De la neutralité au rêve européen

Petite, la Belgique ? Certes. Elle a pourtant su jouer, en plusieurs occasions, les premiers rôles sur la scène internationale. Grâce à sa position géographique entre terres latines et germaniques. Mais aussi en raison de son expansionnisme commercial et financier (autour de 1900), de son statut de puissance coloniale (jusqu’en 1960) et de son engagement dans l’aventure européenne

A chaque crise européenne, Guy Verhofstadt ressort son  » plan  » pour relancer l’Union : que ceux qui veulent plus d’Europe aillent de l’avant et laissent de côté les plus réticents aux politiques communes. Le nouvel élan passerait donc, selon le Premier ministre belge, par la création d’un  » noyau dur « . Cette avant-garde, vient-il de préciser, devrait comprendre les pays de l’eurozone et ceux, parmi les dix nouveaux Etats membres, qui seraient intéressés par de nouvelles coopérations.

De toute évidence, l’intégration politique européenne reste en bonne place sur l’agenda diplomatique du pays. C’est dans le courant des années 1970 que la classe politique belge a résolument adhéré à l’eurofédéralisme. Mais, dès l’immédiat après-guerre, alors que la Belgique est encore une puissance coloniale, la politique étrangère belge a choisi l’Europe pour horizon. Le Pr Michel Dumoulin (UCL), auteur de nombreux livres et articles portant sur l’histoire de la construction européenne et des relations internationales, retrace les grands axes de la politique extérieure du pays depuis l’indépendance.

Le Vif/L’Express : En 1831, les cinq grandes puissances, Grande-Bretagne, France, Prusse, Autriche et Russie, imposent au pays une neutralité perpétuelle. La Belgique indépendante n’a donc pas vraiment de politique étrangère ?

Michel Dumoulin : Ce n’est pas parce que les puissances garantissent cette neutralité et l’inviolabilité du territoire belge que l’avenir du pays est assuré. Il faut d’abord parer à toute velléité de reconquête par la Hollande, alors que les trois puissances absolutistes, la Prusse, la Russie et l’Autriche, manifestent clairement leur volonté de restaurer le royaume hollando-belge des Pays-Bas. De son côté, la France, représentée par Talleyrand, n’a pas écarté l’idée d’un rattachement de la Belgique à l’Hexagone. L’hostilité française se manifestera encore sous Napoléon III. Notre indépendance reste donc fragile. La Belgique va dès lors mener une politique étrangère défensive, pour préserver sa neutralité, même si ce statut n’a pas été choisi par le pays, comme ce fut le cas en Suisse.

La neutralité belge est mise à rude épreuve à plusieurs reprises. Quelles sont les moments clés qui ont conduit la Belgique à renoncer à cette politique ?

Lors de la guerre de 1870, la Belgique neutre fait tout pour montrer à l’Europe qu’elle ne prend parti ni pour les Français, ni pour les Prussiens. L’alerte sert les desseins de Léopold II, qui se démène pour que le gouvernement se soucie davantage de la défense du territoire national. Le roi se heurte toutefois à la droite catholique, traditionnellement antimilitariste. L’invasion allemande de 1914 marque la faillite de notre politique de neutralité. Après la guerre, la Belgique obtient l’abrogation de ce statut. Elle peut désormais mener une politique extérieure indépendante des intérêts des puissances. En 1920, le gouvernement belge profite d’un séjour du roi Albert Ier au Brésil pour signer un accord militaire secret avec la France. Trois ans plus tard, face au refus allemand de payer les réparations de guerre, Français et Belges occupent militairement le bassin industriel de la Ruhr. La politique  » profrançaise  » du gouvernement irrite surtout les Flamands. En 1925, le pacte de Locarno affirme l’inviolabilité des frontières. La Belgique, rassurée, croit à la détente. Mais, en 1936, le réarmement de l’Allemagne et les doutes sur la capacité de la France à préserver la paix amènent le nouveau ministre des Affaires étrangères, Paul-Henri Spaak, puis Léopold III lui-même, à annoncer que la Belgique opte pour un régime d’indépendance. Le même Spaak sera, après la Seconde Guerre, le chantre d’une politique d’alliances économiques, militaires et politiques.

La politique neutraliste abandonnée, l’interdépendance s’impose. Comment la Belgique s’engage-t-elle dans cette politique d’alliances ?

