
Dieux grecs
Le festival liégeois Pays de Danses a l’excellente idée de mettre la Grèce à l’honneur. En accueillant, entre autres, deux chorégraphes phares de la nouvelle génération, Christos Papadopoulos et Euripides Laskaridis, au sein d’une programmation foisonnante.
Mars 2018, à Sofia. Dans la capitale bulgare, Aerowaves, réseau européen qui promeut la danse contemporaine émergente, organise son festival de découvertes destiné aux professionnels, Spring Forward. Lors du repas de clôture, un nom circule de table en table, salué pour son audace et la virtuosité minimaliste mais bluffante de ses interprètes: le chorégraphe Christos Papadopoulos. Une révélation. Il est Grec. Forger un langage artistique innovant dans un contexte difficile, au sein d’un pays empêtré à partir de 2008 dans une désastreuse crise de la dette publique qui a paralysé de nombreux champs de la création, était-ce une mission impossible?
« Rien n’est impossible », réplique-t-il lorsque nous le rencontrons, en septembre dernier, après la première de Larsen C, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, aux portes de Paris. Le spectacle sera présenté en ouverture du prochain festival Pays de Danses, à Liège, consacré, cette année, à la Grèce. « J’ai créé Elvedon, mon premier spectacle en tant que chorégraphe, en plein coeur de la crise. J’ai décidé de le faire sans attendre d’argent de personne. Mais ça n’a été possible que parce que j’ai pu collaborer avec ces danseurs. On se connaissait, je n’avais pas les moyens de les payer et ils ont accepté de consacrer une partie de leur temps libre à ce projet. »
A partir de maintenant et pour toujours, nous sommes une famille. Artistiquement, nous allons nous entraider.
Conçu en 2015 et présenté pour la première fois en Belgique l’été dernier, au festival des Brigittines à Bruxelles, Elvedon constitue la matrice de la danse de Christos Papadopoulos. Sans décor autre qu’un fond noir, six danseurs portés par une foi absolue dans le collectif évoluent ensemble, mais quasiment sans se regarder, fixant le public avec opiniâtreté. Comme les ondes sur la mer (la pièce s’inspire du roman Les Vagues, de Virginia Woolf), ils vont et viennent, se croisent sans que la trajectoire de l’un ne perturbe celle de l’autre. C’est le résultat d’un travail immense, exigeant une précision et une synchronisation sans faille. Tels des étourneaux en vol (le thème sera creusé plus tard dans Ion), ils semblent coordonnés de l’intérieur, connectés en un seul esprit.
Ce parfait ajustement des uns aux autres, cette unicité dans la multiplicité, fait surgir une autre image: celle du choeur antique parlant d’une seule voix. Le rapprochement est-il biaisé par la nationalité du chorégraphe et le poids de l’héritage de la culture antique classique? Pas forcément. « Avant de monter mes propres spectacles, j’ai travaillé pendant presque dix ans sur des séquences de mouvements et des chorégraphies pour des théâtres, dont le théâtre d’Epidaure, pour le festival d’été, précise Christos Papadopoulos. J’ai donc beaucoup bossé sur les tragédies grecques antiques, dans lesquelles le choeur a un rôle dramaturgique spécifique. En tant que Grec, on apprend dans sa jeunesse à être très fier de cette culture. Plus tard, il arrive qu’on rejette cela totalement, mais si on a la chance d’étudier le sujet plus en profondeur, on comprend. Moi j’ai pu comprendre et j’ai été très influencé par ça. »
Épuré ou baroque
Christos Papadopoulos n’est pas une exception. La Grèce a fait surgir un autre joyau salué à l’international: Euripides Laskaridis. Son incroyable Elenit, découvert à la Fondation Onassis, à Athènes, à l’automne 2019, est lui aussi présenté au festival liégeois. Si le titre semble raccrocher le spectacle à sa patrie hellène, il ne le fait que de manière détournée, puisqu’il renvoie en réalité à un matériau de construction très courant autrefois, mais plus utilisé aujourd’hui à cause des risques de cancer que comportait son utilisation. Une sacrée métaphore pour héberger une pièce de groupe – ici aussi – qui a tout du freak show. Entre une diva à prothèses incarnée par Laskaridis lui-même, une cantatrice-T-Rex, des doubles chauves, une femme à moustache et un nain à casque de chantier, c’est à une sensationnelle parade de monstres, nourrie visuellement par certains monuments de l’histoire de l’art, que le public est invité.
