Dialogue de sourds

Il y a toujours, sous la caricature, une vérité qui sommeille. La volonté réformiste de la Flandre tourne parfois à l’obsession et à l’intolérance, tandis que la défense des droits et des libertés prônée par les francophones confine à la paralysie. Et leur surdité commune achève de creuser le fossé

Elio Di Rupo est-il le  » régent de Belgique « , ainsi que le titrait récemment Knack en couverture ? Serait-il un  » Premier ministre bis « imposant au Premier ministre  » officiel « , le VLD Guy Verhofstadt, des décisions bien souvent contraires aux intérêts de la Flandre ? L’image est évidemment caricaturale : si le poids et la capacité d’influence du président du PS étaient tels qu’on le dit au Nord, le c£ur de la décision financière et économique ne serait pas, comme il l’est aujourd’hui, littéralement squatté par des responsables flamands. La Justice, les Finances, la police et l’armée, bref, les grands corps de l’Etat belge, ne sont pas, que l’on sache, massivement investis par les francophones ni par les socialistes. Et, à la barre des grandes entreprises à vocation d’utilité publique telles la SNCB, La Poste et Biac – seul Belgacom fait exception – ce sont bien des Flamands que l’on trouve, pas des francophones. Avant de tenter de cerner les raisons de la crainte, mêlée d’admiration, de respect et de jalousie, qu’inspire le président du PS au nord du pays, il faut rappeler cette évidence que d’aucuns font parfois mine d’oublier : ce sont des mains majoritairement flamandes qui commandent les leviers politiques, financiers et socio-économiques de la Belgique.

Certes, au sein du gouvernement fédéral, les ailes francophone et flamande pèsent de façon à peu près équivalente. C’est particulièrement le cas depuis les élections régionales de juin 2004, à la faveur desquelles le PS a remporté 50 000 voix de plus que le VLD, alors que ce dernier avait encore 150 000 voix d’avance sur le PS à l’issue des élections fédérales de 2003. Un succès à haute valeur symbolique, si l’on veut bien se rappeler que le VLD, en tant que parti flamand et, de surcroît, parti du Premier ministre, dispose d’une visibilité et d’un potentiel électoral plus grands que n’importe lequel des partis francophones. Non content d’avoir dépassé le VLD en nombre absolu de voix, le PS est, en outre, le seul  » partenaire  » du gouvernement fédéral à avoir progressé de 2003 à 2004. Dans la basse-cour fédérale, il y a donc bien, désormais, deux coqs rivaux. Et, puisque le PS détient le leadership politique incontesté en Communauté française, c’est toute la classe politique francophone qui, par ricochet, a vu sa capacité de résistance renforcée contre les tentatives de réformes impulsées par la Flandre. D’où le réflexe de la classe politique flamande d’imputer au PS toute la responsabilité des échecs politiques et des aigreurs nordistes : de l’échec du projet de scission de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde à une politique de sécurité routière jugée insuffisamment répressive au Nord, tout, absolument tout, est de la faute des socialistes francophones.

Il faut dire que le PS incarne tout ce que la Flandre n’est pas, et inversement. Cela ne date pas d’hier.  » Dans le passé, la Flandre vouait une méfiance instinctive aux grandes villes, là même où les socialistes ont trouvé leur pâture et leur succès, rappelle le politologue Pascal Delwit (ULB). Le clergé, farouche défenseur de l’enseignement libre confessionnel, fut longtemps très influent au Nord, tandis que le parti socialiste afficha dès les premières heures un profil résolument anticlérical et favorable à l’enseignement officiel. La Flandre a toujours davantage favorisé l’emploi privé, l’esprit d’entreprise, le dynamisme entrepreneurial, la souplesse et la flexibilité, bref, un « fond de sauce » libéral. Alors que les socialistes wallons défendent l’emploi public et parapublic, ainsi qu’un Etat fort, soucieux d’offrir une solide protection sociale et n’hésitant pas à actionner, pour ce faire, le levier fiscal.  » Le complexe linguistique de la Flandre et son corollaire, le sentiment francophone de supériorité culturelle, ont achevé de grossir le trait. Ne parlons même pas de José Happart, dont l’intégration sur la liste du PS, en 1984, a creusé un fossé infranchissable entre le PS et la Flandre. Bien d’autres hauts responsables politiques wallons ont été jugés méprisants à l’égard des Flamands, en raison de leur méconnaissance légendaire du néerlandais : du Premier ministre Edmond Leburton au ministre de la Défense nationale André Flahaut, en passant par le vice-Premier ministre et président de parti Guy Spitaels, toutes ces éminences socialistes sont arrivées au faîte de l’Etat sans parler le moindre mot de la langue de la majorité de la population.

