Entre remède et mirage

Référendum, consultation populaire, enquête publique, comités de quartier: les « nouvelles formes de citoyenneté » ont le vent en poupe. La démocratie directe rompt avec les vieilles pratiques belgo-belges, mais ne représente pas toujours une avancée démocratique. Interview de Vincent de Coorebyter, le directeur général du Crisp et auteur d’un récent ouvrage sur le sujet

Le Vif/L’Express: Après la Flandre, le gouvernement wallon vient de s’agiter autour du thème de la consultation populaire. Le sujet a décidément la cote. Que pensez-vous de cet instrument de démocratie directe?

Vincent de Coorebyter: Il peut constituer un outil utile, une vraie alternative à nos pratiques habituelles. D’abord, parce qu’il élimine les filtres normaux du système de démocratie représentative. La consultation populaire s’adresse directement aux individus, en-dehors du champ habituel des négociations, des compromis, des rapports de force inhérents au monde politique. En Belgique, pareille procédure s’avère d’autant plus séduisante qu’elle rompt résolument avec l’organisation en « piliers » de la société, structurés autour de clivages historiques – idéologiques, linguistiques et philosophiques – traditionnellement fort actifs. Avec ce type de pratiques, on se rapproche du modèle républicain français: la République demande aux citoyens de faire abstraction de leurs appartenances singulières pour défendre l’intérêt général de la Nation et non pas celui d’une communauté aux intérêts catégoriels. Mais il ne faut pas se leurrer: cet idéal relève largement du mythe.

L’engouement autour des thèmes de la consultation populaire, du référendum ou d’autres outils de démocratie directe prouve-t-il que le « système belge » a vécu?

Je constate, en tout cas, un paradoxe: la participation collective à travers des groupes constitués – mutuelles, syndicats, église, laïcité, etc. -est très importante en Belgique. Les outils permettant cette participation à la vie publique sont extrêmement étoffés et, pourtant, le fonctionnement de la démocratie ne semble plus donner satisfaction. Le malaise ne date pas d’hier: les termes « crise de la représentation », « fossé entre le citoyen et le politique » et « citoyenneté » ont fait leur entrée dans le vocabulaire belge au lendemain du « dimanche noir », c’est-à-dire après le scrutin législatif de novembre 1991 et la percée de l’extrême droite. Quelles sont les raisons de cet échec au moins partiel de notre système de représentation? Sans doute multiples et nuancées. A mon avis, on assiste à un double désenchantement: d’une part à l’égard de l’univers politique, fonctionnant en vase clos et trop éloigné des réalités et, d’autre part, à l’égard de ces groupes organisés à qui l’on reproche finalement les mêmes défauts. Il est vrai que ceux-ci ont développé des pratiques semblables à ceux du monde politique, adopté les mêmes discours et les mêmes modes de décision, et établi des relations étroites avec lui. Ces critiques sont d’ailleurs amplifiées et caricaturées par l’extrême droite dans ses attaques contre « le système ». Sur un autre mode, lorsque Guy Verhofstadt, alors président du VLD, a sorti son « Manifeste du citoyen » en 1992, il s’en prenait également à ces « piliers » jouant les intermédiaires entre l’Etat et le citoyen.

Mais peut-on se passer de ces intermédiaires dans une société aussi complexe que la nôtre?

C’est bien là le problème: contrairement à la France qui, pour liquider l’Ancien Régime, a tout misé sur la sensibilité républicaine, la Belgique a développé un réseau de groupes et a reconnu une série d’intérêts sectoriels et catégoriels. Puisqu’il y avait tant d’intérêts différents, hérités de l’Histoire et des déséquilibres socioéconomiques, linguistiques et idéologiques apparus dès la création de l’Etat belge, autant tous les reconnaître pour qu’ils puissent cohabiter en paix. Quand on organise une consultation populaire en France, on ne se pose même pas la question de savoir quel parti ou quel groupe va réussir à imposer ses vues. En Belgique, il en va évidemment tout autrement: imaginez-vous ce qui se passerait si une consultation populaire remportait 95 % de « oui » en Flandre – et, par conséquent, quelque 55 % à l’échelle nationale -, tandis que la Wallonie serait très majoritairement contre? Impossible, chez nous,d’imaginer pouvoir cueillir l’universel comme la vérité sortant nue du puits, pour reprendre une image en vogue au XIXè Siècle…

