Haro sur la  » Belgique de papa « 

Quoi de commun entre 1950 et 1970 ? En vingt ans se dessinent les contours d’une Belgique nouvelle. La société de consommation prend son envol. Réfrigérateurs, machines à laver et autres appareils électroménagers envahissent les foyers. La voiture et la télévision seront bientôt à la portée du plus grand nombre. Nouveaux quartiers, supermarchés, buildings à l’américaine, tunnels, viaducs, autoroutes urbaines poussent comme des champignons. L' » autostrade  » Bruxelles-Ostende est inaugurée en 1956. Les familles commencent alors à déferler sur la côte belge, bétonnée en quelques années par les promoteurs immobiliers. A Bruxelles, capitale nationale et européenne, des bâtiments néoclassiques ou Art nouveau sont rasés et remplacés par des immeubles de  » style international « . La jonction Nord-Midi et la gare Centrale sont en service depuis 1952. Au Heysel, l’Expo ’58, symbole de la prospérité nationale et de la confiance en l’avenir, célèbre avec faste la technique et les bons sentiments. Elle inaugure aussi, avec deux ans d’avance, les  » golden sixties « , qui voient s’accélérer la croissance économique.

Les mentalités changent tout autant. La génération qui a connu la grande dépression des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale veut rattraper le temps perdu. Il faut suivre la mode et l’ American way of life, tandis qu’apparaissent les hits parades et la presse spécialisée pour jeunes. Le twist et le rock n’ roll font danser les collectionneurs des 45 tours d’Elvis Presley ou des Beatles… En mai 1968, les étudiants rejettent l’héritage des parents, les grandes structures bureaucratiques et rêvent d’une société ouverte et chaleureuse, où la parole n’est plus étouffée. La libération des m£urs et la qualité de la vie deviennent des priorités, tout comme l’amélioration de la condition féminine. En juillet 1969, on s’extasie devant les images en noir et blanc des premiers pas de l’homme sur la Lune, tandis que Merckx remporte sa première victoire au tour de France.

La Belgique n’a pas traversé cette période sans turbulences politiques intenses. En 1950, le pays est au bord de la guerre civile après le retour de la famille royale à Laeken. La crise est désamorcée par la décision de Léopold III de renoncer au trône. Le terrain politique se libère alors pour d’autres affrontements : la question scolaire, qui oppose, de 1951 à 1958, partisans de l’école laïque et défenseurs de l’enseignement libre ; les grèves très dures de l’hiver 1960-1961 contre la  » Loi unique « , qui impose aux Belges un régime d’austérité ; la montée des tensions et de l’incompréhension entre Flamands et francophones. L’existence même de la Belgique unitaire est en jeu. Il faudra les marathons ministériels de 1970 pour mettre au point  » la  » solution communautaire : une réforme constitutionnelle qui répartit la Belgique en Régions et Communautés.

Entre-temps, en pleine  » guerre froide « , des Belges sont partis se battre en Corée (1950). En 1957, Paul-Henry Spaak signe le traité instituant un Marché commun entre les six pays de la  » petite Europe  » (France, Allemagne de l’Ouest, Italie, Benelux). Si les Belges hésitent un peu à s’engager dans la construction européenne au début des années 1950, ils figurent, dès la décennie suivante, parmi les plus ardents partisans de l’intégration. A partir de 1959, l’affaire congolaise devient la préoccupation majeure de la politique  » extérieure  » belge. La décolonisation du Congo se réalise selon un processus rapide et largement improvisé. Quand la province minière du Katanga fait sécession, des forces belges s’y déploient, mais l’ONU intervient et l’URSS accuse la Belgique de s’accrocher à son ancienne colonie. Le prestige du pays sur la scène internationale est anéanti…

Pour faire le point sur ces tournants décisifs des années 1950 à 1970, nous avons interrogé Michel Dumoulin, né en 1950, professeur à l’UCL et membre de l’Académie royale de Belgique. Il est l’auteur, seul ou en collaboration, de biographies ( Spaak, Paul van Zeeland) et autres ouvrages consacrés à ses domaines de prédilection, à savoir l’histoire de la Belgique contemporaine et de la construction européenne.

Le Vif/L’Express : Le 1er août 1950, Léopold III cède ses pouvoirs au prince Baudouin, mais il n’abdiquera en faveur de son fils aîné qu’un an plus tard. Quand peut-on dire que la question royale est terminée ?

