Gia Abrassart, " fruit de cette histoire partagée mais aussi déniée entre la Belgique et le Congo ". © PHILIPPE CORNET

D’une radicale hospitalité

Gia Abrassart et son Café Congo invitent le meilleur de la création et des parfums afro-descendants dans une ancienne usine d’Anderlecht, mais aussi dans divers pop-up, comme un éphémère bar groovy situé rue Haute, au coeur de Bruxelles. Avant une prochaine expo au Parc royal.

 » Deux Kinshasa !  » lance Gia Abrassart en entrant au 231 de la rue Haute, bar pop-up baptisé Ginger G & Malaïka Coffee qu’elle gère, tout au long du mois d’août, avec Vanessa Ngoga. Elle ne parle pas de la capitale de la République démocratique du Congo, même si chez cette jeune femme, la politique n’est jamais très loin de l’hédonisme. En l’occurrence, le Kinshasa du jour est un redoutable mix sur glaçons de cachaça, fameux alcool brésilien, de shot de gingembre pur et de soda. L’un des classiques d’une carte où l’on trouve aussi de multiples variations sur le café, un arabica burundais dont Vanessa fait le commerce avec le terroir familial situé à plus de 1 800 mètres d’altitude. En expresso bien serré ou smoothies divers.

À Bruxelles, aucun poste de direction de grande entreprise ou d’institution culturelle n’est assumé par une femme noire…

Sur la terrasse, en ce samedi après-midi bruxellois, des brésiliens font la bande-son, et demain ce seront des musiciens de jazz manouches. Les bonnes humeurs du jour sont conjuguées en rythmes tropicaux, raccords avec la température caliente à deux pas du Sablon.  » En fait, explique Gia, c’est une amie qui gère ce lieu : un restaurant spécialisé dans la pomme de terre, Tapatat. Elle fermait pour un mois de vacances et a proposé qu’on occupe l’espace de façon temporaire.  » Au-delà du plaisir des cocktails et compagnie, ce coin de la rue Haute attire aussi une clientèle de jeunes Belgo-Africains qui veulent entreprendre. Et prennent volontiers la tangente culinaire pour joindre les deux continents. C’est le cas d’Annelise Ngendakumana, rencontrée sur place, négociante en épicerie fine afro-caribéenne : variétés de farines de patate douce et fruits exotiques séchés. A vue de nez, tout cela ferait penser à une version new wave de Matonge, centre historique de la communauté congolaise de Belgique. Gia représente sans doute la génération suivante, moins ancrée dans la tradition, même si l’Afrique n’est jamais loin d’une belgitude également assumée.

Pour un artiste, exposer au Café Congo reste très accessible financièrement.
Pour un artiste, exposer au Café Congo reste très accessible financièrement.© PHILIPPE CORNET

Fleuve Congo

Pour comprendre la proposition Café Congo (1), il faut remonter à l’enfance de Gia Abrassart, née d’un père belge et d’une mère métisse originaire du Kasaï, portant  » la flamme des racines de la créativité congolaise. Je suis belgo-congolaise, afro-belge, afro- descendante et quarteronne.Depuis toute petite, je suis fascinée par les littératures d’origine africaine et, en étudiant, je me suis rendu compte qu’il y avait des ellipses dans ma propre histoire. J’ai reçu beaucoup de belles choses de la Belgique, j’y ai fait de belles études sur le tard, cela reste mon QG, mais j’ai toujours aimé les voyages et la racine congolaise fait partie de ma trajectoire. Je suis le fruit de cette histoire partagée mais aussi déniée entre la Belgique et le Congo.  »

Journaliste de formation, Gia crée initialement un blog qui  » invite le public à repenser les relations belgo-congolaises à travers une pensée artistique. Parce que j’ai l’impression qu’il y a longtemps eu la volonté d’éluder cette question coloniale, assez sombre « . En mai 2018, le blog se matérialise dans un Café Congo, club/lieu événementiel/centre d’art, installé dans une spectaculaire ancienne friche industrielle d’Anderlecht appartenant à la Ville de Bruxelles, réinvestie après quinze ans d’abandon. Une ex-usine aujourd’hui découpée entre locaux de répétitions pour groupes, salle de concert – le Volta – et vastes espaces loués à différents entrepreneurs, culturels ou pas, artisans ferronniers ou charpentiers. Ce dernier corps de métier étant d’ailleurs intervenu dans la partie Café Congo qui commence par une pièce de 40 mètres carrés ouverte au printemps 2019.  » Elle a été comme la première pièce de résilience, s’enthousiasme Gia. Je voulais un lieu cosy, et comme je suis chineuse, j’ai trouvé ces meubles de seconde main qui ne coûtent pas grand-chose. Et puis, quand la pièce s’est mise à se remplir avec les visiteurs, j’ai ajouté 300 euros mensuels pour avoir un second espace où l’on faisait des projections de cinéma et, par exemple, cette soirée célébrant des Afro-descendants. Cent personnes dans les deux pièces, c’était bourré.  »

Precy Numbi et son armure rétrofuturiste en déchets recyclés.
Precy Numbi et son armure rétrofuturiste en déchets recyclés.© PHILIPPE CORNET

