau pédophile, voilà un titre sensationnel ! Marc Dutroux est un psychopathe, et puis, il a une vie sexuelle, au cours de laquelle il adopte une conduite pédophile, puisqu’il s’attaque à des gosses. Avec des enfants ou des jeunes filles, il court moins le risque qu’on lui résiste – chose qu’il déteste – qu’avec une femme de son âge.

Mais cette cache monstrueuse ?

Il faut être déséquilibré pour faire des choses pareilles, c’est évident, mais cela correspond à un plan longuement préparé. Tous les receleurs ont des caches, plutôt dans une cave que dans un grenier, un endroit indécelable, où on ne va que rarement. Tout est question d’opportunité.

A quel moment la société a-t-elle  » fauté  » pour engendrer un tel personnage ?

Il ne faut pas entrer dans le discours de victimisation de Marc Dutroux. Des tas de gens vivent dans des conditions pénibles sans devenir des criminels. Lui, il avait des maisons, percevait des allocations sociales. Avec Michelle Martin, ils avaient de quoi vivre. Les mafieux sont plus riches que vous et moi. Leur criminalité est motivée par la soif de pouvoir et des visées antisociales.

A quel moment bascule-t-on ?

Il se produit une lente dégradation morale. Lorsque certaines limites ont été franchies, on se dit, foutu pour foutu, je continue. C’est un moyen de tenir le remords à distance et de continuer à vivre dans l’illusion d’une toute-puissance –  » Vous ne serez jamais comme moi  » – ou dans le fatalisme –  » De toute façon, je ne peux pas faire pire.  » On peut se demander si l’être humain n’est pas vraiment une sale bête. La société veille à juguler ses pulsions, mais le vernis craque vite. Voyez le comportement d’honnêtes gens en temps de guerre…

Dutroux se vantant des aménagements techniques de la cache, c’est un peu le nazi Eichmann se vantant de son système ferroviaire ?

En somme, oui. De quoi sommes-nous capables? Si les actes imputés à Marc Dutroux sont effectivement terribles, ils ne diffèrent pas vraiment des crimes en série commis par des criminels de guerre. Face à eux, Dutroux est un minable fier de lui, tout comme les criminels de guerre peuvent être fiers de leur professionnalisme. On ne connaît pas bien ces dérives majeures du sens moral, liées à des circons- tances exceptionnelles, à la propagande, à l’obéissance ou à la loyauté, comme l’ont montré les expériences de Milgram. Mais les scientifiques contemporains pensent aussi que les criminels se livrent à un calcul coût/bénéfice : leur intérêt de poursuivre dans cette voie est-il supérieur ou inférieur aux avantages ou aux désagréments qu’ils en récolteront ? La psychanalyse, qui les envisage comme un réservoir de pulsions, néglige cette démarche purement opportuniste.

Marc Dutroux est-il réellement un phénomène hors normes ?

Pour les Etats-Unis, non. L’étendue du territoire, sa division en Etats qui permet plus facilement d’échapper aux recherches, la vente libre des armes à feu, une certaine complaisance dans la violence peuvent expliquer le phénomène des serial killers. Pour le Canada et pour l’Europe, qui a derrière elle quelques millénaires de domestication, c’est réellement une chose extraordinaire, raison pour laquelle tout le monde s’émeut.

Y a-t-il une réponse pénale appropriée à ce type de criminalité ?

Dans trente ans, Marc Dutroux sera vieux. Il est difficile de savoir comment il va évoluer. S’il est reconnu coupable, l’organisation pénitentiaire va le boucler, et les mailles du filet sont très étroites. Ses droits vont être remodelés. Moins d’avocats, plus d’attention médiatique… Dans quelques semaines, Marc Dutroux n’existera plus. C’est pourquoi il est tellement important d’arriver au bout de ce procès, sans récusation ni incidents majeurs. En racontant n’importe quoi, Marc Dutroux continue à faire mal aux gens ; il se met en scène, il domine le monde. Hélas, il est cohérent.

Ne faut-il pas craindre qu’il sorte un jour de prison ?

Il vaut mieux faire confiance à la rigueur judiciaire qu’aux modes scientifiques. Il y a cinquante ans, un Marc Dutroux aurait été interné, certes, dans un régime d’internement beaucoup plus strict, mais libérable à l’essai. La technique de  » mise à la disposition du gouvernement  » après la fin de la peine, bien que tombée en désuétude, existe toujours dans notre arsenal juridique. Elle permet d’éviter toute remise en liberté. Et puis, il y a ces projets de tribunal d’application des peines, peut-être des mesures de sûreté… Les Français ont des peines incompressibles, le Tribunal pénal international, aussi, et ils ne passent pas pour irrespectueux des droits de l’homme. Devant une telle affaire, notre idéal humaniste piétine.

Entretien : Marie-Cécile Royen

 » Dans quelques semaines, après le procès, Dutroux n’existera plus »

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