Bregovic a grandi à Sarajevo, " une ville assez unique dans le pays". © belga image

En attendant Goran

Dans des circonstances indissociables de l’actuelle guerre en Ukraine, l’édition 2022 de Balkan Trafik renaît à Bruxelles et à Namur. Avec la star ex-yougoslave Goran Bregovic et toute la nouvelle génération du sud-est de l’Europe invitée par le boss du festival, Nicolas Wieërs.

La connexion Zoom est parfois plus intrusive qu’une rencontre de chair et d’os. Ce jour ensoleillé de fin mars, Goran Bregovic est dans le salon de sa maison de Belgrade, ouverte sur un très vaste jardin. Le musicien, réputé pour ses BO des films majeurs d’Emir Kusturica – Le Temps des gitans, Underground – a le cheveu rebelle, mais toujours une belle gueule. Et cette langue française qui roule volontiers dans l’accent balkanique. Le désormais septuagénaire – il est né en mars 1950 – a passé la quasi-entièreté de la pandémie chez lui, négligeant son pied-à-terre parisien. « J’en ai profité pour rester en famille, sans être obligé de voyager à travers le monde. Et passer ma vie dans les avions et les hôtels. J’ai écrit beaucoup de musiques, qui devraient sortir dans les semaines qui viennent. »

Ma musique est une sorte de Frankenstein, une assemblée de multiples sons, gitans, juifs, serbes…

A Bruxelles, Goran Bregovic se produira sur la place de Brouckère avec sa vingtaine de musiciens – belle occasion de réveiller les fantômes du Métropole assoupi – et au Delta de Namur, dans une plus modeste configuration. Mais l’intention sera la même: « Balkan Trafik m’a demandé de présenter une sorte de best of de musiques qui existent depuis longtemps, notamment pour le cinéma, avec la persistance de vocalistes de l’église orthodoxe. Ma musique est une sorte de Frankenstein, une assemblée de multiples sons, gitans, juifs, serbes et autres. Et puis, on jouera des compositions plus récentes, comme celles commandées par la basilique Saint-Denis, près de Paris, soit un concerto pour violon et orchestre, Three Letters From Sarajevo. Une petite ville, et une métaphore pour jouer de trois manières: à la façon chrétienne, juive klezmer et puis comme le font les musulmans. »

Ce Sarajevo est le berceau de Bregovic. Enfant d’une mère serbe et d’un père croate officier dans l’armée nationale, il a grandi dans l’atmosphère d’une Yougoslavie presqu’aussi heureuse que le prétendait la propagande. « A Sarajevo, il y avait des Serbes, des Croates, des Bosniaques, des juifs, des musulmans, des chrétiens, des orthodoxes. C’était assez unique dans le pays, je crois. On avait tout de même conscience que Tito (NDLR: qui a dirigé le pays de 1945 à 1980) était une sorte d’exception politique, de grand mystère. On vivait dans un régime communiste, définitif, qui avait refusé le Pacte de Varsovie et s’était retrouvé partie prenante des pays non alignés. C’était un régime bizarre, politiquement corseté mais, sur d’autres fronts, assez ouvert. Notamment en ce qui concerne la musique. Contrairement à d’autres régimes de l’Est, la pop music pouvait exister en Yougoslavie. On n’était pas loin de l’Italie et la télévision diffusait à chaque fois le Festival de San Remo. Aujourd’hui, à un mariage, tu ne joues pas la musique de Beyoncé, mais la musique roots. »

Doublement baptisé

Goran Bregovic connaît la « startitude » absolue version pop, avec le groupe Bijelo dugme: une douzaine d’albums au fil des années 1970-1980. Et, quand même, six millions de copies vendues, y compris au-delà des frontières yougoslaves. Celui qui étudie à Sarajevo la philosophie et la sociologie est supposé devenir professeur de marxisme, ce qui n’arrivera évidemment pas: « Même si mes parents étaient communistes et donc officiellement athées, j’ai été discrètement baptisé par mes deux grands-mères. De deux façons, orthodoxe et catholique. Mon destin a changé avec la pop music. Tout à coup, sans que j’en prenne officiellement conscience, mon premier disque de rock’n’roll, très influencé par la musique traditionnelle, a touché les gens. Et a décidé d’un changement de masse. » Goran passe ensuite 365 jours au service militaire: « Dans la petite ville de Nis, dans un dortoir où s’entassaient une centaine de types. Après ça, tu ne te fais plus du tout d’illusions sur la race humaine. »

Voilà Goran version métissage, gumbo comme on dirait à La Nouvelle-Orléans. Ce mix est toujours d’actualité musicale, plus que jamais, vu les événements actuels à l’ est. Il habite en Serbie, où l’on serait plutôt d’obédience poutinienne. « Personnellement, j’ai énormément joué à la fois en Ukraine et en Russie. Intensément et partout, une dizaine de villes au moins autour de Kiev et pas moins de vingt-cinq fois chez le voisin. » En écho de cette vie multiple, une réverbération n’échappe pas à celui qui a vécu le brutal démantèlement de la Yougoslavie: « La guerre, en général, est l’aboutissement du surréalisme. Les militaires sont beaux, mais seulement lors de la parade. La guerre est une perte de raison. C’est une grande tristesse parce que ce sont deux formidables pays, où les gens sont adorables. Ce combat, c’est n’importe quoi! »

Balkan Trafik, à Bruxelles et Namur, du 28 avril au 1er mai.

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