Enfants martyrs

Coups, privations… Pour Céline Raphaël, la musique fut une torture. De 3 à 14 ans, elle dut s’arrimer à son piano, proie d’un père qui voulait faire d’elle un petit Mozart. Devenue médecin, la jeune femme raconte cette histoire – pas si unique – où maltraitance rime avec excellence.

(1) La Démesure. Soumise à la violence d’un père, par Céline Raphaël. Max Milo, 237 p.

Elle faisait depuis deux heures le récit de son enfance fracassée, quand, parcourant l’album de famille, où elle apparaît tout sourires (et jamais devant son piano), elle a laissé échapper :  » On ne devine pas la souffrance en regardant ces photos et, pourtant, tout est vrai !  » On la croyait depuis le début, bien sûr, et il y avait quelque chose de troublant à entrevoir, derrière la jeune interne en médecine joyeuse, amoureuse et impressionnante de maturité malgré ses 28 ans, l’enfant qui s’est cognée pendant si longtemps à l’indifférence des adultes.

 » Tout est vrai « , oui, dans cette histoire hors normes, n’en déplaise à une croyance tenace selon laquelle les Cosette ne fleuriraient que dans la misère. Jusqu’à l’âge de 14 ans, Céline Raphaël a vécu sous les coups de son père, qui voulait faire d’elle un génie du piano. Elle aurait pu en mourir. Elle a survécu, réalisé son rêve – soigner les autres -, et témoigne aujourd’hui dans un livre âpre et dérangeant (1), afin de briser la loi du silence :  » Deux enfants par jour meurent en France des suites de maltraitance. Dans la plupart des cas, on aurait pu agir et on ne l’a pas fait.  »

Le milieu est bourgeois et provincial, l’époque, ces années 1980 où la France découvre le culte de la performance. Le père de Céline, robuste moustachu, dirige une usine après un passage à Sciences po et dans une grande école d’ingénieurs dont il est sorti major. La mère a cessé de travailler pour s’occuper de ses enfants. Enfin, de la plus jeune. Car, très vite, l’éducation de l’aînée relève exclusivement du père. A 2 ans, Céline est initiée au piano. Elle rafle le premier prix d’un concours national à 8 ans, pose en petit prodige dans La Montagne et travaille jusqu’à la nuit venue impromptus de Chopin et sonates de Mozart. Mais rien n’est jamais assez, et les châtiments pleuvent : la fillette est privée de nourriture, enfermée sans lumière dans la cave, rouée de coups. Ses cheveux sont régulièrement rasés. Quand ses doigts trahissent la fatigue, elle doit baisser son pantalon pour recevoir le ceinturon. Lorsqu’il s’absente, l’homme dépose un cure-dent sur la poignée de porte extérieure de la bien mal nommée  » salle de jeux « , afin de s’assurer que sa fille n’en profitera pas pour s’éloigner de son instrument.  » Il aurait pu tout simplement utiliser la clé. Mais il voulait montrer que j’étais sa chose.  »  » Tu es pire qu’un chien « , lance-t-il, alors qu’elle ose se plaindre d’être moins bien traitée que leur compagnon à quatre pattes.  » Je t’aurai. T’en crèveras, mais je t’aurai !  » aboie-t-il un autre soir.

La mère laisse faire, tétanisée par la soumission. Même silence assourdissant du côté du médecin de famille, des professeurs de piano qui se succèdent et à l’école, où personne ne semble s’émouvoir du corps décharné et des absences à répétition de l’élève. Pis, Céline est prise en grippe par certains de ses enseignants. Quand elle rate la séance de sport de trop, son professeur lui lâche ainsi :  » Dis donc, toi, tu crois que sous prétexte que tu es la fille du directeur, tu peux te permettre de ne pas venir à mes cours ?  » A la veille d’un concours, un coup plus fort qu’un autre la fait tomber de son tabouret, provoquant un large oedème au genou. Céline est conduite à l’hôpital par son père. Les médecins parlent d’un syndrome de Münchhausen (le fait de simuler une maladie pour attirer l’attention) et d’automutilation, jamais de maltraitance. Comme si, aux yeux d’un entourage mystifié, le bourreau ne pouvait porter l’habit impeccable d’un  » Monsieur « .