Michel Dumoulin : Dans la mémoire collective, il faudra plusieurs décennies pour que s’estompe le clivage entre léopoldistes et antiléopoldistes. La question royale n’a pas seulement créé une situation insurrectionnelle, elle a aussi séparé des amis et déchiré des familles. Le calme est revenu quand Léopold III a transmis ses pouvoirs au prince Baudouin, une solution provisoire devenue définitive à la majorité de l’héritier du trône, en 1951. Mais cette crise va révéler une profonde différence de sensibilité entre le nord et le sud du pays. La Flandre était très majoritairement favorable au retour de Léopold, tandis que les Wallons s’y sont opposés avec violence. Les Flamands réalisent alors que la loi de la rue peut faire triompher une position minoritaire. Ils retiendront la leçon quelques années plus tard, lors de la montée des tensions communautaires.

Après cette période sombre pour la monarchie, Baudouin, jeune homme au caractère introverti, influencé par sa belle-mère la princesse Lilian de Réthy, a un début de règne difficile. Comment se comporte-t-il ?

Les historiens ne sont pas tous d’accord sur ce point, mais il faut bien constater que, pendant une dizaine d’années, Baudouin ne règne pas seul. Non seulement les collaborateurs du souverain l’encadrent de près, mais l’ombre du père du roi s’étend sur le trône. La revue libérale Le Flambeau a publié à l’époque un article titré  » La dyarchie « . C’est tout dire. De son côté, Joseph Pholien, chef du gouvernement PSC homogène et proche de la famille royale, raconte, dans ses souvenirs inédits, une anecdote vécue début janvier 1951. Pholien était venu présenter ses v£ux à Laeken et y avait été invité à dîner. Après le repas, il aimait fumer le cigare. Stupéfait, il entend la princesse de Réthy demander à Baudouin d’aller chercher des allumettes pour le Premier ministre ! Le jeune roi ne s’émancipera qu’en 1960, après son mariage avec Fabiola, quand, suite aux injonctions du Premier ministre Gaston Eyskens, Léopold et sa femme finiront par déménager pour le domaine d’Argenteuil, près de Bruxelles.

Quelle est l’attitude du jeune souverain à l’égard de la classe politique belge ?

Il y a quelque chose de tragique chez ce grand jeune homme timide, déboussolé, tourmenté, devenu roi contre son gré. Il ne connaît presque rien de la Belgique et du monde après son long exil suisse. Et il est tout sauf chaleureux à l’égard des hommes politiques qui se sont opposés à son père, auquel il voue une immense admiration. Il manifeste néanmoins une certaine indépendance d’esprit. C’est ainsi qu’il tente de se libérer du carcan que constitue son entourage en s’intéressant, au début des années 1950, à l’£uvre de l’abbé Froidure, qui vient en aide à la population misérable des Marolles, le quartier aux ruelles insalubres du centre de Bruxelles. Puis il y aura le premier voyage de Baudouin au Congo, en 1955. Le roi, d’habitude si réservé, est conquis.

Dans les premières années du règne se rallume la question scolaire, résurgence du clivage philosophique qui a dominé la vie politique belge au xixe siècle. Comment se conflit refait-il surface ?

Avec la constitution d’un gouvernement social-chrétien homogène, en 1950, la question scolaire resurgit lorsque le ministre de l’Instruction publique, Pierre Harmel, accorde aux écoles moyennes libres des subventions annuelles. L’opposition anticléricale s’élève contre ce soutien financier. Les élections de 1954 redonnent la majorité aux socialistes et aux libéraux, qui constituent un gouvernement où figurent des personnalités qui ne peuvent pas voir une calotte à cinquante mètres sans tirer dessus au bazooka. Le nouveau ministre de l’Instruction publique, le socialiste Léo Collard, réduit les subventions prévues pour les écoles libres et licencie bon nombre d’intérimaires catholiques. Le PSC, épaulé par les évêques, agite alors le pays.

La guerre scolaire culmine lors de la grande manifestation catholique du 26 mars 1955, à Bruxelles. A-t-on frôlé le drame ?