Une monstruosité que l’on retrouve aussi chez Papadopoulos, mais dans une tout autre esthétique, épurée et non baroque. Car les danseurs de Larsen C se prêtent à des mouvements que l’on dirait non humains. Des dislocations du corps qui semblent impossibles. « Ces mouvements viennent d’une réflexion sur la perception, souligne le chorégraphe, notamment de choses qu’on pense sûres et certaines, comme nos corps. J’ai par exemple une amie qui a eu un accident et qui n’est plus capable de bouger la main, à présent elle ne peut plus la contrôler. D’une certaine manière, sa main a sa propre vie. Est-il possible de connecter sa main non pas à sa propre volonté mais à un autre cerveau, ou à l’espace environnant? Je pense aux oiseaux. Si on prend une poule et qu’on la fait bouger un peu, on réalise que sa tête reste exactement au même endroit (NDLR: on appelle ça le réflexe optocinétique). Pour nous, c’est incroyable parce que nous ne sommes capables que de connecter notre corps avec nous-mêmes, pas avec l’espace. La manière dont nous bougeons est très égocentrique. »
La manière dont nous bougeons, nous les humains, est très égocentrique.
Autre point commun troublant entre les deux chorégraphes: leur compositeur, Giorgos Poulios, maître des nappes synthétiques englobantes et enivrantes, présent sur scène dans Elenit en tant que seul « être humain normal ». Une coïncidence? « Euripides et moi sommes amis de longue date, révèle Christos Papadopoulos. Nous avons dansé pendant des années dans l’équipe de Dimitris Papaioannou. Autrefois, quand nous dansions ensemble, Dimitris nous disait: « A partir de maintenant et pour toujours, nous sommes une famille. Artistiquement, nous allons nous entraider. » » Voilà donc l’arbre généalogique retracé, avec en tronc géniteur le grand Dimitris Papaioannou, formé initialement comme artiste plasticien, illustrateur et auteur de bande dessinée alternative, mondialement connu en tant que directeur artistique de la somptueuse cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’Athènes, en 2004, qui célébrait la culture grecque dans tous ses aspects, des énigmatiques idoles cycladiques à Alexandre le Grand en passant par les dieux du panthéon et les créatures mythologiques.
On finira en citant un autre point de convergence entre les deux créateurs grecs, mais qui est tout à fait dans l’air du temps, donc partagé par beaucoup: une allusion, discrète, à l’urgence climatique. Dans Elenit, celle-ci prend la forme d’une éolienne qui surplombe la scène, écho au débat réel qui fait rage à propos de leur implantation massive sur les crêtes des montagnes d’ Agrafa, au centre de la Grèce. « J’étais dans un train, entre Bruxelles et Berlin, je regardais par la fenêtre et j’ai vu des éoliennes, se souvient Euripides Laskaridis. Certaines étaient très proches du train et j’ai pensé: quels monuments! Les éoliennes sont comme des monuments du XXIe siècle, des totems modernes. Elles disent cet effort de l’humanité pour sauver la planète en créant ces édifices énormes, qui ont ce look poétique et donquichottesque. Et puis, ces pales qui tournent, ça donne au spectacle un sens du temps qui passe, une pulsation. »
Chez Papadopoulos, l’allusion est dans le titre. « Larsen C est le nom de la plus grande plateforme de glace en Antarctique, intermédiaire entre le glacier et les icebergs. Elle est énorme, elle a la taille de la Jamaïque. Le rythme accéléré de son craquellement est un signe du réchauffement climatique. Quand on regarde un glacier, il a l’air immobile mais, en réalité, il bouge, dans un flow constant. J’ai beaucoup parlé des icebergs pendant les répétitions et je voulais un titre qui soit très connecté au processus. » Et très connecté pour le coup à une problématique mondiale. Papadopoulos et Laskaridis sont Grecs, mais la portée de leurs créations est universelle. Chaudement recommandé!
Larsen C, les 22 et 23 janvier, Elenit, les 3 et 4 février, au Théâtre de Liège, dans le cadre du festival Pays de Danses.
Pays de Danses 2022: une cuvée bien chargée
Si la Grèce est la grande invitée du festival liégeois avec, outre Elenit et Larsen C, Faded, où le danseur Ioannis Mandafounis est accompagné par la flûtiste Antigoni Fryda, mais aussi Vanishing Point, duo de corps soudés porté par Alexandros Vardaxoglou et Dafin Antoniadou, l’édition 2022 de Pays de Danses constitue une vitrine bigarrée de premier choix de la création en Fédération Wallonie-Bruxelles. Lara Barsacq ( Fruit Tree), Julien Carlier ( Dress Code), Alessandro Bernardeschi et Mauro Paccagnella ( Closing Party), Mercedes Dassy ( Ruuptuur), Mohamed Toukabri ( Moving Self-Portrait) ou encore Louise Vanneste, Ayelen Parolin et Thomas Hauert (en pré-ouverture) seront en effet aussi de la partie. On pourra également citer les spectacles jeune public Ballon bandit de l’Inti Théâtre et le réjouissant Les Autres d’ Anton Lachky ou encore les projets de Liège Danse DiverCity (dont Une histoire commentée et dansée du hip-hop) et la première belge de M.E.M.M. d’ Alice Barraud, voltigeuse rescapée des attentats de Paris, Une riche programmation.
Pays de Danses, à Liège, Verviers, Engis, Chênée, Hasselt, Marchin, Huy, Welkenraedt et Herstal, du 20 janvier au 12 février.
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