Et vous, vous avez honte ?

La honte n’a cessé de marquer la société de son empreinte ces derniers mois. De Molenbeek à Maelbeek, en passant par la crise des migrants, les résurgences sont nombreuses. Que disent-elles de notre époque ?

« Comment réagiraient les musulmans si des terroristes chrétiens se faisaient sauter au milieu d’eux ?  » s’interrogeait, début mars, et bien avant les attentats de Bruxelles, la journaliste saoudienne Nadine al-Budair dans un article publié dans le quotidien koweïtien al-Rai.  » C’est étrange que nous, les musulmans, croyons avoir le droit de condamner de telles déclarations plutôt que d’examiner les implications de certains de nos curriculums extrémistes, de notre formation et de nos régimes, et d’en avoir honte « , poursuivait-elle sans crainte de la provocation. Quelques mois plus tôt, peu après les attentats de Paris, on entendait ces mots durs :  » Abdelhamid a jeté la honte sur notre famille. Nos vies sont détruites…  » Ces paroles simples, jetées à la foule des journalistes qui voulaient savoir, c’étaient celles d’Omar Abaaoud, le père du cerveau présumé des attentats du 13 novembre. Une honte qui fut aussi celle d’un député français, Alain Marsaud, fondateur il y a trente ans du parquet antiterroriste.  » Je prends ma part de responsabilité. J’ai honte. J’ai honte de nos échecs « , clamait-il sur le plateau d’une chaîne d’info.

La honte. Emotion complexe parce qu’elle est convoquée dans la peine ou l’horreur, objet d’une étonnante exposition au musée Dr. Guislain à Gand (lire page 58), elle a marqué ces derniers mois : les moteurs truqués par VW, les scandales financiers à la Fifa, la crise des migrants, les dysfonctionnements policiers…  » Les responsables de ces actes ont tous en commun, malgré les différences qui les séparent, une absence totale de sens de la honte, c’est-à-dire de civilité « , explique Laurent de Sutter, professeur de théorie du droit à la VUB. Lorsque Spinoza définissait la honte comme  » une sorte de tristesse qui naît dans l’homme quand il voit ses actions blâmées par autrui, sans aucune crainte de dommage ou d’incommodité « , c’était à cela qu’il faisait allusion. La honte est l’affect de la civilisation.

Bas les masques

Mais aussi l’affect d’un ego perdu, comme le rappelle François De Smet, philosophe et directeur de Myria, le Centre fédéral Migration. Ainsi, la constitution de l’identité semble au fondement de ce sentiment de honte :  » Vous ne pouvez pas avoir honte si vous n’avez pas d’ego, et si l’enjeu n’est pas, au fond, l’image que vous cherchez à produire à l’extérieur, auprès des autres. La honte dépend aussi de la manière dont on se conçoit soi-même dans un groupe et de la part qu’on veut ou non y jouer.  » Question, donc : doit-on demander aux musulmans de s’excuser après les attentats ?  » Il ne faut pas qu’ils s’excusent, tout comme il faudrait arrêter de dire que les attentats n’ont rien à voir avec une religion déterminée. Même si avoir honte de quelque chose qu’on n’a pas fait, sous prétexte qu’on partage une caractéristique avec des personnes qui ont commis un acte honteux, fait naître des sentiments étranges. Doit-on avoir honte d’être Belge parce qu’il y a des terroristes qui viennent de Molenbeek ? Ils auraient pu venir d’ailleurs, mais ce sentiment ne peut renvoyer qu’à des questionnements sur le laxisme des autorités, le manque d’identité d’un pays, d’une région, d’une jeunesse, etc.  »

Le philosophe estime en tout cas qu’on crée en permanence les scénarios qui nous permettent d’échapper au sentiment de honte.  » Chacun se renvoie la balle et ouvre son parachute : c’est pas moi, c’est l’autre. C’est de la faute de l’équipe précédente, ce ne sont pas de vrais musulmans, ce ne sont pas de vrais radicaux, etc.  » Car qui dit honte, dit courage, lucidité.  » Personne ne peut assumer une responsabilité seul, isolément, sans invoquer un contexte, une histoire qui permettent de partager la responsabilité, et donc la honte.  » Ce qui inquiète François De Smet, c’est qu’on est dans une société de la fuite, de l’absence de prise de responsabilité.

 » C’est vrai que, quand on a honte, on se sent regardé, surpris par l’autre, on est touché dans l’image que l’on a de soi-même. Aussi, cette honte, on cherche la plupart du temps à la cacher, à se la cacher. Il y a cette volonté de la fuir « , rappelle Edouard Delruelle, professeur de philosophie politique à l’université de Liège.  » En fait, on assiste à un transfert de la culpabilité vers la honte, facilité par les réseaux sociaux où les rapports sont plus psychologisés, plus affectifs que moraux. Cela reflète surtout notre incapacité grandissante à nous projeter comme citoyens, à avoir un rapport à la société en termes de droits et de devoirs. Désormais, les affects se substituent à la conscience. C’est le signe d’une société qui doute d’elle-même, qui s’infantilise aussi.  »

Conflit d’intérêts

Un sentiment que partage le sociologue de l’ULB, Andrea Rea :  » La honte tient au sentiment que les normes sociales et démocratiques ne sont plus respectées, notamment par les élites politiques, judiciaires, économiques…  » Cette recrudescence de la honte serait la simple expression des atteintes à nos valeurs, aux fondements qui constituent la démocratie…  » Cette situation de transgression de la norme semble devenir plus la norme que le respect de la norme elle-même, mettant ainsi le projet démocratique en péril. Dans notre société, la logique est devenue celle du dos à dos, d’où ce sentiment de délitement. Ce sont surtout nos élites qui ont fait sécession dans la fonction intégratrice qu’elles occupaient auparavant. C’est le repli des majoritaires, en particulier de ceux qui ont le pouvoir économique, qui conduit à se sentir plus honteux qu’avant « , analyse Andrea Rea.

 » On est dans une époque où la honte, plus que d’être ressentie à titre personnel, l’est surtout désormais par procuration, c’est-à-dire qu’on est honteux du comportement d’autres personnes « , renchérit Paul Jorion, l’ancien trader et anthropologue.  » Le problème de la honte est sûrement là : on ne comprend plus de part et d’autre comment les autres se comportent. Nous vivons dans une société où la misère est en train de gagner : on appelle ça « ubérisation » par un gentil euphémisme, mais ça signifie que de plus en plus de gens sont prêts à faire certaines tâches pour pratiquement rien du tout, sans aucune protection sociale, tandis que d’autres en profitent, en en appelant à la responsabilité de chacun, alors qu’ils veillent d’abord à leurs intérêts.  »

En cela, le sentiment de honte s’effacerait au profit d’une pratique visant à  » rendre honteux « , à la manière d’une pratique de harcèlement, qui relève, pour Laurent de Sutter, d’un changement social de grande ampleur.  » Ce changement, on pourrait l’appeler le management de la dépression, c’est-à-dire la réorientation systématique des puissances pouvant prendre une forme politique vers leur forme nulle, triste, et sans effet possible. C’est William Burroughs qui appelait « merdeux » ceux qui refusaient de s’occuper de leurs affaires, en toute modestie, et qui venaient fourrer leur nez dans celles des autres, animés par la méchanceté.  » Pour Laurent de Sutter, le modèle néolibéral aurait multiplié les  » merdeux  » à tous les échelons de la société.  » Qu’il s’agisse d’hommes et de femmes politiques incapables d’agir de manière décente, d’hommes d’affaires obscènes, de terroristes fous ou de la grande conciergerie d’Internet, le phénomène est le même. Nous sommes entrés dans l’âge des « merdeux ». La question sociale, du coup, mérite plus que jamais d’être posée dans les termes suivants : comment allons-nous faire pour nous sortir de la merde ?  »

Par Pierre Jassogne

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