Le gouvernement avait interdit la manifestation et exigé de l’INR, la radio nationale, qu’elle ne l’évoque pas dans ses journaux parlés ! Il n’y a pas eu de morts, mais les charges de la gendarmerie à cheval, sabre au clair, contre les manifestants catholiques resteront dans les mémoires. De telles interventions étaient réservées, jusque- là, à la répression des révoltes de la  » racaille  » ouvrière. De même, on s’étonnera de voir de paisibles paroissiens jeter des billes d’acier dans les pattes des chevaux, méthode utilisée par les ouvriers carolos ou liégeois. Le Pacte scolaire, signé en novembre 1958, réglera le problème en donnant satisfaction aux deux parties en cause. L’Etat apportera une aide à l’enseignement libre, qui conservera son autonomie. La question scolaire a en fait servi de substitut à la question royale. Une fois de plus, la Flandre catholique a dû montrer les crocs. Mais, cette fois, elle a été mieux entendue qu’en 1950.

Quelques semaines après la signature du Pacte scolaire, le gouvernement Eyskens amorce le processus de décolonisation du Congo belge. Comment expliquer le désarroi de la Belgique après les émeutes de Léopoldville en janvier 1959 ?

Le beau miroir que l’on avait exhibé au monde entier lors de l’Expo universelle de 1958 vole en éclats. Les violentes émeutes de Léopoldville créent un choc, car nous considérions le Congo comme une colonie modèle, la dixième province belge. Un an plus tard est organisée, à Bruxelles, la table ronde au cours de laquelle la date de l’indépendance est fixée au 30 juin suivant. La Belgique perd alors l’attribut de sa puissance et tout son prestige s’effondre lors de la débâcle congolaise de juillet 1960. Il faudra attendre la fin de1964 pour qu’elle puisse redorer son blason : en novembre, un bataillon de paracommandos belges parachuté sur Stanleyville sauve et évacue plus de 1 200 otages détenus par les rebelles congolais. Et, en décembre, Paul-Henry Spaak défend avec brio l’intervention de la Belgique devant le Conseil de sécurité de l’ONU.

Dès novembre 1960, le gouvernement Eyskens invoque les dépenses provoquées par les événements africains pour justifier la  » Loi unique  » de redressement budgétaire. Les grandes grèves déclenchées alors peuvent-elles être considérées comme le point de départ de l’affrontement communau-taire qui va secouer pour longtemps la Belgique ?

Ces mouvements sociaux mettent en tout cas en lumière l’antagonisme entre la Flandre et la Wallonie. Dans le nord du pays, le syndicalisme chrétien, très majoritaire, se désolidarise d’une grève politique marquée par des actes de violence et de sabotage. Du coup, le leader syndicaliste liégeois André Renard donne une coloration communautaire au conflit. Dès 1954, des économistes avaient constaté que le centre de gravité économique du pays basculait irrémédiablement du Sud vers le Nord, la Wallonie étant touchée par la fin de son industrie charbonnière et sa faible natalité. En 1961, les grévistes ont repris progressivement le travail sans obtenir gain de cause, mais une idée a fait son chemin : le fédéralisme peut offrir une solution au déclin de l’économie wallonne, grâce à des réformes mises en £uvre dans une Wallonie socialiste séparée de la Flandre conservatrice. Cette perspective rejoint celle des nationalistes flamands de la Volksunie, parti qui rafle cinq sièges à la Chambre aux élections de mars 1961.

Le gouvernement Lefèvre-Spaak (PSC-PS) issu de ce scrutin anticipé est donc contraint de s’attaquer aux problèmes linguistiques. C’est déjà la fin de la  » Belgique de papa « , selon l’expression lancée par Eyskens ?

Les revendications d’autonomie vont se renforcer à la faveur de l’amélioration de la conjoncture économique au cours des  » golden sixties « . Sous la pression croissante des Flamands, qui organisent des marches sur Bruxelles, le gouvernement fait voter les lois linguistiques de 1962-1963. Tout d’abord, le volet linguistique du recensement décennal est supprimé. On ne peut donc plus comptabiliser les francophones en périphérie bruxelloise, mesure qui aurait apporté la preuve de l’élargissement de la  » tache d’huile « . Les réformes consacrent aussi l’existence d’une capitale bilingue et de deux grandes régions unilingues aux frontières fixées pour de bon. Mais la méfiance s’installe. Le sort des Fourons, rattachés à la province du Limbourg, et celui de l’agglomération bruxelloise sont sources de ressentiment entre les deux communautés. L’expulsion de la section francophone de l’université de Louvain, en 1968, est un nouveau choc. Les structures de l’Etat belge sont attaquées de façon frontale. La révision constitutionnelle de décembre 1970 mettra fin à l’Etat unitaire créé en 1830.

Entretien : Olivier Rogeau

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