» En ce moment où l’avenir est bouché, jamais on n’y a moins pensé « 

Nous achevons la publication, entamée dans notre numéro du 1er août, d’extraits du journal de guerre d’Adrien Bayet. Ce chirurgien bruxellois mobilisé au chevet des blessés, évoque avec émotion et lucidité, tristesse et espérance, les dernières semaines de 1914, première année de guerre.

Dimanche 15 novembre 1914. C’est le jour de la fête de notre brave Roi. Vive le Roi ! En temps ordinaire, ces anniversaires me laissaient froid. J’avoue que je ne songeais guère à fêter cet anniversaire de notre souverain. C’est affaire aux fonctionnaires, aux gens de cour, à ceux qui, par métier, doivent papoter au Roi l’hommage de leur fidélité et de la fonction qu’ils remplissent.

Cérémonie banale, fastidieuse pour celui qui la subit, pour ceux qui y participent. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. J’ai décidé de me rendre vers Sainte-Gudule afin d’y voir l’aspect de la foule. Aux tours, pas de drapeau national. Cela, je le vois de loin. En descendant le Treurenberg, je vois la foule qui se dirige vers la cathédrale. Il fait froid, mauvais.

La foule est recueillie, elle est composée surtout de bourgeois. Par l’entrée latérale, s’engouffrent les visiteurs ; d’autres sortent. J’essaie d’entrer. Impossible. Le temple est bondé à ne pas pouvoir s’y mouvoir. Tous ont eu la même idée : venir rendre hommage à celui qui, dans son petit coin de terre, incarne la Nation, à celui qui s’est, petit roi, mis à la tête de son petit peuple, et a fait tête à l’ennemi, cent fois plus puissant que lui.

Je sors et je vois sur la place, de toutes parts, déboucher des groupes de fidèles qui viennent joindre leur hommage à ceux des Belges qui ont déjà envahi l’église. On vend des insignes nationaux, représentant le Roi et la Reine… Les boutonnières s’ornent des couleurs nationales…

La neige commence à tomber. C’est la première de l’hiver qui commence… Nos pauvres soldats ! Tout le temps, ma pensée va vers eux. Je me les figure, dans les tranchées humides, transis de froid, et parfois aussi je pense à ceux qui, blessés, restent couchés la nuit sur le champ de bataille, et que sur eux souffle la bise et tombe la neige impitoyable…

J’ai été témoin, rue Brederode, d’un spectacle bien typique du régime sous lequel nous vivons. Par une pensée pieuse, l’on avait songé à placer, dans un des petits bâtiments qui bordent le jardin royal, un registre où les Belges venaient signer une adresse de congratulation à leur Roi absent.

De fait, une quarantaine de personnes faisaient queue (sic), attendant le moment de signer. Arrive un lieutenant allemand qui pénètre dans le bâtiment. Bientôt, je vois en sortir ceux qui y avaient déjà pénétré pour apposer leur signature. Leur figure exprimait une véritable indignation : le lieutenant avait confisqué le registre et interdit la continuation de l’apposition des signatures. Pendant que les assistants commentaient à voix basse cet incident, l’officier sortit. A ce moment, un cri s’éleva : « Vive la Belgique ! Vive la Belgique ! » L’officier aidé d’un civil se saisit d’un jeune homme qui avait crié et l’emmena…

Mercredi 18 novembre. Je passe l’après-midi chez moi, à lire et à méditer ; quelle pénurie de société intelligente ! Je ne puis vraiment plus aller retrouver cette bande du  » Majestic  » où, à part Cassel, il n’y a qu’imbéciles et sots.

Jeudi 19 novembre. Il neige ; décidément, l’hiver s’annonce rigoureux. Voici venir l’hiver, tueur de pauvres gens… Hélas, il n’est plus le seul à faire cette besogne !

Vendredi 4 décembre. Quelle singulière chose ! De toutes les personnes auxquelles je parle, pas une qui n’ait confiance dans l’issue finale de la guerre. L’on parle du départ des Allemands comme d’une chose certaine, qui doit (NDLR : souligné dans le texte) arriver.

L’occupation est considérée comme un désagréable incident de la guerre, comme une contrainte morale qui n’entame en rien la marche des événements vers la finale libération. C’est chose entendue et admise par tous. Nous finirons par être vainqueurs. Comment, à la suite de quels événements, nous n’en savons rien.

Que cet état d’esprit règne ici, il y a lieu de s’en étonner, car les nouvelles que nous recevons sont toutes de nature à créer une atmosphère favorable aux idées allemandes. Mais que cela soit, ce n’est pas un des moindres étonnements de l’étonnante situation que nous traversons, surtout si l’on songe au prestige qu’a toujours eu l’Allemagne en Belgique, dans le monde gouvernemental, bourgeois et catholique, dans le monde industriel et dans les milieux scientifiques.

