De la page à l’écran

Aucun écrivain n’a vu autant de ses livres adaptés par le cinéma. Une abondance illustrée par un nouvel ouvrage à l’iconographie brillante, et d’où émergent quelques réussites marquantes

Il aimait le cinéma, le cinéma l’aimait. De tous les écrivains vivants ou disparus, Georges Simenon reste aujourd’hui celui dont le plus grand nombre d’ouvrages furent adaptés au grand écran. Si l’on ajoute les téléfilms et autres séries à succès de Maigret télévisuels, on obtient une quantité d’images absolument phénoménale, une abondance chaque année encore augmentée de plusieurs nouvelles productions, et dont il y a fort à parier qu’elle gonflera encore dans le futur. Rien qu’au cinéma, une bonne cinquantaine de films se sont inspirés des romans du Liégeois, dont certains réalisés aussi loin qu’au Japon!

Sait-on que Simenon envisagea lui-même, au début des années 1930, de devenir réalisateur pour, disait-il, « être le metteur en scène de mes propres oeuvres »? Riche et célèbre à moins de 30 ans, le romancier avait déjà subi les sollicitations de l’industrie cinématographique, qui le pressait d’autoriser l’adaptation d’un de ces bouquins qu’il publiait en rafale (jusqu’à un nouveau titre par mois!) aux éditions Fayard. Un certain Maigret, policier tout juste né sous sa plume mais dont les aventures littéraires démarrent sur les chapeaux de roue (dix livres parus rien qu’en 1931!), fait tout spécialement saliver les producteurs de l’époque. Fin négociateur, Simenon prit d’emblée l’habitude d’imposer ses conditions, pas seulement financières. Sans concrétiser pour autant ses velléités de passer lui-même derrière la caméra, enjeu dont il n’avait sans doute pas perçu au départ toutes les difficultés. Devenue aujourd’hui chose presque normale et en tout cas logique, le fait de confier une caméra à un écrivain n’avait en ces années-là rien d’évident.

Caméra invisible

La transposition cinématographique de l’univers de Simenon ne pouvait connaître meilleur début que cette Nuit du carrefour, réalisée en 1932 par le grand Jean Renoir, avec, dans le rôle de Maigret, le propre frère du cinéaste, Pierre Renoir. Le romancier participa de près au découpage et à l’écriture des dialogues du film. Il gardera toute sa vie un excellent souvenir de ce travail et d’un film où Renoir, soucieux de « rendre par l’image le mystère de cette histoire rigoureusement mystérieuse », décida de « subordonner l’intrigue à l’atmosphère ». Réussite artistique mais échec commercial, La Nuit du carrefour dut aux vibrants éloges d’un jeune critique nommé Jean-Luc Godard d’être redécouvert dans les années 1950.

Inaugurée de si belle façon, la liaison entre Simenon et le cinéma devait connaître par la suite bien des hauts et des bas, plusieurs « navetons » sans grâce venant simplement faire nombre face aux rendez-vous marquants que représentent des oeuvres comme Panique (Julien Duvivier, 1947), En cas de malheur (Claude Autant-Lara, 1958), L’Horloger de Saint-Paul (Bertrand Tavernier, 1973), Monsieur Hire (Patrice Leconte, 1989), ou les films de l’éminent « simenonien » Claude Chabrol, Les Fantômes du chapelier (1982) et Betty (1992).

Des uns comme des autres, un remarquable ouvrage vient rassembler les traces sous forme d’une série d’affiches absolument magnifique. Intitulé simplement Simenon cinéma, le gros livre est une fête visuelle, agrémentée de textes signés Michel Schepens (dont la très riche collection personnelle d’affiches de films a nourri l’ouvrage) et Serge Toubiana. Ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, ce dernier consacre aux rapports de Simenon et du cinéma des lignes riches en anecdotes parlantes et en précieuses informations. Toubiana compare à une « caméra invisible » cette approche de Simenon « scrutant l’âme de ses personnages ». Il fustige en regard les « gros sabots » dont le cinéma se munit si souvent pour « saccager » la matière romanesque d’un écrivain ne supportant pas le « pittoresque de pacotille » dont on affubla régulièrement ses récits dans leur version cinématographique. Georges Simenon constatant lui-même: « En écrivant un roman, je vois mes personnages et les connais dans leurs moindres détails, y compris dans ce que je ne décris pas. Comment un metteur en scène, un acteur, pourrait-il donner cette image qui n’existe qu’en moi? (…) Quelle serait votre réaction devant un de vos enfants qui vous reviendrait soudain transformé par la magie de la chirurgie esthétique? Eh bien! c’est cette réaction pénible qui est la mienne devant le meilleur acteur jouant le rôle d’un de mes personnages. Pourquoi me soumettrais-je à ce malaise? »

Amours et désamours

Aussi déçu par l’expérience qu’il fut enthousiaste au départ, amoureux qu’il était du meilleur cinéma, Simenon décida durant quelques années de « geler » toute cession de droits d’adaptation cinématographique de ses romans. Il y renonça juste avant la guerre, puis n’y revint pas, conscient probablement qu’il ne serait jamais son propre réalisateur, relativisant aussi sans doute l’importance de « dégâts » largement couverts par les rentrées financières d’une véritable industrie de l’adaptation de ses livres… L’oeuvre? Le septième art l’aura sporadiquement bien servie, surtout lorsque les cinéastes entreprenant de la transposer surent se montrer humbles. Chabrol n’avait pas tort quand il déclarait: « Il (Simenon) réussit à construire des intrigues uniquement à partir de ses personnages. Et ce sont ses personnages qui fabriquent les événements, jamais le contraire. Pour l’adapter, il ne faut pas faire le malin, ni chercher à étoffer. C’est inutile. Ou ça fout tout en l’air! »

Louis Danvers, Simenon cinéma. Par Serge Toubiana et Michel Schepens, Textuel, 352 pages. Lire auss

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