Du beurre, des canons ou des peanuts

Si le conflit en Irak est inévitable, alors qu’il démarre vite. Et, surtout, qu’il s’achève rapidement! Pour les experts, l’éventuel retour de la croissance économique exige en effet, au minimum, la levée de l’hypothèque irakienne. Même si tout ne sera pas résolu pour autant

Au bout de la ligne téléphonique, l’analyste soupire. « On ne sait pas, dit-il simplement. On est dans l’incertitude la plus totale et cela, depuis des mois. » Voilà qui est mauvais pour le moral! Car l’incertitude et l’activité économique n’ont jamais fait bon ménage, la première paralysant sans vergogne la seconde. Il n’est donc pas étonnant que la plupart des spécialistes en viennent, sans cynisme aucun, à souhaiter que la guerre, si elle est inévitable, éclate au plus vite en Irak.

Inévitable? C’est bien ainsi que la majorité d’entre eux perçoivent ce conflit particulier, annoncé depuis des mois, et suspendu à la découverte d’une justification pour en donner le coup d’envoi. « Aujourd’hui, les Etats-Unis ont dépensé trop d’argent pour revenir en arrière, explique un expert du cabinet des Finances. La population américaine comprendrait mal que les investissements colossaux nécessaires à l’envoi de troupes et de matériel dans la région du Golfe n’aient été réalisés qu’à la seule fin d’éviter un conflit. » Au Grip (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), on ne pense pas autrement. « La logique de guerre a sous-tendu toute la politique américaine depuis un an, rappelle Caroline Pailhe, chargée de recherche. Pour sortir de cette logique, les Etats-Unis devraient trouver une excellente raison. Car l’administration Bush en est au stade où elle ne peut pas perdre la face. » Surtout à moins de deux ans des élections, avec un bilan (guerre en Afghanistan, combat contre le terrorisme) qui ne s’impose pas de lui-même.

Pour autant, un éventuel conflit contre l’Irak ne serait pas la panacée, notamment sur le plan économique, à court terme, à tout le moins. Souvenons-nous que, malgré la victoire des Etats-Unis, la première guerre du Golfe s’était soldée par une forte récession pour la première économie mondiale, provoquée par la flambée des prix pétroliers. « A l’époque, il y a douze ans, le prix du baril de brut était monté à 38 dollars, rappelle Stephan Farkas, analyste chez Dexia. Cette fois-ci, en revanche, le Koweït, grand producteur de pétrole, n’est plus impliqué directement dans le conflit avec l’Irak. » Autrement dit, le risque qui plane sur la production pétrolière serait moins grand en 2003 qu’en 1990-1991.

Le poids du pétrole

Rien n’est moins sûr. Car une nouvelle inconnue est venue se glisser dans l’équation énergétique de ce début de siècle: le Venezuela. « Si une guerre éclate en Irak et si, en même temps, la grève se poursuit au Venezuela, je crains qu’il soit difficile, pour les autres membres de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) d’assumer la production défaillante, avance Olivia Galgau, économiste au Dulbea (ULB). La situation serait totalement différente si ces deux pays producteurs assuraient leur quota. En temps normal, l’offre pétrolière est supérieure à la demande. Le prix du baril devrait donc être beaucoup moins élevé. Dans la configuration actuelle, nous risquons d’autant plus de subir une augmentation des prix. » Et cela, même si la prime de guerre est déjà intégrée dans les tarifs d’aujourd’hui.

Le Fonds monétaire international (FMI) rappelle d’ailleurs fort opportunément qu’une hausse durable de 5 dollars du prix du baril coûterait 0,3 point de croissance à l’économie mondiale. Autre conséquence prévisible: la diminution des notations financières attribuées aux pays de la région du Golfe par les grandes agences internationales – donc une perte de crédibilité financière pour les pays concernés. Cela ne manquera pas d’accroître la fuite des capitaux privés hors d’Israël et des pays arabes. Entre autres. « Economiquement, la guerre ne présente aucun avantage à court terme parce qu’elle coûte cher en hommes, en armes, en bâtiments, explique Baudouin Velge, directeur économique à la FEB (Fédération des entreprises de Belgique). En général, les conflits renforcent l’inflation parce qu’ils génèrent des dépenses dans des produits dépourvus de valeur ajoutée. » L’argument selon lequel le gouvernement Bush aurait économiquement intérêt à déclencher un conflit armé dans la région du Golfe ne semble donc guère convaincant.

« Au moins, quand la guerre aura vraiment éclaté, on sera fixé », lance un économiste. Fixé? Pas tout de suite, en tout cas. Car, une fois déclenchées, les opérations militaires américaines contre l’Irak pourraient déboucher sur plusieurs scénarios différents.

