Haïti : un Etat à inventer

Après le départ d’Aristide, priorité au retour à l’ordre. Mais, de l’administration à l’économie, tout est à faire ou à refaire

Le parallèle a quelque chose d’hasardeux. Port-au-Prince ne ressemble guère à Bagdad et le président déchu Jean-Bertrand Aristide n’est pas, tant s’en faut, Saddam Hussein. Il n’empêche : vu de la Maison-Blanche, les chantiers haïtien et irakien présentent d’étranges similitudes. Dans les deux cas, l’échéance présidentielle de novembre a dicté le tempo et l’ampleur de l’engagement américain, objet d’aigres controverses entre républicains et démocrates. Dans les deux cas, les cerveaux de l’équipe Bush ont fort mal déchiffré l’impact de la chute d’un régime discrédité, quitte à bricoler dans le vide une transition incertaine. On a vu, dans l’île caraïbe comme sur les bords du Tigre, des marines pris à partie pour avoir assisté sans broncher aux pillages et aux règlements de comptes. Ici et là, Washington a joué un rôle décisif dans le choix des acteurs de l’ère nouvelle. Tout en mesurant, sur l’un et l’autre front, combien il est ardu de refonder l’Etat sur les ruines de pays dépourvus de culture démocratique, que le pouvoir y fût confisqué par un ex-prêtre autiste ou par un tyran mésopotamien. Dans l’urgence, on s’en remet donc aux instances temporaires et aux statuts provisoires appelés à durer. Au lendemain du départ de  » Titid « , établi en Jamaïque après un bref exil centrafricain, le président de la Cour de cassation, Boniface Alexandre, a hérité du titre de chef de l’Etat intérimaire. Avant qu’un comité de sept sages ne désigne au poste de Premier ministre le juriste Gérard Latortue, 69 ans, dont quarante passés à l’étranger. Rentré pour l’occasion de Miami (Floride), cet ancien haut fonctionnaire des Nations unies a formé sans tarder un  » gouvernement d’union nationale  » transitoire de 19 membres, investi le 17 mars et installé à la barre jusqu’au prochain scrutin législatif, prévu au mieux à l’été 2005.

Composé à ce stade d’environ 2 800 hommes û 1 600 Américains, 750 Français, 330 Chiliens et une centaine de Canadiens û le contingent international dépêché en Haïti hérite lui aussi d’un mandat ad hoc, limité à trois mois. Il aura bouclé son déploiement avant la fin de mars, mais devrait s’effacer en juin au profit d’une force de paix aux couleurs onusiennes. Dans l’immédiat, il n’est de mission plus impérieuse que le retour à l’ordre. Voilà sans doute pourquoi les Etats-Unis ont  » inspiré  » la promotion à la tête de la police de Léonce Charles, jusqu’alors patron des gardes-côtes, partenaire zélé dans la lutte antidrogue.

Si les lynchages, les viols et les  » déchoukages « , saccages revanchards et souvent meurtriers, ont endeuillé l’après-Aristide et entravé l’acheminement des secours, le spectre de l’anarchie semble écarté. Reste que le désarmement des milices aristidiennes tient pour l’heure de la fiction médiatique. D’autant que  » Titid  » maintient le contact avec les chefs de  » chimères « , porte-flingues recrutés hier dans les bas quartiers de la capitale. Mais il faudra aussi réfréner les appétits du Front de résistance nationale û l’insurrection partie de Gonaïves (centre) et de Cap-Haïtien (nord) û et de ses chefs au lourd passé. A commencer par l’ancien officier de police Guy Philippe, disgracié en 2000 pour tentation putschiste, formé notamment à Quito (Equateur) par des experts américains, puis mouillé dans le trafic de cocaïne. Son bras droit, Louis-Jodel Chamblain, ne vaut pas mieux : cofondateur d’un gang de tueurs sous la dictature du général Raoul Cédras (1991-1994), l’ancien sergent a été condamné à la prison à vie par contumace pour le meurtre d’un commerçant proche d’Aristide.

Une espérance de vie d’à peine 53 ans

Le renflouement du rafiot haïtien exige un effort de longue haleine, ingrat et coûteux. Administration, industrie, éducation, justice : tout est à faire ou à refaire. Plus des deux tiers des Haïtiens végètent sous le seuil de pauvreté (moins de 2 A par jour). L’espérance de vie atteint à peine 53 ans. Celle de décrocher un travail régulier est quasi nulle.

Ironie des dates : l’ex- » perle des Antilles  » chavire dix ans après le rétablissement musclé, sous la férule américaine, de l' » ordre constitutionnel « . Et à l’instant de fêter le bicentenaire de son indépendance, arrachée à la France napoléonienne à la faveur d’un soulèvement d’esclaves. Malédiction ? De Kingston ou Bangui, Aristide hurle au complot.  » On m’a mis de force dans un avion dont j’ignorais la destination « , s’insurge-t-il. Juste retour des choses : lui a dirigé Haïti dix années durant sans cap ni boussole.

Vincent Hugeux

La mise au pas des milices relève pour l’instant de la fiction

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