Des enfants comme les autres

Jacques Attali

Pour combattre le terrorisme, il faut le comprendre. Et d’abord comprendre comment se recrutent ces kamikazes qui, à New York, Madrid et Londres, étaient presque tous des enfants de l’immigration, de première ou de deuxième génération, ayant fait des études ou au moins tenté d’en faire, dans des familles soucieuses de s’intégrer. Il serait illusoire de croire ces jeunes gens pathologiquement suicidaires ou seulement assez faibles pour obéir à des maîtres diaboliques. S’ils se sont laissé, beaucoup plus que d’autres, entraîner vers l’extrémisme jusqu’à se donner la mort, c’est d’abord en raison d’une faille très profonde de nos sociétés, qu’il importe de bien comprendre si l’on veut éviter des désastres bien pires encore.

Nos sociétés sont, en effet, fondées sur l’apologie de la liberté individuelle, qui s’exprime en politique par la démocratie et en économie par le marché. Ces deux systèmes, qui sont évidemment les meilleurs, supposent, pour être légitimes, que la liberté soit réelle, c’est-à-dire que chacun ait les mêmes chances de réaliser ses aspirations. Autrement dit, que le travail paie également pour tous. Or, aujourd’hui, ce n’est manifestement pas le cas. Ni à l’intérieur de nos sociétés, où les plus défavorisés n’ont que très peu de chances d’accéder à l’enseignement supérieur et sont condamnés, au mieux, à des études de second rang. Ni dans le monde, où le travail ne paie pas de la même façon au Bangladesh, au Sénégal et à Bruxelles, et où la liberté de circulation des marchandises, des idées et de l’argent est totale, alors que celle des talents est étroitement surveillée.

Il ne faut donc pas s’étonner de voir certains des plus pauvres, figurants mal tolérés d’un spectacle que l’Occident se donne à lui-même, refuser de reconnaître la liberté comme valeur et même, pour certains, se laisser entraîner à vouloir mettre à bas un monde qui ne respecte même pas ses propres valeurs. Naturellement, tout recalé à l’université n’est pas un poseur de bombes, mais, quand toute une génération est en déshérence, quelques-uns finissent par être attirés par le pire.

Nous avons en fait le choix entre deux attitudes : rendre notre modèle de société réellement universel, chez nous et dans le monde, en appliquant scrupuleusement le principe qui lui donne son sens :  » A travail égal salaire égal « . Et, plus généralement :  » A talent égal réussite égale « . Ou bien, pour protéger nos acquis, nous bunkériser, dans nos quartiers, contre le plombier polonais et l’adolescent marocain ; et bientôt contre beaucoup d’autres.

Si nous faisons le premier choix, nous perdrons notre droit à la paresse, que nous croyons avoir chèrement gagné, et il nous faudra inventer, innover, travailler plus. Si nous préférons le second, nous entrerons en guerre contre le reste du monde et contre une partie de nous-mêmes.

Dans les deux cas, le monde sera bientôt très différent et seul l’effort y paiera. Il ne nous reste plus qu’à choisir entre l’effort de justice et l’effort de guerre.

Jacques attali

Quand toute une génération est en déshérence, quelques-uns finissent par être attirés par le pire

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