Entre l’ombre et la lumière

La deuxième opération de relance sera-t-elle la bonne ? Charleroi rêve de grues, d’emplois et d’insouciance. Des signes de renouveau sont perceptibles. Mais les fantômes du passé hantent encore les couloirs de l’hôtel de ville.

Chaque matin, je me lève avec trois ou quatre envies d’y croire et autant de raisons de plonger dans le désespoir. C’est ça, Charleroi, sourit ce syndicaliste. Je continue à aimer l’âme slave de cette métropole où, comme l’a écrit le poète Jacques Viesville, le rire est si proche des larmes et les larmes si proches de la révolte.  » Après le  » bombardement « , cet homme cherche un chemin de crête entre l’ombre et la lumière. Il avance masqué – ah, cette peur qui tenaille encore les Carolos ! Il refuse l’optimisme béat, comme la complaisance dans le pessimisme.  » Les gens ont le moral dans les talons. Moi, je passe mon temps à rassurer ma famille, à lui expliquer que les investisseurs restent attirés par nos zonings. Je ne suis pas sûre d’être entendue « , confirme une spécialiste du développement économique.

C’est la deuxième fois que Charleroi tente de relever la tête depuis l’épouvantable été 2005, gâché par les affaires. L’échec du premier essai a causé une sinistrose plus profonde encore que le séisme. Quand le gentil Jacques – Van Gompel – a été arrêté, en octobre 2006, la population s’est sentie salie. Un Monsieur Tout-le-monde, ce bourgmestre obéissant et un rien candide. Mais le  » chevalier blanc  » s’était noirci les bottes sans même s’en rendre compte. Retour aux enfers… L’année 2007 s’est avérée pire que prévu. Des documents pourris dans toutes les armoires de l’hôtel de ville. Des inculpations en cascade. Des imposteurs démasqués après qu’on eut misé sur eux pour relancer la machine. A l’image du sobre Bernard Bermils, l’adjoint du secrétaire communal ripoux. Ce grand bonhomme sans aspérités tenait la plume du  » livre blanc  » censé générer une nouvelle gouvernance. Mais il était lui-même compromis…

Y a rien à faire, la méfiance règne. A Charleroi-la-maudite, cela suinte. La césure avec le passé reste une vue de l’esprit.  » Il y a des gens qui n’ont jamais vu la ville fonctionner normalement, d’autres qui n’ont pas la pédagogie du changement « , regrette notre syndicaliste. On ne réforme pas une administration vermoulue d’un coup de baguette magique. On n’éveille pas aussi vite une société à ce point figée, anesthésiée, enchaînée. On ne reviendra pas sur les occasions manquées. Primo, la ville et le pouvoir de tutelle (la Région wallonne) ont renoncé à un audit généralisé, qui aurait bien aidé la justice. Il n’existe à ce jour aucune étude sérieuse expliquant les déviances du pouvoir absolu dans une région propice au clientélisme. Secundo, le PS reste cramponné aux leviers de commande. Le parti d’Elio Di Rupo a refusé de lâcher la proie pour l’ombre et, aux communales d’octobre 2006, les humanistes du CDH ont décliné toute alliance anti-PS.

Le PS craint comme la peste une dissidence des Van Cau

Pour l’écrivain Richard Lorent, il faut casser le mythe de l’avant et de l’après.  » Le discours dominant consiste à affirmer qu’il y a eu un simple dérapage. On efface tout et on recommence. On préfère maintenir Charleroi loin des yeux, au risque de l’abandonner à son triste sort. C’est oublier que ce qui est arrivé était totalement prévisible : voilà à quoi aboutit l’exercice d’un pouvoir sans partage durant plus de trente ans ! Aujourd’hui, il faut en profiter pour repenser la politique : elle n’est pas devenue plus vertueuse d’un seul coup. Des partis comme le PS fonctionnent selon le principe de la coupole. Chacun rêve d’accéder au sommet ; les militants, eux, sont négligés. Les mandataires publics que la justice a pincés ne songeaient pas tous à s’enrichir. « La vanité, mon péché préféré », dit Al Pacino dans le film Les Associés du diable. Pourquoi ferait-on mieux demain, à Charleroi ?  » Richard Lorent reconnaît que pareils propos font hurler dans les hautes sphères. Jusqu’où le monde politique osera-t-il se remettre en question ?

