Guerre à la guerre

En ces temps de commémorations et de menaces, le Louvre-Lens s’est penché sur les relations entre les artistes et la guerre. Depuis l’époque napoléonienne jusqu’à nos jours.

Jacques-Louis David s’émerveille. Bonaparte est son héros :  » Quelle tête, il a !  » confie-t-il après une séance de pose qui servira à imaginer une composition héroïque. En réalité, à part ce visage, tout n’y sera qu’artifice. Le chef de guerre maîtrise le cheval qui se cabre devant un paysage alpestre des plus sauvages mais l’animal est empaillé, le corps du héros est celui d’un modèle de circonstance et, derrière, les montagnes ont tout de la tenture peinte. Qu’importe. L’art relève aussi de la ruse. Il en sera toujours ainsi, comme en témoigne l’exposition. Même si le visage de la guerre comme l’art de la commenter ont bien changé. Ainsi, jusqu’au début du XIXe siècle, on représente les chefs d’armées comme des surhommes. Apologiques, les scènes de combats et de victoires ornent les palais. Mais lorsque devenu empereur, Napoléon multiplie les fronts en réquisitionnant de plus en plus d’hommes qui n’en demandaient pas tant, ce sont les blessés que peint le jeune Géricault et les tortures que grave Goya. On n’y croit plus. La guerre devient une folie. Voilà le premier acte de cette impressionnante exposition en douze séquences : David face aux romantiques.

Le Bonaparte, alors Premier consul, de David regarde vers la gauche avec assurance. Le cuirassier de Géricault, dont le corps s’inscrit dans une oblique inverse, lui, ne fixe plus personne. Sa détresse est intérieure. Le rêve s’est effondré. Lorsque, un peu plus tard, les conflits armés seront liés aux conquêtes coloniales, ce sont les populations vaincues que peindront Delacroix, Chassériau, Vernet, Fortuny, Remington… Pour la première fois, on y décrit aussi les exactions des conquérants : camps d’internement, exécutions sommaires, déportations des civils perpétrées, entre autres, par les Britanniques en Afrique du Sud.

La machine s’emballe

Au fil du parcours chronologique riche de plus de 200 oeuvres, le visiteur découvre donc, face à l’évolution technique, stratégique et humaine des guerres, les réactions des peintres mais aussi des photographes dont l’importance en tant que témoins objectifs, chroniqueurs et critiques, ira grandissante. Du coup, quand par exemple, en 1853, le sud de l’Ukraine s’embrase, les militaires envoient bien des photographes sur le terrain mais toujours après les combats. Il n’y aura ni mort ni blessé parce que leurs clichés, après être passés par la censure, seront gravés à des fins de publication dans les journaux… Une autre guerre, des images cette fois, est née. Face à la censure, Constantin Guys opère sur le vif, le carnet de croquis et le crayon dans les mains puis adresse le tout à un journal anglais qui profite de cette exception pour révéler le vrai visage de la guerre de Crimée. Quelques années plus tard, lors de la guerre de Sécession aux Etats-Unis, d’autres photographes (Gardner ou encore O’Sullivan) désobéissent à leur tour et fixent sur pellicule la mort au combat quitte, parfois, à arranger un peu la réalité par des mises en scène plus parlantes. Bref, la ruse une nouvelle fois. Mais lors de la Commune, à Paris, en 1871, certaines photos vont oser la brutalité sans fard en révélant un alignement de cadavres déposés dans des cercueils ouverts. Quant au peintre, il arrive souvent qu’il ne s’exprime que bien des années après la fin des combats. Comme s’il s’agissait d’un exorcisme. Quand, en 1888, Detaille signe Le rêve (une armée d’agonisants par-dessus laquelle passe une autre, victorieuse mais fantomatique), c’est de la guerre franco-prussienne de 1870 qu’il parle en évoquant le passé illustre des campagnes victorieuses de la France. Et ce n’est qu’en 1903 que Maximilien Luce peint les morts entassés devant les barricades de 1871. Enfin, c’est bien après la fin de la guerre 14-18 qu’Otto Dix grave ses souvenirs des tranchées de l’Yser et en 1970, alors que la guerre fait rage au Vietnam, que Zoran Music réalise une série de toiles sur ses souvenirs de prisonnier à Dachau.

L’art face à la folie meurtrière.

La folie de Napoléon avait été dénoncée en son temps. Mais que faire face aux nouveaux moyens (gaz moutarde, bombes, attaques aériennes..) qui déshumanisent davantage encore le visage de la guerre et donnent lieu à des spectacles de l’horreur jamais vus jusque-là ? Certains artistes engagés volontaires à l’heure des nationalismes triomphants en reviendront avec des compositions aussi expressives que critiques : Rouault, Pechstein, Grosz, Léger, Beckmann, Gance, Sander… D’autres (ce sera de plus en plus le cas des plasticiens au fur et à mesure qu’on se rapproche de notre époque) traitent la guerre  » de loin « . L’émotion peut être là, comme le sentiment de révolte, mais le travail se fait hors des frontières des conflits. Ainsi Masereel réfugié en Suisse durant 14-18, Picasso peignant à Paris le Guernica ou Mona Hatoum, la Palestinienne qui travaille aujourd’hui depuis Londres et Berlin.

Quant aux photographes, leur rôle grandissant aux cours des deux guerres mondiales les rend de plus en plus audacieux. S’ils traquent le quotidien des soldats, ce sont des hommes désormais (face aux machines à tuer) qu’ils révèlent. De même, les civils. Dans les villes dévastées, avec ou sans permission, ces nouveaux héros chercheront le regard d’une femme, d’un enfant, d’un soldat ou d’un réfugié. Face à la planification de l’horreur qui marquera les années noires de la Seconde Guerre mondiale, leurs images seront à la hauteur des démesures du temps. Certaines (on songe à des photographies prises après l’explosion de la bombe atomique) sont encore aujourd’hui insupportables. C’est néanmoins par les artifices de la peinture que s’exprimera sans doute de la façon la plus universelle, le nouveau sentiment de peur et de négation de l’humanisme (chez Nussbaum et Fautrier particulièrement). Par contre, sa diffusion limitée n’atteint pas le grand nombre à la différence de la photographie. Du coup, elle va jouer un rôle décisif dans la guerre du Vietnam. C’était en 1972. L’image prise par Nick Ut d’une enfant nue s’échappant du village attaqué au napalm provoquera des manifestations telles qu’elle accélérera le processus de désengagement des troupes américaines. Aujourd’hui, le trop-plein d’images médiatisées de l’horreur donne aux plasticiens (via la vidéo, l’installation ou la performance) une responsabilité nouvelle. La plupart d’entre eux demeurent loin des conflits mais au plus près des décideurs. Leurs ruses rivalisent d’inventions mais elles oscillent entre deux extrêmes : la surenchère (les frères Chapman, Combas…) ou la concision comme dans l’oeuvre Je saigne de Claude Lévêque : un sujet, un verbe tracé au néon rouge sur un fond uni de la même couleur. Implacable.

Les désastres de la guerre. 1800-2014, au Louvre-Lens, 99, rue Paul Bert, à Lens (France). Jusqu’au 6 octobre. www.louvrelens.fr

Par Guy Gilsoul

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