A Londres, où s’est réfugié le gouvernement belge pendant la guerre, on a beaucoup réfléchi à l’architecture future de l’Europe. Les Britanniques, Winston Churchill en tête, ont accusé les petits pays européens d’avoir été les fauteurs de troubles de l’entre-deux-guerres. Les pressions anglo-saxonnes conduisent notamment à la mise en place du Benelux, convention douanière qui unit la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Les trois pays adhèrent ensuite en bloc au traité de Bruxelles de 1948, alliance militaire défensive avec la Grande-Bretagne et la France. Ils signent aussi, un an plus tard, le pacte de l’Atlantique Nord, qui groupe les Etats-Unis, le Canada et dix pays d’Europe occidentale. En Belgique comme chez nos voisins prévaut l’idée qu’en cas d’invasion de l’Europe occidentale par les forces soviétiques, aucun Etat n’est capable de sauvegarder seul son intégrité.

La Belgique participe alors activement à la construction européenne. Quand la classe politique belge s’est-elle convertie à la supranationalité ?

Pas avant le milieu des années 1950. Le monde industriel, mais aussi le Palais, ou encore Paul van Zeeland, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères entre 1949 et 1954, freinent des quatre fers. Ils ne veulent pas qu’on limite la marge de man£uvre de l’Etat par le transfert de souveraineté au niveau supranational. En conséquence, la Belgique louvoie et, en 1951, entre à reculons dans la Ceca, la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Elle s’inquiète en effet de l’ouverture subite des frontières, qui menace d’aggraver la crise dans l’industrie charbonnière. Mais la Belgique va tout de même jouer le jeu au sein de cette  » Europe des Six « , qui élargira ses activités à tous les secteurs économiques en instaurant, en 1957, le Marché commun. Ces années-là, des Belges, ministres ou diplomates, ont été des acteurs de premier plan de la construction européenne. Spaak, bien sûr. Mais aussi le Liégeois Jean Rey, ardent fédéraliste, ministre libéral des Affaires économiques de 1954 à 1958. Ou encore le comte Snoy et d’Oppuers, grand commis de l’Etat qui, en tant que secrétaire général du ministère des Affaires économiques, a beaucoup apporté à Spaak entre 1954 et 1957.

C’est pourtant dans le courant des années 1970 seulement que la classe politique belge adhère à l’eurofédéralisme, qui ne se limite plus alors à la sphère économique. L’intégration politique européenne est restée, depuis, une priorité diplomatique du pays…

En effet. A l’occasion des sommets européens ou lors des présidences belges de l’Union, la Belgique s’est battue pour trouver des solutions aux questions institutionnelles toujours en suspens. C’est le Conseil européen de Laeken, sous la présidence de Guy Verhofstadt, qui décide la mise en place d’une Convention chargée d’élaborer une Constitution européenne. Elle travaillera, à Bruxelles, en 2002-2003. Mais la Belgique, en défendant une position très eurofédéraliste, se retrouve de plus en plus isolée. Depuis les derniers élargissements, elle a perdu de son influence. Dans une Europe à 25, 27 ou plus, elle pourrait sans doute retrouver une plus grande capacité d’action au sein d’un  » noyau dur  » de pays décidés à donner un nouvel élan à l’intégration.

En 175 ans d’histoire nationale, quelles ont été, selon vous, les figures de proue de la politique étrangère ?

Les plus grands noms de notre diplomatie ne sont pas forcément des ministres des Affaires étrangères en titre. Nos rois, surtout les premiers, ont joué un rôle majeur dans la politique extérieure du pays. Léopold Ier, surnommé à la fin de son règne  » l’oracle de l’Europe « , a réussi, grâce à ses relations personnelles, à assurer à la Belgique une existence indépendante. Le nom de son fils est étroitement lié à la colonisation du Congo, mais aussi à l’extraordinaire expansion commerciale, industrielle et financière du pays dans le monde… De même, Baudouin, dont le rôle fût évidemment beaucoup plus protocolaire, s’est senti très concerné par l’affaire congolaise et, en plusieurs occasions, a fait passer dans ses discours ses idées en matière de politique étrangère.

Outre les souverains, quels noms ont marqué la diplomatie du pays ?

Au xixe siècle, Auguste Lambermont. Directeur du Commerce extérieur en 1850, il est secrétaire général du ministère des Affaires étrangères de 1859 à sa mort, en 1905. Grâce à sa négociation de différents traités de commerce, le pays passe du protectionnisme au libre-échange. En 1863, il obtient des Hollandais le rachat du péage de l’Escaut, qui permet le développement du port d’Anvers. Mentor du prince Léopold, le futur Léopold II, il sera le bras droit du roi, en matière de diplomatie, pour la création et la reconnaissance de l’Etat indépendant du Congo. Je retiendrais aussi le libéral bruxellois Paul Hymans, ministre des Affaires étrangères à trois reprises entre 1918 et 1935. Premier délégué belge à la conférence de la paix à Versailles, en 1918-1919, son prestige international lui a valu d’être élu, en 1920, président de la première Assemblée de la Société des nations, son bâton de maréchal. Rigoureux sur les principes, l’homme ne manquait pas d’imagination. On retiendra aussi le passage du social-chrétien Pierre Harmel aux Affaires étrangères, de 1966 à 1972. La doctrine qui porte son nom prônait une politique de détente vis-à-vis de l’Est. Elle annonçait, d’une certaine manière, la fin de la guerre froide.

