De feu et de Sand

A l’occasion du bicentenaire de la naissance de George Sand, Huguette Bouchardeau*, l’une de ses biographes, bat en brèche les clichés sur  » la bonne dame de Nohant « 

Vous souvenez-vous de vos premières lectures de George Sand ?

Je l’ai lue, comme tout le monde, quand j’étais adolescente. Ses romans paysans, La Mare au diable, La Petite Fadette, étaient au programme et j’avoue qu’ils ne m’ont guère marquée. Sand incarnait pour moi l’archétype de l’écrivain à dictées, jusqu’à ce que je la redécouvre beaucoup plus tard et un peu par hasard…

Dans quelles circonstances ?

En 1988, j’étais députée et les législatives ne se présentaient pas bien pour la gauche. Je venais de sortir un premier roman et, comme je ne souhaitais pas retourner dans l’enseignement, j’ai proposé à une éditrice de Robert Laffont d’écrire une biographie de Violette Leduc. Elle a réfléchi et m’a répondu :  » Je vous verrais mieux sur George Sand.  » J’étais flattée, mais je ne connaissais rien à Sand. C’est à ce moment-là que j’ai découvert sa correspondance, qu’éditait Georges Lubin : ce fut une révélation, un enchantement. J’ai fondu devant cette femme qui, dans ses lettres bien plus que dans ses romans, s’exprimait si librement, avec tant de naturel, de justesse et de grâce. Voyez ce texte, adressé à Flaubert :  » Tu aimes trop la littérature, elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise que je ne hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels. Car c’est une enfance et toute enfance est sacrée. […] Tu as trop de savoir et d’intelligence, mon Cruchard.  » Elle écrit aussi :  » Il faut dire que la France est folle, l’humanité bête, et que nous sommes des animaux mal finis. Il faut s’aimer quand même, soi, son espèce, ses amis surtout.  » C’est merveilleux !

Finalement, vous êtes réélue députée du Doubs…

Oui, et j’ai profité de mes longues heures de transport hebdomadaire entre Paris et Montbéliard pour me plonger dans ces milliers de lettres, parcourir une partie des 90 romans et 30 pièces de théâtre qu’elle a écrits. J’étais tellement emballée par la correspondance, tellement plongée dans la vie de Sand et son univers qu’une fois, gare de Lyon, j’ai cru descendre de la malle-poste de Châteauroux ! Au fond, ses lettres se lisent comme un roman, alors que sa fiction, même si elle recèle des perles, est parfois décevante û Sand, qui publiait un peu trop, pour des raisons alimentaires, prédisait qu’en un demi-siècle elle serait oubliée ! Ses £uvres autobiographiques, dont 20 000 lettres échangées avec toutes sortes de gens, des plus humbles aux plus nobles, sont un monument de la littérature française, qui abolit bien des clichés courant sur son compte. Du coup, un lectorat érudit s’est intéressé à elle. J’ai d’ailleurs été surprise par le succès de ma biographie, sortie en 1990. Sand a toujours son public.

On a l’impression que vous avez beaucoup de traits communs. Cette passion pour la liberté, la politique, la littérature, mais aussi pour un féminisme qui ne renoncerait pas à la féminité. On dit que vous faisiez du tricot pendant les réunions du PSU et que, comme Sand, vous fumez la pipe…

Le tricot, c’était surtout une provocation envers les intellos bavards du PSU. Une façon de leur montrer qu’on pouvait faire de la politique autrement. A la sortie d’un discours, ils n’avaient pas progressé d’un pouce mais mon pull, lui, avait avancé. Quant à la pipe, un jour, on m’en a offert une, que j’ai fumée quelques fois. Plus sérieusement, je ne me reconnais pas personnellement en George Sand. J’ai été une militante, elle fut une femme d’influence. Elle est romantique, je suis rationnelle. Je me régale de la voir si vivante, mais j’ai du mal à saisir cette volubilité de l’existence qui l’anime. Elle passe d’un amour à un autre, s’enthousiasme trop…

Elle reste pourtant un modèle…

C’est vrai que sa trajectoire est étonnante. Elle quitte son mari à 26 ans, à une époque où le divorce est interdit, et se bat pour faire reconnaître ses droits par la justice. Là, elle marque quelque chose de très fort au xixe siècle, d’historique même. Mais elle n’y parvient que parce qu’elle est issue d’une classe sociale élevée. Elle gagne son indépendance financière û clef de sa liberté û en travaillant très tôt dans les journaux. Elle assume de front sa carrière professionnelle en devenant un auteur à succès, une figure intellectuelle et littéraire de son époque, et tout cela en consacrant beaucoup de temps à ses enfants comme à ses amants. Très vite, elle s’est mise en position de mener sa vie amoureuse librement, comme le faisaient les hommes, mais avec plus de respect pour ses partenaires. C’était un peu la  » superwoman du xixe siècle « .

Une superwoman qui faisait scandale.

Ce qui la rendait scandaleuse, ce n’était pas ses amants (on en compte une petite vingtaine au total), c’était plutôt qu’elle associait toujours ses enfants à ses aventures. Quand elle vit avec un homme, les gosses suivent et elle surveille attentivement leurs devoirs. Un soir, à Paris, elle sort même de l’Opéra avec Mérimée tenant sa fille Solange dans les bras. A Majorque, où elle séjourne avec Chopin, ils sont encore là. Ça choquait qu’elle veuille à la fois être une bonne mère de famille et une femme libre. Au fond, elle avait inventé, avant l’heure, la famille recomposée.

Sur le plan amoureux, Sand n’est pas une mangeuse d’hommes, comme on l’a souvent dit…

Elle a connu toutes sortes de passions très différentes. Elle flambait, mais était sans doute plus amoureuse que sensuelle. Elle ne s’est réconciliée que sur le tard avec la sensualité. Concernant Musset, c’était une folle passion et, en même temps, elle le maternait. Elle admirait Chopin, mais l’a plus souvent soigné qu’aimé. Avec Flaubert, elle entretenait une véritable amitié amoureuse. Enfin, elle a vécu, sur la fin de sa vie, une liaison quasi maritale avec le graveur Manceau.

En politique, peut-elle être considérée comme un modèle ?

Oui, mais parmi d’autres. Elle était profondément républicaine, ce qui représente un véritable engagement au xixe siècle. Même si elle se dit tour à tour socialiste et communiste et échange quelques lettres avec Marx, même si elle discute la propriété privée et s’emballe pour les idées de l’utopiste Pierre Leroux, son idéal se résume en un mot : égalité. Elle a fondé trois journaux û dont l’un avait pour titre La Cause du peuple ! û où elle défendait fougueusement ses idéaux. Mais, durant la révolution de 1848, Sand se refuse à briguer un poste de député alors que les féministes l’y poussent. Pour elle, la lutte des femmes paraît secondaire par rapport au combat social pour l’égalité. Et plus elle avance en âge, plus elle devient modérée. Surtout, elle ne supporte pas la violence, même si elle reconnaît qu’il faut parfois user de la force pour faire bouger les choses. Cela explique pourquoi, durant la Commune, elle prend le parti de Thiers. Les excès des communards l’avaient choquée.

Deux cents ans après, Sand garde-t-elle une part d’ombre ?

Pas en ce qui concerne les événements qui ont gouverné sa vie. Les sentiments, en revanche, restent toujours mystérieux : c’est la limite de la compréhension humaine.

* Agrégée de philosophie, engagée dans le combat féministe, ex-militante du PSU et ancienne ministre, Huguette Bouchardeau, écrivain et éditrice, est l’auteur de George Sand, la lune et les sabots (HB Editions).

Olivier Le Naire

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire