Demain l’abondance

(1) Antimanuel d’économie, Editions Bréal, 360 pages.

Les économistes prétendent volontiers qu’ils ne font pas de politique mais que les politiques doivent se conformer à leurs prescriptions… Pour ce faire, ils invoquent volontiers l’existence de lois naturelles auxquelles nul ne saurait échapper. C’est contre cette référence à la nature que s’élève Bernard Maris, professeur d’histoire économique et chroniqueur à Charlie-Hebdo (1). Il y rappelle que plus aucun économiste sérieux ne croit encore aux  » lois  » économiques. Une loi comme la  » loi de l’offre et de la demande  » n’a pas de sens, dit-il. Cette  » loi  » est statique, instantanée. Elle n’est valable que dans le cadre d’hypothèses très restrictives qui n’existent jamais dans la réalité.

Il en va de même pour une assertion comme  » la concurrence est efficace  » : John Nash, le mathématicien fou incarné par Russell Crowe dans Un homme d’exception a prouvé de manière irréfutable que la coopération lui est de loin préférable. Bref, pour Maris, les théories économiques ne consistent qu’à dire,  » avec quelques kilos d’équations et un jargon incompréhensible  » en plus, ce que l’on raconte au Café du commerce :  » Demain ça ira mieux, à condition que ça n’aille pas plus mal…  » Pourquoi une telle férocité ? Parce que les  » théories  » économiques dont se réclament les professeurs d’économie, les experts, les analystes, les journalistes économiques ne sont pas comparables aux théories des physiciens ou des chimistes : ce sont des discours logiques, philosophiques, idéologiques… tout ce que vous voulez, explique Maris, mais pas des discours scientifiques. On peut, rappelle-t-il, être parfaitement logique et produire de l’aberration scientifique…

La hargne de Bernard Maris à l’égard de ses confrères a une autre raison d’être. C’est qu’il les accuse aussi d’avoir joué un rôle décisif dans la genèse de la fameuse pensée unique que le mensuel Le Monde diplomatique a défini un jour comme  » la traduction en termes idéologiques à prétention universelle des intérêts (…) du capital international « . Le grand économiste classique John Stuart Mill disait :  » Une personne ne sera vraisemblablement pas un bon économiste si elle n’est pas autre chose.  » Le célèbre John Maynard Keynes professait pour sa part qu’un économiste doit être un tant soit peu mathématicien, historien, homme d’Etat, philosophe. Quant à l’économiste chrétien François Perroux, il soutenait que  » l’introduction de facteurs extra-économiques dans la théorie économique n’est pas seulement possible : elle est rigoureusement et absolument indispensable « . C’est exactement l’opinion de Maris.

Certes, tout n’est pas à jeter dans la mathématisation des phénomènes économiques, concède-t-il. Mais c’est pour mieux rappeler que, depuis le Prix Nobel d’économie 1972, Kenneth Arrow, leur mise en équations n’a servi qu’à mieux mettre en évidence les impasses sur lesquelles débouche la pensée économique orthodoxe. Avec celle du partage, la richesse est la vraie question économique, conclut Maris. L’économie ne peut mesurer que ce qui est mesurable, ce qui relève du quantitatif. C’est pourquoi elle s’obstine à considérer comme utiles, des activités qui appauvrissent l’humanité, alors que ce sont la gratuité et la solidarité, ressources inépuisables, qui font la croissance. L’une et l’autre laissent ainsi augurer ce que pourrait être la société d’abondance de demain, lorsque les économistes auront rejoint l’arrière-plan. Alors, disait Keynes, auront péri  » le travail sans fin, la servitude volontaire et l’exploitation des humains « …

Jean Sloover

Qui fait profession d’expliquer le lendemain pourquoi il s’est trompé la veille ?

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