Drogue La guerre du crystal

Aux Etats-Unis, cette méthamphétamine aux effets dévastateurs est devenue la coke du pauvre. Un fléau qui, parti de la côte Ouest, ravage désormais le cour de l’Amérique rurale et gagne les grandes villes de l’Est. Tandis qu’aux apprentis chimistes succèdent les superlabos de la mafia

J’étais le roi « , jure Bill Haavik. En lui passant les menottes, les policiers du comté de Pierce se sont presque apitoyés sur son sort. Embusqués dans un coin de forêt proche de Tacoma, dans l’Etat de Washington, les commandos antidrogues craignaient, en donnant l’assaut à une caravane pourrie abritant un énième laboratoire clandestin, de se colleter une fois de plus avec un fou furieux. Ils n’ont trouvé qu’un clochard aux yeux creux, tremblant de paranoïa et secoué de tics, les bras griffés jusqu’au sang à force de démangeaisons hallucinatoires, les fameux bugs, insectes imaginaires que les accros à la méthamphétamine tentent parfois d’extraire de leur peau en se tailladant au couteau. Ce jour-là, Billy, amaigri de quelque 30 kilos, entamait une troisième semaine sans sommeil, en concoctant sur un réchaud assez de poudre de  » meth  » pour se piquer encore et encore. La rencontre de cet électricien de 41 ans avec le crystal, une version raffinée de la méthamphétamine qu’un dealer venu de l’Oregon lui avait vendu en 2000 sur une aire de repos de la Highway 5, avait fait basculer sa vie.  » Je n’avais jamais ressenti ça.  » Décharge divine de la dopamine dans la zone limbique du cerveau, celle du plaisir, brasier des neurones et des sens, pendant des heures, une journée entière, pour le prix d’une fugace ligne de coke.  » Cela m’aidait même à bosser comme un fou, se souvient-il. J’abattais des chantiers en deux nuits blanches.  » Mais la descente était terrible, et l’approvisionnement trop irrégulier pour calmer le manque. Un jour, un copain de virée lui a montré comment fabriquer du crystal dans un appentis, avec quelques casseroles et des bocaux, assez loin dans les bois pour épargner au voisinage l’âcre odeur d’urine de chat et de solvant des labos de meth.

Ainsi Billy l’électricien est-il devenu  » cook « . Un  » cuistot  » capable, en une heure et avec 20 dollars d’ingrédients – de banales gélules antirhume et des produits chimiques courants – de concocter assez de poudre jaunâtre pour ses sniffs, ses fumettes et bientôt ses injections. Sa maison est saisie, comme sa voiture. Sa femme vient de sortir d’un foyer pour femmes battues de Tacoma et sa fille de 6 ans ne le rencontre qu’une fois par semaine, sous la surveillance d’une assistante sociale. En un an de prison, Billy a pu se remplumer, mais sa liberté ne tient encore qu’à un fil. Le juge lui a donné le choix entre dix ans de détention assortis de la déchéance de paternité et la promesse d’une désintoxication définitive. Un deal appréciable dans un pays où quelques grammes de crack ou d’héroïne peuvent valoir quinze ans derrière les barreaux.  » Les autorités préfèrent la méthode douce, parce qu’avec la meth ils n’ont plus le choix, explique Lisa Daheim, directrice du Meth Family Service, une antenne sociale de la cour de justice de Tacoma qui gère la réinsertion de quelque 600 toxicos. On ne peut pas mettre toute la région en prison.  » D’autant que la prison, malgré ses 2 700 places, est déjà pleine. Plus de 2 000 personnes ont été arrêtées l’an dernier pour des délits liés à l’usage ou la fabrication de ce psychostimulant, dans une zone comptant 700 000 habitants.