Auteur d’une biographie de Paul-Henri Spaak, vous ne pouvez manquer de citer l' » enfant terrible  » du socialisme belge parmi les ténors de la politique extérieure. Votre regard sur le personnage ?

C’est le monstre sacré de notre politique étrangère. Pragmatique, chaleureux et charmeur, orateur de grand talent, il a, certes, été jugé versatile, mais n’a jamais renié ses options fondamentales : la paix, la Belgique, l’Europe. Je retiens surtout son militantisme européen des années 1953-1955, quand il a fallu relancer l’intégration après l’échec de la CED, la Communauté européenne de défense. Seul un Spaak pouvait se permettre des colères bleues pour débloquer une négociation enlisée, avant de laisser la place aux diplomates et aux techniciens. De même, son rôle déterminant dans le dénouement de la crise congolaise des années 1960 doit être souligné. En novembre 1964, le sort des otages européens retenus par les partisans de Christophe Gbenye, à Stanleyville, est une véritable obsession pour le ministre des Affaires étrangères, qui se démène afin de mettre sur pied l’opération de sauvetage. A l’ONU, où la Belgique est accusée d’agression après l’intervention des commandos belges, Spaak prononce un plaidoyer admirablement bien construit. L’intervention du ministre est suivie en direct en Belgique. A son retour à Bruxelles, Spaak est accueilli par les vivats des gens massés sur les terrasses qui dominent le tarmac de l’aérodrome.

Spaak a aussi été secrétaire général de l’Otan, de 1957 à 1961. Construire une Europe forte dans la solidarité atlantique est alors sa ligne de force. Que pensez-vous de sa fidélité aux Etats-Unis ?

On peut comprendre cette fidélité dans les années 1950, en pleine guerre froide, quand Spaak juge le soutien américain indispensable pour faire avancer la construction européenne. En revanche, j’ai moins d’admiration pour son atlantisme très marqué des années 1960, quand, après avoir dirigé l’Alliance, il est redevenu, pour la dernière fois, ministre des Affaires étrangères. Ses heurts avec le général De Gaulle sont à replacer dans ce contexte et ne portent pas uniquement sur la question de l’Europe politique. Au sein de son propre parti, il a eu l’image d’un  » suppôt  » des Américains. Il lui arrivait d’en rire. A l’occasion du défilé du 1er mai 1961, à Bruxelles, une partie des militants socialistes ont scandé le slogan typique des années 1960 :  » Quittons l’Otan !  » Et Spaak, un tantinet gaullien, de commenter :  » Que me veulent-ils, j’en viens !  »

Plus près de nous, début 2000, on a parlé du réveil en fanfare de la Belgique sur la scène internationale. Louis Michel avait alors fortement impliqué la diplomatie belge sur le thème du respect des droits de l’homme. Un réveil sans lendemain ?

Louis Michel est arrivé à la tête des Affaires étrangères en 1999 après une période particulièrement terne pour ce département : les socialistes flamands qui l’ont précédé à ce poste ont été inconsistants. Le bouillonnant chef de file des libéraux francophones a, en outre, fait figure de  » Tarzan  » de la politique internationale. Il a donné l’impression de vouloir tout chambouler. Il s’est attaqué à l’ex-dictateur chilien Augusto Pinochet et à Jörg Haider, dont le parti d’extrême droite accédait au pouvoir à Vienne. Mais on retiendra surtout son insistance à remettre l’Afrique à l’avant-plan dans les cénacles internationaux, même si la Belgique, ancienne puissance coloniale, a trop longtemps négligé de préserver son expertise africaine. On se souviendra aussi de ses prises de position, en février 2003, contre la  » logique de guerre  » américaine en Irak. Un pas de plus vers une politique étrangère belge nettement moins atlantiste qu’autrefois. En ce sens, on peut considérer Michel comme un grand format de la diplomatie belge. Difficile, à ce stade, d’en dire autant de Karel De Gucht, son successeur aux Affaires étrangères…

Entretien : Olivier Rogeau

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