Samedi 5 décembre. Voilà 4 mois que Liège fut attaquée. 4 mois ! Que de choses depuis lors. Si l’on nous avait dit que, au bout de 4 mois, les forces seraient simplement en balance, aucun de nous ne l’aurait cru.

L’on m’avait dit que la guerre, étant donné la force des armements, la question financière, ne pouvait durer longtemps. Ce que l’on avait oublié, c’est que les ressources d’un pays sont presque inépuisables. Voyons la Belgique qui, foulée par des milliers et des milliers de soldats étrangers, dépourvue de toute occasion de travailler, trouve encore moyen de se nourrir. Il y a, certes, de la gêne alimentaire, mais pas de famine véritable.

En somme, ce qui nous fait le plus défaut pour le moment, ce sont les nouvelles et je suis tenté de croire que dans les pays libres, les habitants ne sont pas mieux lotis que nous. La censure est partout.

Dimanche 6 décembre. C’est la Saint-Nicolas. Pour la première fois depuis 14 ans, je n’assiste pas à cette fête à l’hôpital. Aussi bien sera-t-elle triste : les fonds que recueillent les journaux sont consacrés à secourir les pauvres, à donner des vêtements. Et j’ai donné seulement une quarantaine de francs pour que les petits aient tout de même un jouet. Pour les autres enfants, ceux de la bourgeoisie, j’estime qu’il vaut mieux ne rien leur donner. Il est bon que leur petite imagination soit frappée et que l’année terrible que nous traversons soit pour eux celle où saint Nicolas n’est pas passé.

Lundi 7 décembre. Demain, je reprendrai mes consultations. Ma clientèle est à vau-l’eau… A part quelques cas graves, l’on ne se décide guère à aller chez un spécialiste.

Tout le monde est ruiné ; les gens consciencieux évitent de faire une dépense qu’ils devront payer ; les autres, ceux qui sont décidés à ne rien payer, viennent tout de même. L’on n’a pas assez de continuité dans les idées pour être malade et suivre un traitement ; pour le médecin, il est trop distrait par les péripéties du drame qui se passe sous ses yeux pour traiter convenablement un malade.

C’est littéralement la vie au jour le jour et, en ce moment où l’avenir est bouché et plein de menaces, jamais on n’y a moins pensé. Cette sorte de fatalisme est le résultat de la conviction, raisonnée ou non, que nous avons tous, d’être le jouet d’événements qui nous sont, de beaucoup, supérieurs, et que nous devons subir, sans que notre volonté y ait la moindre part.

Mardi 8 décembre. J’ai reçu ce matin une lettre d’Allemagne qui m’a ébahi. Elle vient de Kromayer. Il m’annonce l’envoi d’un petit travail à lui ! et me prie de l’accepter. Ils ne savent donc rien de cette guerre inexpiable ?

Mardi 15 décembre. J’ai aujourd’hui, à ma consultation, entendu un mot terrible, dit innocemment et sans malice. Un malade se présentant chez moi, comme nous parlions de la guerre et des difficultés de la vie, je lui demandai incidemment quelle était sa profession. Il me répondit qu’il voyageait pour les modes. Et comme je lui disais que par le temps qui court, cet article devait souffrir : c’est vrai, répondit-il, les modes ne donnent plus rien… Il est vrai que pour nous rattraper, nous avons les crêpes ! Il le disait sans malice, tout simplement, mais c’était sinistre.

Lundi 21 décembre. Je remarque, au sujet de l’impression que fait une victoire de nos adversaires, que sont surtout impressionnés, d’abord les Juifs, puis ceux qui ont une origine germanique, par exemple des Flamands. Ils sont plus impressionnés que nous, parce qu’ils ne voient pas aussi bien que nous les défauts de la mentalité germanique.

Cela ne peut ressortir vivement que dans un cerveau imprégné de culture latine. Et dès lors, toute affirmation brutale de la force ou de la puissance exerce sur eux, par une réaction immédiate, un effet d’admiration et de terreur. Les manifestations plus délicates, plus subtiles, de la force latine, les calculs déliés, froids, à longue distance des Anglais, ne les touchent pas ; mais le bruit scandé de la lourde botte sur le pavé leur donne l’idée enfantine d’une puissance qui se manifeste par un rythme agressif.

Au fond, à Bruxelles, la population a un fond germain et j’en vois la preuve à la difficulté que j’ai de faire comprendre la conception latine de la puissance, alliée à la souplesse et à l’harmonie.