En moins de dix ans, le comté de Pierce s’est mué en exemple du nouveau fléau. Ses dizaines de milliers d’hectares de forêt inhabités offrent un camouflage idéal aux labos, dont la police, malgré plus de 500 raids réussis en 2004, ne peut venir à bout. Et la déprime économique de la région, minée par les restructurations industrielles et le déclin des exploitations forestières, en fait le marché idéal de cette cocaïne du pauvre. Mais l’épidémie n’est plus l’apanage du Nord-Ouest américain, ni même de la Californie, où 800 labos ont été fermés en 2004. En cinq ans, la meth s’est diffusée vers l’est, dans le New Jersey, en Pennsylvanie et dans les Carolines rurales. 12 millions d’Américains, selon les derniers sondages des National Institutes of Health, reconnaissent y avoir touché au moins une fois dans leur vie et 1,5 million en consomment régulièrement. Quelque 6 % des élèves de terminale l’ont déjà essayée. La terrible épidémie du crack, dans les années 1980, était restée confinée aux ghettos noirs déshérités, principaux foyers américains de toxicomanie. La méthamphétamine, elle, touche des populations et des zones jusque-là épargnées. 90 % des accros à la meth sont blancs, et la moitié des 17 000 labos démantelés aux Etats-Unis l’année dernière se trouvaient dans le Midwest, le c£ur rural des valeurs américaines. Même dans l’Utah, fief des très pieux mormons, la moitié des femmes incarcérées à la prison de Salt Lake City sont testées positives à la méthamphétamine. Les dentistes de l’Ohio découvrent maintenant, dans la bouche de patients âgés de 20 ans, des chicots noircis et des gencives décharnées dignes de vieillards du tiers-monde et caractéristiques de cette drogue. Les hôpitaux de petits bourgs du Minnesota ou du Missouri conservent des stocks de pains de glace pour rafraîchir les victimes d’overdose, dont la température peut atteindre 42 degrés. Les scanners révèlent parfois, après seulement quelques années de dépendance, des personnes à la matière grise littéralement trouée, aussi abîmée que celle de victimes de la maladie d’Alzheimer. Quant aux shérifs de campagne, ils sont peu préparés à affronter les nouveaux syndromes : psychisme dévasté, délires paranoïaques, schizophrènes et hallucinatoires.

En janvier dernier, le sort de Mike Wamsley et de sa petite amie, Janelle Hornickel, a effaré les habitants du tranquille Etat du Nebraska. Le jeune couple est mort de froid dans sa voiture, après avoir communiqué pendant des heures, jusqu’à l’extinction des batteries de leurs téléphones portables, avec des secours incapables de les localiser. Et pour cause : tous deux, drogués à la méthamphétamine, se disaient prisonniers dans un appartement à Omaha. On a retrouvé leurs corps gelés deux jours plus tard, dans une voiture en parfait état dont ils n’avaient pas même allumé le chauffage. Au Nouveau-Mexique, un père a décapité son fils de 14 ans après l’avoir pris pour un démon. Un autre, dans l’Idaho, s’est acharné à la barre à mine sur un  » intrus  » qui n’était autre que son nouveau-né.

 » Cette drogue est une calamité sans précédent, qui parasite l’éthique américaine, constate l’agent Steve Freng, un psychologue recruté par la Drug Enforcement Administration, la police fédérale antidrogue, pour organiser de Seattle un véritable plan Orsec contre la meth. Ses adeptes ne souhaitent pas se marginaliser mais au contraire se stimuler, travailler plus, se sentir en pleine possession de leurs moyens. Ils y parviennent un temps, avant de sombrer dans un véritable désastre personnel, social et économique.  » Freng ouvre ses albums de photos montrant des labos clandestins du Nord-Ouest récemment visités par ses services : des cloaques jonchés de conteneurs de produits chimiques et maculés de résidus toxiques et cancérigènes, qui tiennent lieu de logement à des familles entières. Des faillites humaines et des gouffres financiers pour les municipalités. Chaque kilo de meth produit sept fois plus de déchets dangereux, dont la collectivité assure la décontamination au prix de 70 000 à 100 000 dollars par maison.

Dans ces  » meth houses « , où les membres des équipes sanitaires n’entrent que revêtus de scaphandres, on trouve aussi, 4 fois sur 10, des enfants perclus d’ulcères et de brûlures, dont la moyenne d’âge ne dépasse pas 7 ans. En imposant, depuis 2004, le placement obligatoire des  » meth kids « , les gouverneurs et les municipalités ont vite saturé les institutions et le maigre réseau des familles d’accueil. Dans l’Oklahoma, faute de foyers, les enfants sont entassés dans des refuges. L’Oregon ne sait plus que faire de ses 5 500 gosses en rade, et l’Etat de Washington, qui en a placé 7 000 en cinq ans pour un coût annuel de 50 millions de dollars, étudie maintenant des alternatives, comme celle de les rendre aux mères qui s’engagent à lâcher la meth. Dans le sud de Tacoma, sur Martin Luther King Jr. Way, 10 femmes toxicomanes partagent une maison de trois étages pleine de fauteuils élimés et de tables à langer. La Phoebe House, un foyer cofinancé par la ville, leur permet de vivre avec leurs enfants après six mois de désintoxication, à condition d’entamer des études ou une formation professionnelle.  » C’est un chantage, oui, reconnaît Sabra Lytle, 28 ans, chef de la maisonnée et ancienne meth kid. Mais c’est l’un des rares moyens de leur redonner un but dans la vie. Vous n’imaginez pas l’effet de cette dope.  » Sabra, dont le père  » cuisinait  » le  » speed  » pour toute la famille, a perdu définitivement, en 2001, la garde de deux de ses cinq enfants pour cause de rechute. Ulisa, la seule Noire du groupe, et Brandi, fille d’un ingénieur de Seattle, évoquent leurs vies d’esclaves sous la coupe de leurs jules cuistots. 35 % des accros sont des femmes.