1. Un conflit de moins de six semaines

Dans ce premier cas, les Etats-Unis viennent facilement à bout de la résistance irakienne. Leurs pertes humaines sont faibles, le soutien de l’opinion publique américaine reste acquis au gouvernement Bush et la production pétrolière irakienne défaillante est rapidement compensée grâce à l’intervention d’autres pays exportateurs qui assurent la relève. Le prix du pétrole grimpe néanmoins temporairement à 35 ou 40 dollars, pour retomber ensuite autour des 20 dollars. Les consommateurs et les chefs d’entreprise reprennent confiance, assurant un redressement de la consommation et des investissements. Selon cette hypothèse, l’économie américaine – et le dollar – reprennent bien vite des couleurs, avec une croissance économique de 2% au premier semestre 2003 et de 4% au second. L’Europe suit le même mouvement, à partir du deuxième semestre, un peu plus doucement.

Ce scénario, généralement considéré comme le plus probable, a évidemment la faveur des économistes.

2. Un conflit de six à douze semaines

Dans ce deuxième scénario, les forces armées américaines, se heurtant à une résistance plus importante que prévu sur le terrain et subissent davantage de pertes humaines. L’opinion publique commence à manifester son mécontentement et son désaccord. Les installations pétrolières sont atteintes et les autres pays producteurs refusent de produire davantage pour assurer les quotas nécessaires. Le baril grimpe à 40 dollars et dope l’inflation. Dans ce cas, l’économie américaine n’enregistre quasiment aucune croissance au premier semestre. D’après les spécialistes du Centre d’études stratégiques internationales de Washington, ce scénario a 3 ou 4 chances sur 10 de se réaliser.

3. Un conflit de six mois ou plus

C’est la pire des hypothèses, à tous points de vue. L’armée américaine se heurte à une très forte résistance des troupes irakiennes: les combats de rue, violents, heurtent l’opinion publique américaine qui désavoue l’action du président Bush, des attaques frontales sont menées contre les troupes anglo-américaines et israéliennes, éventuellement avec des armes de destruction massive. Tandis que les champs pétrolifères sont en feu et que la production d’or noir est interrompue, les réserves des pays importateurs se révèlent insuffisantes. Des attentats anti-occidentaux sont perpétrés en divers endroits de la planète. Le prix du baril de brut atteint 80 dollars et reste supérieur à 40 dollars jusqu’en 2004. Dans ce scénario, l’économie mondiale ne peut échapper à une récession. « Un problème majeur se poserait si les autres pays producteurs se révoltaient, analyse Baudouin Velge. Mais ils savent qu’ils seraient eux-mêmes pénalisés si le prix du pétrole augmentait durablement et si l’économie mondiale rechutait. »

Quoi qu’il en soit, il serait illusoire de croire que l’économie mondiale sera tirée d’affaire aussitôt le dossier irakien clos. Car les facteurs qui justifient la faible croissance actuelle sont – hélas – multiples et variés: perte de confiance dans les marchés boursiers à la suite des scandales comptables et des faillites frauduleuses qui ont éclaté aux Etats-Unis, inquiétante croissance du déficit courant aux Etats-Unis, persistance de la menace terroriste et anémie de l’économie allemande, première puissance économique de la zone euro.

Or, sur tous ces points, aucune solution réelle et crédible ne se profile à court terme. De nouvelles règles ont certes été mises en place aux Etats-Unis pour tenter de mettre de l’ordre dans certaines comptabilités fantaisistes et l’on peut supposer que le plus gros du nettoyage a déjà été effectué parmi les fraudeurs. Mais le rétablissement de la confiance des investisseurs demandera beaucoup de temps, aux Etats-Unis comme ailleurs.

Outre-Atlantique, justement, le gouvernement n’a pas hésité à creuser le déficit des finances publiques dans l’espoir de relancer la machine économique. Pour la première fois depuis 1997, les finances publiques américaines sont passées dans le rouge à concurrence de 159 milliards de dollars. Cette année, le déficit devrait représenter entre 2,5 et 2,7% du produit intérieur brut (PIB).

A cet égard, la guerre n’arrangera rien. Alors que la première guerre du Golfe avait coûté quelque 80 milliards de dollars, dont 10% seulement assumés par les Etats-Unis, la facture d’une nouvelle attaque contre l’Irak devrait être bien plus salée. La Maison-Blanche évalue son coût entre 100 et 200 milliards de dollars sur dix ans (montant de la reconstruction inclus), quand d’autres évoquent une fourchette comprise entre 100 et… 1 900 milliards de dollars. Il est vrai que le financement d’une deuxième guerre en Irak reposerait presque intégralement sur les Etats-Unis. Depuis des mois, les autres pays occidentaux ne cachent pas leurs réticences, plus ou moins marquées, à l’option militaire, dans la région du Golfe. Ils ne seront dès lors pas prêts à mettre la main au portefeuille, laissant la première puissance mondiale assumer seule (?) les conséquences de ses actes.