Lorsque Gia apprend qu’il est possible d’accueillir la poétesse américaine Sonia Sanchez – une proche de Toni Morrison – elle saisit l’opportunité de louer davantage, toujours dans l’usine bouillonnante. D’où l’extension actuelle jusqu’à 490 mètres carrés qui inclut aussi une grande salle qui accueille ateliers d’artistes et expos.  » En deux années, on a reçu des artistes originaires du Mozambique, du Maroc, du Mali, de Turquie, du Rwanda, précise Gia. Tout en se disant que l’âme centrale restait le Congo et son brassage, centre d’un monde utopique. Avec l’ambition de créer des inspirations verticales dans le temps présent mais aussi des synergies dans un endroit non subsidié, ouvert 24 heures sur 24, très accessible financièrement : chaque artiste paie son espace entre 50 et 200 euros par mois. Et puis on essaie d’organiser deux ou trois événements mensuels avec un bar, pour boucler les frais de loyer et autres.  »

C’est un lieu qui se définit aussi comme féministe et décolonial. Ici, le pouvoir appartient aussi aux femmes.

Robots sapiens

L’imagination est colorée, chatoyante, ce qui pourrait être un point commun entre la robe du jour de Gia au bar de la rue Haute et les sculptures d’un jeune artiste de Kinshasa – pas le cocktail cette fois-ci – rencontré au QG d’Anderlecht. Precy Numbi fabrique des robots, des super-héros qui ont la formidable particularité d’être construits avec des déchets de recyclage. L’astuce congolaise – créer avec peu de moyens ou de ressources – est ici particulièrement flamboyante : né en 1992, diplômé en arts graphiques et plastiques des Beaux-Arts de Kinshasa, Precy est d’abord parti à l’est du Congo pour affiner sa pratique. Et voilà des rebuts industriels transformés en impressionnantes créatures faites de machins électroniques, bouts de carrosserie périmée et autres improbables bidules.  » C’est une façon de réutiliser tout ce que l’Occident nous envoie comme déchets qui engendrent d’énormes problèmes environnementaux, explique Precy. Mon travail consiste à remettre tout cela en question, pour permettre aux gens de discuter de toute cette consommation. J’ai voulu parler de l’afro-descendance en immortalisant notamment Lumumba. Créer ce costume, c’est donner con- fiance aux Congolais : eux aussi peuvent créer leur propre monde et contrôler leur propre terre. Mes super-héros, c’est aussi décoloniser les super-héros que vous nous avez vendus il y a longtemps. Et puis, le costume est vivant : il me rassure comme si j’étais un robot sapiens ! « . Et là, Precy joint le geste à la parole et enfile, avec un peu d’aide logistique de Gia, l’invraisemblable armure rétrofuturiste. Devenant afro- cyber contemporain !

Vanessa Ngoga gère le bar pop-up avec Gia.
Vanessa Ngoga gère le bar pop-up avec Gia.© PHILIPPE CORNET

Féministe et décolonial

Si Gia dégage autant de conviction et d’enthousiasme, c’est parce qu’elle connaît le mince fil de la vie :  » Je suis née une seconde fois le 26 juillet 2018, la date de ma greffe de coeur après dix années d’insuffisance cardiaque… Donc, l’énergie de Café Congo est essentielle, on est dans une radicale hospitalité : c’est un lieu qui se définit aussi comme féministe et décolonial. Ici, le pouvoir appartient aussi aux femmes. Quand les artistes viennent et demandent s’il y a un espace à louer, je sens si cela va le faire ou pas… Cela se met de façon fluide, c’est un art de vivre d’être dans une sérénité, une positivité, c’est aussi une priorité.  » L’aboutissement – provisoire – d’un parcours.  » L’activisme est venu malgré moi, confie Gia. J’avais travaillé notamment en Angola pour le Comité International de la Croix-Rouge. Et puis j’ai commencé à plancher sur cette idée d’invisibilité des Afro-descendants, idée devenue comme une thèse empirique. Je me suis retrouvée malgré moi à m’intéresser au féminisme inter- sectionnel. Je veux briser le plafond de verre racial : à Bruxelles, aucun poste de direction de grande entreprise ou d’institution culturelle n’est assumé par une femme noire…  »

En travaillant avec les jeunes artistes du triangle RDC-Rwanda-Burundi, notamment sur la  » question postcoloniale « , Gia pense qu’il ne faut pas attendre que nos institutions se contentent de tabler sur les noms déjà (re)connus. Et surtout, il faut que la Belgique facilite davantage la venue des artistes africains. Dans cette perspective s’ouvre le 17 septembre, rien moins qu’au Parc royal de Bruxelles, l’expo ARTS Congo EZA (2), tenue en plein air dans l’un des lieux majeurs de la capitale. Collaboration entre Café Congo et la curatrice Anne Wetsi Mpoma – de la galerie bruxelloise du même nom – qui présente quinze artistes contemporains, au travail reproduit sur de larges toiles d’environ quatre mètres carrés, témoin du renouveau créatif belgo-congolais contemporain. Un sacré retour de l’histoire, qui célèbre à sa manière les 60 ans de l’indépendance de la RDC, dans l’un des lieux emblématiques de la vieille Belgique.

(1) cafecongo.be

Bar pop up : 231, rue Haute, à Bruxelles, jusque fin août, les mardi, jeudi, samedi et dimanche, à partir de 11 h.

Epicerie pop-up : 70, rue Blaes, à Bruxelles, jusque la première quinzaine de septembre.

(2) Expo ARTS Congo EZA : au Parc royal, à Bruxelles, à partir du 17 septembre.

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