Au PS, Elio Di Rupo a longtemps tergiversé avant de parachuter un pompier, le professeur d’université Paul Magnette. Après l’échec électoral de juin 2007, cet homme brillant a reçu les pleins pouvoirs présidentiels à Charleroi et environs. Magnette a déminé, écouté, engrangé de premiers succès. Sur-le-champ, Di Rupo en a fait un ministre wallon puis fédéral, trop heureux de mettre en avant un tel candidat du renouveau, vierge et intact. Mais le président du PS entend-il la grogne qui monte auprès de la base ? Les militants se plaignent d’une absence de dialogue. Eux savent qu’à  » Beyrouth « , comparaison empruntée au député Patrick Moriau, le feu couve. Divers clans se sont formés. Le baromètre des frustrations annonce un vent de tempête lors de la confection des listes électorales, avant les régionales de 2009. A force de taire les dissensions, d’éviter les confrontations, Magnette et les rénovateurs ne font-ils pas le jeu de Jean-Claude Van Cauwenberghe ?  » Van Cau panse ses plaies. Il attend l’heure de la revanche, commente une parlementaire.  » On  » a écarté son fils Philippe. Ça, c’est la pire chose qu’on pouvait lui faire. L’ancien ministre pourrait causer des dégâts immenses s’il faisait sécession, s’il s’érigeait en leader populiste.  » Délire ou menace réelle ? La capacité de nuisance du clan Van Cau effraie en tout cas les nouveaux échevins socialistes. Van Cau, le premier, se charge de mettre le feu aux poudres. Il déclare publiquement que, de son temps,  » il y avait des pneus, des bics et des crayons à la ville de Charleroi « , allusion à la grande misère du service public (lire l’encadré p. 33).

La justice carolo a perçu les risques de sabotage. Elle semble craindre les man£uvres de déstabilisation. Elle poursuit ses interventions chirurgicales auprès de fonctionnaires, d’entrepreneurs et de fournisseurs de la ville. Au risque d’être mal comprise :  » Les enquêteurs veulent-ils coincer Van Cau ou nettoyer toute la ville ?  » interroge un échevin de la nouvelle équipe. Lors de l’inculpation de Philippe Van Cauwenberghe, en juin 2007, pareilles critiques avaient déjà émergé. Le pouvoir judiciaire donnait l’impression de vouloir se substituer au politique, incapable d’écarter le clan Van Cau (à l’époque, il n’était pas exclu que Philippe Van Cauwenberghe devienne… bourgmestre). Au parquet de Charleroi, on maintient que les colleurs d’affiches de Van Cau Jr agissaient en véritables commandos, débarquant dans un restaurant, proférant des menaces, créant un climat délétère. Verdict au tribunal.

Pareil climat n’est guère propice aux exploits annoncés par l’actuel bourgmestre CDH Jean-Jacques Viseur. Celui-ci promet l’arrivée imminente des grues qui vont redessiner le visage de Charleroi, ville sale, encombrée par les chancres industriels et dépourvue d’un centre convivial.  » Gare aux déceptions ! entend-on au Café du commerce. Le maïeur pratique la méthode Coué. Au lieu des incantations, il aurait dû avertir la population que le redressement sera long et pénible.  » Plutôt que les bienfaits de la nouvelle éthique, c’est l’absence du conteneur devant la porte, les files d’attente à la crèche et la fin des petits privilèges qui  » agrémentent  » le quotidien de ces Carolos qu’on dit assistés.

Des progrès qui échappent au Carolo moyen, très impatient

Seuls les mieux informés ont compris ce qui se passe au nord de la ville. Même s’il est coûteux, l’aéroport à privatiser rayonne grâce à Ryanair. L’aéropôle voisin pourrait prochainement doubler de volume, pris d’assaut par les firmes high-tech en manque d’espace et insensibles aux  » affaires « . Bref, Charleroi profite de ses atouts géographiques, de sa bonne localisation à un jet de pierre de la capitale qui lui autorise le label  » Bruxelles-Sud « . Mais trop peu d’habitants en sont conscients.

Bientôt, qui sait ?, les progrès enregistrés par la nouvelle coalition feront taire les clients impatients. Ces progrès, il faudrait être aveugle pour les nier. 1. L’alliance du PS, du MR et du CDH permet les contrôles mutuels. Cela tranche avec l’époque où le conseil communal et les conseils d’administration des intercommunales étaient de simples chambres d’entérinement, après que tout avait été décidé dans des comités exclusivement  » rouges « . 2. La ville n’est plus découpée en une dizaine de baronnies échevinales. 3. Les procédures administratives sont rendues transparentes. Il est fait appel à des marchés publics plus souvent que nécessaire. Même pour commander du petit matériel. 4. Pour retaper le centre-ville, les autorités communales ont prévu un concours d’architectes, imaginent un schéma de développement commercial, ouvrent la porte à la concurrence. Avant, les grandes man£uvres étaient préparées dans le secret. Les favoris du pouvoir prenaient un temps d’avance sur les autres promoteurs. 5. Le développement économique répond aux mêmes exigences. Meilleure concertation et prise en compte de tous les intérêts. 6. Ensemble, le secteur privé et le public devraient investir quelque 2 milliards d’euros d’ici à 2012. Pendant plusieurs années, Charleroi a sous-investi par rapport aux grandes villes wallonnes. L’argent filait. Mais pas au bon endroit.

Ph.E.

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