Aujourd’hui, cependant, le vent tourne quelque peu. Elio Di Rupo mène depuis des années une véritable campagne de l’image. Et, même si les scandales qui éclaboussent le PS à intervalles réguliers l’obligent chaque fois à reculer de quelques pas, il bénéficie malgré tout d’un certain respect (sympathie ?), de l’autre côté de la frontière linguistique. Le fait que, sous son règne, un nombre croissant de socialistes francophones semblent enfin acquis aux vertus de l’immersion linguistique n’est pas étranger à cette inhabituelle bienveillance. Il n’en est, évidemment, pas la seule explication : le Nord voit en lui, malgré ses nombreux avatars, un  » patron  » résolu à nettoyer les écuries d’Augias qui encombrent les vieilles dépendances du PS et à redresser la Wallonie. Eloquent : les médias flamands, d’ordinaire très prompts à dénoncer les dérives affairistes des socialistes wallons, ont mis cette fois du temps à embrayer sur l’affaire de La Carolo, qui a pourtant produit le séisme que l’on sait. Comme s’ils ne pouvaient se résoudre à brûler l’icône Di Rupo.  » L’image que les Flamands ont du PS est tellement hyperbolique, tellement caricaturale, qu’ils exagèrent autant dans l’éloge que dans la critique, analyse Vincent de Coorebyter, directeur général du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp). Le plus petit frémissement positif en provenance du Sud soulève un tonnerre d’applaudissements au Nord, de même que, régulièrement, la moindre initiative socialiste wallonne y est présentée comme nuisible. Ces réactions, démesurées dans un sens comme dans l’autre, se détachent en fait d’un même fond : la Wallonie et les socialistes continuent de susciter, en Flandre, des réflexes extrêmement négatifs, une méfiance atavique et un énorme scepticisme.  »

Les évolutions de ces dernières années ne sont pas de nature à rapprocher les deux clans linguistiques. Evolutions électorales, d’abord : autant, en Flandre, la carte politique a subi de profondes modifications ces dernières années, autant, du côté francophone, les résultats des élections traduisent une grande stabilité. Le PS reste le leader incontesté en Communauté française, suivi, mais à distance respectable, du MR et du CDH (ex-PSC) et, à une plus grande encablure encore, d’Ecolo (à l’exception du scrutin fédéral de 1999, au cours duquel les Verts ont enregistré une progression forte, mais temporaire). Du côté flamand, en revanche, la donne a été tout à fait bouleversée : il n’y a plus, désormais, de parti dominant, mais 4 partis (les 3 partis traditionnels et le Vlaams Belang) qui se bousculent sur un ring étroit et se disputent le leadership. Le vainqueur d’une élection peut être le dernier au scrutin suivant. On comprend mieux, dès lors, ce mélange d’agacement et d’admiration que la classe politique flamande éprouve à l’endroit du PS qui, malgré une longue présence aux affaires et les scandales qui l’éclaboussent, se maintient imperturbablement à la tête du hit-parade électoral francophone.

Les coups de frein du PS

Les évolutions  » sociologiques  » sont, elles aussi, très différentes de part et d’autre de la frontière linguistique.  » L’ensemble des partis francophones partagent traditionnellement, quoi que avec des nuances, un socle de valeurs communes, issu de ce que l’on pourrait appeler une  »culture commune de l’Etat belge », analyse de Coorebyter. Un Etat vu comme une puissance tutélaire, au rôle sécurisant, protecteur. Tandis que le monde politique flamand semble, lui, engagé dans un mouvement réformateur sans précédent, qui remet en question le fonctionnement historique du pays et réduit le rôle de l’Etat à un socle minimal de protection, en échange de laquelle il exige, d’ailleurs, le respect strict de certains devoirs, de certaines normes.  »

Les ruptures de ces dernières années sont, toutes, d’initiative flamande. La réforme Copernic de la fonction publique, bouleversant en profondeur le visage et la philosophie de la fonction publique ? Elle a été portée par l’ancien ministre flamand Luc Van den Bossche (SP.A). Le leitmotiv de la diminution de la pression fiscale ? Bien sûr, il fait partie du programme traditionnel des libéraux francophones. Mais celui-ci n’aurait eu aucune chance d’aboutir sans les coups de boutoir d’une Flandre qui a ouvert la voie en allégeant les impôts chez elle – droits de succession, redevance radiotélé, etc. -, et qui, pour convaincre les socialistes francophones de la nécessité de diminuer les charges sociales sur le travail, a brandi la menace d’une régionalisation de la sécurité sociale. Le contrôle des chômeurs et l' » activation  » des allocations de chômage ? Une fois de plus, c’est la Flandre qui en est l’instigatrice. Une politique de sécurité routière plus répressive ? Itou. La réforme des fins de carrière ? Elle répond bien davantage aux besoins de la Flandre, confrontée à une pénurie de main-d’£uvre, qu’à ceux d’une Wallonie en proie à un chômage massif. Le hic ? C’est qu’entre les désirs flamands de réformes et leur concrétisation il y a une solide marge. Sur le terrain, en effet, la révolution copernicienne de la fonction publique a subi une forte réduction de voilure : les réticences francophones, qui se sont ajoutées aux résistances de l’administration, n’y sont pas étrangères. De même, les Flamands ont montré beaucoup plus d’empressement que les francophones à installer des radars automatiques pour traquer les conducteurs fautifs. Le contrôle des chômeurs a, lui aussi, trouvé les francophones sur son chemin. Pis : la transformation de l’Etat providence en  » Etat social actif  » s’est vue considérablement ralentie par les coups de frein du PS. Frank Vandenbroucke (SP.A), l’ancien ministre fédéral des Affaires sociales détrôné, à ce poste, par le socialiste francophone Rudy Demotte, en a conçu tellement d’amertume qu’il se fait, depuis plus d’un an, le chantre du confédéralisme au gouvernement flamand.  » Le boulet socialiste francophone entrave les évolutions, pourtant absolument indispensables, de l’Etat belge « , répète-t-il à qui veut l’entendre.

Le PS a, il est vrai, une énorme capacité de résistance au changement. Etonnante, même, alors que la loi du nombre joue, elle, en faveur de la Flandre. C’est qu’il est évidemment plus facile de s’opposer aux nouveautés que de les imposer. Les partisans du statu quo bénéficient toujours d’une longueur d’avance sur les réformateurs. Et, lorsque les adeptes du changement donnent l’impression, comme c’est souvent le cas en Flandre, de vouloir  » changer pour changer « , de se lancer dans une fuite en avant parfois improvisée, de confondre les bonnes raisons d’évoluer et l’obsession de faire table rase du passé, ils tendent aux  » conservateurs  » le bâton pour les battre. Au vu des résultats électoraux engrangés par les partis flamands traditionnels, la frénésie réformatrice ne semble, en effet, guère partagée par la majorité des citoyens du nord du pays. Le fait que le parti d’extrême droite occupe, depuis juin 2004, la tête du hit-parade politique flamand, prouve, au moins en partie, l’existence d’une Flandre  » profonde  » apeurée et résistante aux évolutions trop rapides.  » Il y a quinze ans à peine, le poids de l’Eglise était encore réel au nord du pays, rappelle le député fédéral Jean-Jacques Viseur (CDH). Et ce à tous les niveaux : dans les paroisses, les mouvements de jeunesse, les mondes politique, syndical et mutuelliste. Aujourd’hui, la Flandre a complètement viré sa cuti.  » Prenons le sondage sur  » Les Plus Grands Belges  » organisé par la chaîne de télé RTBF et VRT, à l’occasion du 175e anniversaire de la Belgique. Du côté francophone, le roi Baudouin occupe la tête de la présélection. En revanche, pas un membre de la monarchie ne figure dans le top 10 flamand. La question royale appartient bel et bien à un autre siècle… Il s’agit là d’un retournement de situation radical et particulièrement rapide. Mais ce genre de sprint laisse des gens, essoufflés, au bord du chemin. Essoufflés et inquiets. Car on ne sait pas encore ce qui va venir remplacer les anciennes valeurs.

La carotte et le bâton

Cela dit, il y a fort à parier que ces freins finiront par s’user : la liberté de ton, l’audace et l’originalité de la presse flamande, l’évolution rapide des m£urs et l’abandon, par les jeunes, du complexe linguistique et culturel de leurs parents et grands-parents constituent les signes d’une évolution sans retour possible. Il n’est pas non plus hérétique de penser que la politique mise en £uvre en Flandre, fortement influencée par la politique anglo-saxonne de la carotte et du bâton, finira par porter ses fruits. Laissons de côté les excès qui remettent en cause les libertés fondamentales – les francophones de la périphérie en font, eux aussi, régulièrement les frais – et penchons-nous sur les évolutions plus  » positives « . Dans les écoles, la volonté d’intégration des jeunes d’origine étrangère et leurs corollaires, la vraie gratuité scolaire et la discrimination positive, sonnante et trébuchante, commencent à produire leurs effets. De même que l’obligation de l’apprentissage du néerlandais imposée aux  » nouveaux  » Flamands.  » On peut gloser à l’infini sur la  »philosophie » de ce genre d’initiative, commente le ministre bruxellois Guy Vanhengel (VLD). Le fait est que, sur le terrain, ça marche. Et que, finalement, tout le monde y trouve son compte.  » En Flandre, c’est clair, toute décision politique possède une dimension contractuelle : les pouvoirs publics consentent des efforts financiers et offrent des services, mais, en contrepartie, ils imposent des contraintes strictes, voire abusives, aux usagers, ainsi que des règles parfois intolérables. Du côté francophone, en revanche, la volonté – louable – de sauvegarder les droits acquis, de protéger les libertés individuelles et d’ériger la tolérance en vertu cardinale confine parfois à l’inertie et à un certain aveuglement.

Et, lorsque Flamands et francophones s’affrontent sur un sujet, la perception biaisée et grossie qu’ils ont les uns des autres pèse inévitablement sur les négociations. Alors qu’ils auraient bien des choses à apprendre les uns des autres… l

Isabelle Philippon

 » L’image que les Flamands ont du PS est tellement caricaturale qu’ils exagèrent autant dans l’éloge que dans la critique  »

Vincent de Coorebyter

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