Fenêtre sur coeurs
Après son remarquable L’Eveil du Printemps, le Belge Benoît Mernier récidive avec La Dispute, tiré d’une courte pièce en un acte de Marivaux et présenté en création mondiale à la Monnaie.
La Dispute, à la Monnaie, à Bruxelles : les, 8, 10, 12, 13, 16 et 19 mars. www.lamonnaie.be
L’argument de départ paraît simple. Amour et Cupidon, les facétieuses divinités de la mythologie romaine, se querellent au sujet du sentiment amoureux. Si Amour est un fervent partisan de la fidélité et de l’approche courtoise et romantique, Cupidon se situe plutôt dans la lignée d’un Chamfort pour qui » l’amour n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes « . C’est la première dispute, ou plutôt » disputatio » au sens de discussion philosophique argumentée. Sur celle-ci vient se greffer une deuxième dispute, qui éclate bientôt entre le prince et sa fiancée Hermiane, suite aux infidélités répétées du premier. Ayant pris forme humaine, les dieux décident de vider ces différentes querelles en s’adonnant à une expérience originale. Il s’agit de confronter quatre jeunes gens, sortes d’enfants sauvages éduqués dans l’ignorance de leurs congénères et vierges de tout contact avec la société, censés n’avoir aucun tabou ni aucun préjugé de nature sociale. Qu’adviendra-t-il entre eux ? Le sentiment et la fidélité y trouveront-ils leur compte ? Le couple d’âge mûr observera dès lors, de façon quelque peu voyeuriste, l’évolution de ces jeunes gens dans l’éternel jeu de l’amour et du hasard.
La jeune Eglé (Julie Mathevet) est introduite la première dans une sorte de bulle édénique, figurée par un cube transparent aux arêtes de néons fluorescents. Guidée par Mesrou (Katelijne Verbeke) et Carise (Dominique Visse), les incarnations humaines de Cupidon et Amour, elle découvre cet étrange univers qui sera désormais le sien. Bientôt rejointe par Azor (Cyrille Dubois), nouvel Adam de ce » paradis » expérimental, ils ne tardent pas à s’éprendre l’un de l’autre et filent dans un premier temps le parfait amour. Mais cette osmose initiale ne tarde pas à être troublée par l’introduction de deux autres jeunes gens dans le » jeu « …
Accompagnant ces joutes d’abord innocentes et joyeuses, la musique se coule successivement dans plusieurs registres. A une écriture quasiment atonale, suggérant les remous diffus d’une nature inviolée, succèdent bientôt des accents plus structurés, se répondant en contrepoint. L’importance accordée aux percussions et aux instruments à vent souligne l’aspect instinctif et pulsionnel de ce premier langage amoureux, pur de toute convention. La soprano Julie Mathevet confère à son personnage d’Eglé la sensualité ingénue et le charme déjà impérieux d’une jeune Narcisse en fleur. Cyrille Dubois (ténor) campe quant à lui un Azor dégingandé et bondissant, tout en émois et réactions à fleur de peau. Chez le couple d’observateurs, Hermiane (Stéphanie d’Oustrac) et son prince (Stéphane Degout), c’est une tout autre chanson qui se fait entendre. Ici, comme dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, le langage sert depuis longtemps déjà à dissimuler la pensée, à travestir les sentiments. Tout est caché sous la surface et, du coup, le discours musical imaginé par Benoît Mernier prend toute son ampleur et plonge avec délices dans ces abîmes inavoués. Tantôt la partition contredit subtilement ce qui est énoncé par le couple manipulateur, tantôt elle se charge d’éléments citationnels (Couperin, la musique baroque), qui s’enchevêtrent comme autant d’effluves colorés et reflètent la complexité du sentiment et de ses non-dits.
Le duo Karl-Ernst et Ursel Herrmann a quant à lui joué la carte d’une mise en scène épurée et suggestive et d’une scénographie très mobile donnant aux interprètes toute latitude de se mouvoir avec la fougue et l’élégance voulue, pour notre plus grand plaisir.
ALAIN GAILLIARD
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