Il faut l’obstination d’une infirmière scolaire pour que son destin bascule enfin. Céline est alors âgée de 14 ans. Elle ne s’alimente presque plus et songe au suicide. Alertée par une dissertation où la collégienne avoue consacrer quarante-cinq heures hebdomadaires au piano, l’infirmière la convoque et la délivre de son secret.  » Je dois la vie à cette femme. Très vite, je ne pouvais plus me passer de nos rendez-vous. Grâce à elle, j’avais un sentiment d’invincibilité. Elle était comme une force magique qui m’empêchait de mourir quand je rentrais chez moi, le week-end.  » Le temps de réunir les preuves suffisantes de maltraitance et un signalement est établi auprès de la police. L’adolescente est éloignée d’urgence de sa famille. Elle pèse 38 kilos.

Commence alors un parcours ubuesque qui voit Céline ballottée d’un hôpital à une famille de placement, au sein de laquelle personne ne parle le français, jusqu’à un foyer de semi-liberté… réservé aux jeunes délinquantes. L’adolescente y reste un an.  » Le lieu n’était pas du tout adapté à ma situation « , en sourit-elle aujourd’hui. Pour rejoindre son lycée, elle doit se lever à 4 h 30 puis rentrer à 21 h 30, épuisée. Elle finit par retourner chez ses parents, le temps d’obtenir une bourse d’études pour elle et sa soeur, gage de liberté. Entre-temps, tout a changé. Son père lui apparaît  » petit et maigre « . Elle a gagné en confiance. Surtout, son statut de victime a été reconnu par la justice lors d’un procès dont elle ne garde aucun souvenir, sinon celui de cette phrase, terrible, prononcée par la procureure :  » Monsieur, vous êtes un minable.  » Le  » minable  » est condamné à deux ans de prison avec sursis, dix-huit mois de mise à l’épreuve avec injonction de soins.

Parvient-elle à l’aimer, ce mentor qui avait fait d’elle une esclave au nom de la perfection ? La question se heurte au silence. Puis :  » Parfois, ma soeur et moi, nous nous demandons si sa mort nous rendra tristes… sans trouver de réponse. Mon père est avant tout un homme malade. Il a scindé sa personnalité en deux pour survivre à l’horreur d’un père très violent. Aujourd’hui encore, il nie en bloc les sévices. Quand je lui ai dit que sa violence me faisait encore souffrir, il m’a répondu : « Mais tu n’as qu’à te faire soigner ! »  » Sa maman, elle, est entièrement pardonnée.  » On s’appelle tous les jours. Sans elle, je n’aurais pas tenu.  » Dans une lettre rédigée peu avant le procès, cette dernière adresse un mea culpa déchirant à celle qu’elle n’a pu embrasser depuis de longues semaines :  » Je pense à toi constamment et je me dis que si j’avais été à la hauteur, si j’avais eu plus de caractère, si j’avais su taper du poing sur la table, on n’en serait pas là. […] Je regrette, mon coeur, je regrette tellement.  »

Céline ne manifeste en revanche aucune indulgence à l’égard des professionnels de l’enfance qui n’ont rien vu ou rien voulu voir durant toutes ces années.  » J’en sais désormais quelque chose : on n’apprend pas aux médecins à déceler la maltraitance. Ils ne savent pas non plus vers qui se tourner en cas d’alerte. Il faut améliorer leur formation ainsi que celle des enseignants « , s’emporte-t-elle.

C’est l’heure de la photo. La jeune femme au corps de fillette s’installe au piano pour entamer la première ballade de Chopin – sa préférée. Autour d’elle, il y a de grosses peluches, des manuels de médecine très sérieux, la copie du jugement qui a changé sa vie –  » Je la conserve comme un trésor « , dit-elle – et une grande affiche de La Vie est belle, le film de Capra qui rend heureux.

GÉRALDINE CATALANO

 » Parfois, ma soeur et moi, nous nous demandons si sa mort nous rendra tristes…  »

Il faut l’obstination d’une infirmière scolaire pour que son destin bascule enfin

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