De la même manière, le plan de relance économique présenté il y a quelques semaines par le président Bush aggravera, lui aussi, le déficit des finances publiques. Savant mélange de réductions d’impôts et de mesures à caractère plus social, il devrait coûter 674 milliards de dollars au Trésor américain, en dix ans.  » Ce plan de relance ne produira de toute manière ses effets que tardivement, pronostique Olivia Galgau. A raison, les investisseurs commencent dès lors à se poser des questions sur le déficit courant des Etats-Unis et sur le taux d’épargne très faible des ménages. »

De nombreux points d’interrogation subsistent aussi sur la menace terroriste. « Il est moins facile de s’attaquer au terrorisme qu’à Saddam Hussein, observe Caroline Pailhe, chargée de recherche au Crisp. Avec Saddam, on sait avec certitude si l’on a gagné ou perdu. » De fait. L’économie mondiale reste particulièrement vulnérable face à un ou des actes terroristes d’une certaine ampleur. « Même si la guerre contre l’Irak est finie en huit jours, le climat d’incertitude réapparaîtra aussitôt au premier attentat spectaculaire, prédit Baudouin Velge. Une guerre dans la région du Golfe n’est « intéressante » que si elle permet d’éteindre le foyer de financement du terrorisme. Or je n’y crois pas. Nous sommes donc partis pour des années de faiblesse économique. Car, dans une telle ambiance, nul ne se risque à prendre de grandes décisions. Les vrais investissements d’expansion vont se faire rares. »

Tous les économistes ne sont pas aussi pessimistes. « Les gens oublient vite, assure un expert du cabinet des Finances. Les attentats ont un effet à court et moyen terme sur l’économie. Mais, si aucun nouvel attentat spectaculaire ne survient, les consommateurs retrouvent rapidement leur comportement économique initial. »

Paradoxalement, l’Europe, deuxième économie du monde, ne se porte pas si mal dans ce contexte chahuté. La croissance, limitée à 0,8% l’an dernier, devrait atteindre 1,8% cette année dans la zone euro, selon les prévisions de la Commission européenne. Certes, l’économie allemande, moteur habituel de la croissance européenne, est en panne. Son déficit public, qui s’élevait à 3,75% du PIB l’an dernier, risque encore de dépasser cette année le seuil de 3%, pourtant fixé comme garde-fou par le pacte de stabilité européen. La Commission européenne ne s’est d’ailleurs pas privée de taper sur les doigts du gouvernement allemand, comme elle l’a fait avec la France et l’Italie, elles aussi prises en flagrant délit de dérapage de leurs finances publiques. Mais le cas allemand inquiète beaucoup d’observateurs car le pays, qui doit assumer le coût phénoménal de la réunification, est très affaibli (lire en p. 33). « Certains signes attestent cependant que la reprise économique n’est pas loin, assure l’analyste Stephan Farkas. Il n’y a pas de risque de récession. Mais plus vite l’économie américaine redémarrera, mieux se portera l’Europe. » Certains experts n’excluent d’ailleurs pas que l’économie retrouve des couleurs plus rapidement sur le Vieux Continent que sur le Nouveau. La Banque centrale européenne (BCE) pourrait y aider en réduisant une nouvelle fois son principal taux d’intérêt dans les prochains mois, car elle a conservé une marge de manoeuvre qui n’existe pratiquement plus aux Etats-Unis. Elle aurait d’autant plus de raisons de le faire que l’inflation risque de fortement baisser, vu la bonne tenue de l’euro face au dollar.

Et la Belgique, dans tout cela? « Même un petit bateau pris dans la tempête peut arriver à bon port, s’il est bien piloté », lance Baudouin Velge. Notre pays, grand exportateur par nature, risque toutefois de souffrir de la valorisation de l’euro. Or la demande intérieure ne peut, actuellement, prendre le relais de la croissance, tant la population est, elle aussi, gagnée par le pessimisme. Là comme ailleurs, la fin du règne des incertitudes fera des heureux. « La Belgique peut limiter les dégâts, estime un expert du cabinet des Finances, mais 1% de croissance, ce n’est pas fameux. Même si les autres pays n’affichent pas un résultat supérieur à + 0,5%. »

Laurence van Ruymbeke

« L’administration Bush en est au stade où elle ne peut pas perdre la face »

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