La meth était pourtant l’apanage des guerriers. Synthétisées en 1919 par des chimistes japonais, les amphétamines nourrissaient le fanatisme des kamikazes de la Seconde Guerre mondiale et l’endurance des fantassins de l’empire, dont beaucoup étaient revenus accros. Dans le Japon d’après guerre, qui comptait près de 1,5 million de drogués aux psychostimulants, les troupes d’occupation américaines ont été initiées en masse. Mais l’Amérique n’était pas si candide. Ses pilotes lors de la guerre du Pacifique se dopaient eux aussi à la benzédrine, dont Jack Kerouac fit grand usage en 1957 pour écrire Sur la route en un temps record. Les ménagères soignaient alors leur blues et leur embonpoint à la Dexedrine, un médicament du même ordre. Les restrictions imposées dans les années 1960 aux prescriptions de stimulants ont consacré le monopole des Hells Angels sur la fabrication et la vente de meth aux camionneurs en quête d’un dopant pour les longs trajets de nuit. En 1987, des étudiants ont découvert dans les archives de l’Université de Californie à Berkeley la méthode utilisée par les troupes allemandes pour produire leurs amphétamines sur le front russe. La fameuse  » méthode nazie « , plus rapide et moins odorante, est aujourd’hui la plus utilisée dans les labos clandestins américains. Elle requiert un ingrédient indispensable : la pseudo-éphédrine, contenue dans les banals remèdes contre le rhume. Il aura fallu cinq ans de lutte des associations antidrogues contre le lobby de l’industrie pharmaceutique pour que ces produits, toujours distribués sans ordonnance, soient au moins retirés des rayons libre-service des grandes surfaces dans 27 Etats, et vendus uniquement sous le contrôle des pharmaciens. Les sénateurs du Midwest tentent de faire voter des restrictions nationales. Mais l’épidémie court. A Lakewood, une petite ville dans l’Etat de Washington, Larry Saunders, chef de la police locale, a dû se résoudre à fonder une brigade des stups.  » A mon arrivée, en 1998, je passais mon temps à répondre aux violences dues à la drogue, maris cogneurs et conducteurs défoncés. Maintenant, je suis confronté aux effets du trafic de dope.  » Le marché se professionnalise. Les dealers rétribués par les cartels mexicains vendent leurs doses entre 20 et 100 dollars à des camés sans le sou. Profitant de l’ouverture des frontières due aux accords de libre-échange nord-américains, les  » pros  » passent celles-ci sans problème avec des cargaisons d’éphédrine importées de Chine via Vancouver ou Mexico, qu’ils répartissent en divers points stratégiques des routes transcontinentales, dans des  » superlabos  » où leurs complices peuvent produire jusqu’à 40 kilos de meth par jour. La défonce entre dans l’ère industrielle. 70 % des doses saisies cette année par la DEA provenaient non plus des forêts du Midwest, mais des usines de la mafia.

A New York, les Alcooliques anonymes ont ouvert en 2000 leur premier groupe de Crystal Meth Anonymous. On en compte aujourd’hui 28, fréquentés en majorité par des toxicomanes homosexuels.  » La drogue a toujours été présente dans la communauté gay, admet Johnny, membre d’un groupe du West Village. Mais, cette fois, on frôle le désastre.  » Ce professeur de littérature a perdu sa chaire pour cause de meth.  » Il y a dix ans, lorsque j’ai appris que j’étais séropositif, je me suis vu comme un mort en sursis et j’ai cru trouver dans la dope, et bientôt dans la meth, un antidépresseur idéal. Mieux, une fête pour l’ego et le sexe.  » Les flics du Midwest trouvent des piles de magazines pornos dans les labos qu’ils perquisitionnent. La frénésie sexuelle induite par la meth se mue en obsession et cette drogue constitue le principal carburant des parties du circuit gay. Une catastrophe pour les malades du sida, qui ne se soignent plus et développent des formes résistantes, foudroyantes, du virus. A la réunion du mercredi de Crystal Meth Anonymous, dans la 13e Rue de Manhattan,  » Bobby  » un transfuge quinquagénaire de Floride, séropositif et édenté, se raconte devant une centaine d’autres toxicos.  » J’ai quitté Tampa pour me fuir, autant que fuir cette saloperie qui me hante. J’étais le roi des boîtes, le roi du monde. Et me voilà le roi des cons.  »

Philippe Coste

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