Mardi 22 décembre. Ce matin en arrivant à l’hôpital, j’ai trouvé la salle 29 remplie d’enfants malades, qui s’étaient sauvés d’Ostende. Ils étaient tous couchés ; partis hier à 4 heures de l’après-midi, ils étaient arrivés ici à 5 heures du matin !

Le spectacle, ce matin, des enfants réfugiés était navrant ! Le concierge de l’hôpital, qui cependant est blasé, me disait :  » Monsieur, c’est pire que lors des invasions des Normands…  » Ce matin, j’ai pleuré de rage et de douleur en voyant ces pauvres enfants chassés de leur asile.

Mercredi 23 décembre. C’est aujourd’hui mon anniversaire de 51 ans. Jamais je n’ai regretté de ne plus être jeune. Jusqu’ici, j’acceptais la vie comme un fait, et jamais je n’avais eu, vers le passé, ces regards d’envie que beaucoup d’hommes lui jettent.

Mais, cette année, je voudrais être plus jeune ; je voudrais pouvoir prendre un fusil, veiller dans les tranchées, être directement utile à la défense de mon pays. Je suis trop vieux pour cela. Je me sens perclus, et je ne serais qu’une gêne.

Jeudi 24 décembre. En rentrant à 6 heures, je vois les illuminations à l’intérieur de la salle des pas perdus au Palais de Justice. Au parc, il en est de même. C’est la grande fête de nos oppresseurs. Fête de miséricorde, de piété, qu’aucun de nous, fût-il croyant, ne peut partager. Même pour ceux qui croient, la prière en commun apparaît impossible.

Vendredi 25 décembre. Noël. L’année tire à sa fin ; voilà près de cinq mois que cette horrible guerre a éclaté. Au début, si l’on eut dit que nous n’aurions pas de résultat à la Noël, personne ne l’eut cru. Noël est venu ! L’année nouvelle s’ouvrira… Et puis ?

J’ai entendu aujourd’hui parler d’un impôt à mettre sur ceux qui ont quitté Bruxelles pour se mettre à l’abri, d’abord sur le littoral, puis en Angleterre. Je dois dire tout d’abord que je ne crois pas à cet impôt, pour le motif qu’il serait extrêmement difficile d’en faire l’application ; mais j’ai accueilli avec plaisir le bruit qui en a couru, car les réfugiés, et non des moindres, cherchent à répandre l’opinion que ceux qui sont restés à Bruxelles ont mal agi et ont fait le jeu des Allemands.

Il est à remarquer que la plupart de ces réfugiés, les Froussards de la Mort (comme on les a appelés) appartiennent aux classes aisées de la société. Je fais abstraction, dans ce que je vais dire, des femmes, des malades et des enfants, qui ont bien fait, pour la plupart, de s’éloigner. Je parle surtout des hommes qui ont mis le Canal entre les Allemands et eux. Pour la plupart appartenant aux classes aisées de la société, ils ont fait la guerre des Halls d’Hôtels, en chaussettes de soie, reçus par des sourires, des compliments et de discrètes (sic) admiration. Vainqueurs et héros d’un combat qu’ont livré les autres, martyrs portant la peine des souffrances endurées par ceux qui sont restés ici, ils acceptent ces hommages et attendent, avec une résignation que leur sort rend facile, le moment où ils reviendront ici.

Je les vois d’ici rentrant, dans le fond un peu penauds, car l’opinion belge qui les connaît, ne s’en fera pas accroire ; elle les connaît, ces jean-fesse, avocats, bourgeois, qui auront mangé le pain blanc de l’exil ; et soyons sûrs qu’ils reviendront, comme on revient d’un voyage périlleux, difficile, d’un pays habité par des peuplades farouches et hostiles, et que nous les entendrons psalmodier en lamento le : Super Flumina Babylonis… Comme l’arc-en-ciel, ils brilleront après l’orage.

Lundi 28 décembre. La ville est de plus en plus morne. Les cafés et les restaurants ont de moins en moins de monde. L’absence de nouvelles pèse sur le moral.

Jeudi 31 décembre. Le temps est triste et pluvieux ; je n’apprends rien dans les journaux, c’est notre état normal depuis quelques jours.

Avec la collaboration des Archives et Musée de la Littérature. Sur leur site Internet, les AML proposent aussi des extraits du journal de guerre du docteur Bayet : http://1418.aml-cfwb.be

Sur le site Internet de Ceges, découvrez l’histoire de la Première Guerre mondiale en photos commentées : www.brussels14-18.be

 » Les Juifs, puis ceux qui ont une origine germanique, par exemple des Flamands, ne voient pas aussi bien que nous les défauts de la mentalité germanique  »

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