D’où l’importance de bien choisir les sujets que l’on soumettrait éventuellement à l’avis de l’opinion…

C’est évident! Il faut absolument écarter les sujets trop sensibles ou tellement complexes qu’ils ne pourraient faire l’objet d’un vote raisonné de la part des citoyens consultés personnellement. Il y a d’ailleurs un consensus, au sein du monde politique, sur le fait qu’il faut éviter de soumettre à consultation des questions ayant trait à des individus (« Faut-il ou non virer le secrétaire communal? »), à la fiscalité (« Faut-il diminuer les impôts?), aux principes démocratiques fondamentaux (« Que pensez-vous du rétablissement de la peine de mort? »), ainsi qu’aux questions linguistiques et communautaires. Cela étant dit, pour que la consultation ou le référendum aient un sens, il faut soumettre aux citoyens de vrais enjeux suscitant de vrais débats. Le référendum organisé en France sur la question de l’adhésion ou non au Traité de Maastricht constitue un bon exemple: il a obligé l’ensemble des responsables politiques à réaliser un intéressant travail de pédagogie collective. L’issue était incertaine, le risque couru par le gouvernement français était grand et il a joué le jeu. On a vraiment donné au peuple souverain l’occasion de prendre une décision sur un enjeu important, après l’avoir informé. Pas grand-chose à voir, par exemple, avec l’enquête publique réalisée, en 2000, par Luc Van Den Bossche (SP.A), le ministre de la Fonction publique et de la Modernisation de l’administration. Le projet de refonte de l’administration était déjà élaboré dans le détail et avait fait l’objet d’un accord politique. On cherchait donc manifestement davantage à informer la population et à vérifier son adhésion à la réforme qu’à l’écouter: en cas d’opposition, il n’était pas prévu d’amender le projet.

Les « pratiques citoyennes » de toute nature se multiplient ces dernières années. Doit-on s’en réjouir?

Oui, avec des nuances. Elles n’émanent évidemment pas toutes du monde politique, et c’est heureux: les altermondialistes, par exemple, basent leur légitimité sur leur présence massive aux Smmets d’organisations internationales. Ils ambitionnent de parler au nom de l’intérêt général, de la planète toute entière: le font-ils vraiment? Un autre exemple: les citoyens réunis en comités de quartier. Quand ils protestent contre l’implantation d’une infrastructure (bâtiment, équipement …) dans leur environnement immédiat, tout en n’étant pas opposés à son principe – c’est le phénomène Nimby, tiré de l’anglais Not in my back yard, c’est à dire « Pas dans mon jardin » -, ils utilisent les outils de la démocratie participative. Ne soyons pas naïfs: cette dernière peut quelquefois se nourrir aussi d’un égoïsme de groupe. Citons aussi ce que l’on appelle l' »e-démocratie », c’est-à-dire le recours à l’Internet dans les pratiques démocratiques et, notamment, pour organiser des sondages. Certains suggèrent que la consultation régulière et directe de l’opinion publique pourrait remplacer le système de partis porteurs de programmes et, pourquoi pas, les élections. C’est oublier que les sondages, qui interpellent le citoyen par surprise, ne remplaceront jamais une campagne électorale offrant l’occasion aux groupes de toute nature de rappeler leur priorités et d’entrer dans un débat contradictoire avec le monde politique. Il faut garder l’esprit critiqueface aux pratiques contemporaines de démocratie directe: trop de citoyenneté peut, aussi, tuer la citoyenneté…

Entretien: Isabelle Philippon, La citoyenneté, par Vincent de Coorebyter. Dossiers du Crisp, n°56,

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