Dans l’ombre, le rap s’active

Plus de quinze ans après son apparition en Belgique, le rap n’est toujours pas sorti de la marginalité. Boycotté par les radios, écarté des principales salles de concert, il continue pourtant de gagner du terrain. Et, pour de nombreux jeunes issus des classes populaires, il demeure le seul moyen de prendre la parole

(1) Tél. : 02 543 12 20 ; www.lezarts-urbains.be

(2) Le Rap. Une esthétique hors la loi, éditions Autrement.

Les sons fusent. Les enceintes crépitent. Mais, debout derrière ses platines, DJ Smimooz reste impassible. Juste un hochement de tête de temps à autre. Un £il rivé sur le tourne-disque, il fouille mollement dans ses bacs, puis en extrait un vinyle. Peu à peu, le volume monte, les tempos s’accélèrent. A 21 heures passées, la salle est encore aux trois quarts vide. Mais, à l’étage inférieur, de nombreux jeunes commencent à se rassembler devant la lourde porte du Magasin 4, une des plus fameuses salles alternatives de Bruxelles.  » Et Rachid, il vient pas ? »  » Non, il préfère brûler des voitures.  » Rire général. Ce soir, c’est la cinquième édition de la Streetlife, mini-festival d’un soir consacré à la musique rap. Le concept a été mis sur pied par Abdel, solide gaillard de 28 ans, plein d’enthousiasme…  » C’est la poussée d’adrénaline, là. J’ai dû me battre pendant des mois pour faire accepter ce genre de soirée. A Bruxelles, aucune salle ne veut accueillir des concerts de rap.  » Réputé turbulent et indiscipliné, le public rap continue de faire peur. Jusqu’à présent, aucun incident n’a pourtant émaillé les soirées Streetlife.

22 heures. Le premier groupe déboule, micro en main. Bondissant d’un bout à l’autre de la scène, Daz & Mehdooz haranguent l’auditoire.  » Faites du bruuuiiiit !  » Les trois premiers rangs obtempèrent aussitôt. Un torrent de paroles contondantes se déverse dans les baffles. Ce sera comme ça pendant quarante minutes. Pas de répit. Et le concert est à peine terminé que Smimooz s’empare de nouveau des platines, pour un intermède de courte durée. Un quart d’heure plus tard, c’est au tour de Convok de prendre le micro. Ce jeune rappeur est un des plus sûrs espoirs de la scène bruxelloise. Bonnet enfoncé sur les oreilles, il s’impose en quelques secondes. Le public accroche. Un public varié, multiculturel, dont l’habillement est loin d’être uniforme. Pas de bijoux dorés, comme on en voit dans les clips américains. Très peu de baggys (pantalons extra-larges). Par contre, blousons de cuir, sweats à capuche, doudounes et vestes militaires se côtoient et se mélangent. Certes, les filles ne représentent qu’un quart de l’assistance –  » Mais, il y a dix ans, on n’en voyait aucune « , explique Axel, qui fréquente assidûment les soirées hip-hop.

Depuis deux ans, le rap belge vit une véritable explosion. Les groupes sont devenus si nombreux que même le plus assidu des fans ne peut tout connaître. Une dizaine d’albums sont sortis en l’espace de quelques mois, soit presque autant qu’au cours de l’ensemble des années 1990. Sans compter les street-cd’s – ces démos gravées vite fait et vendues sous le manteau. Bien sûr, les nouvelles techniques informatiques facilitent l’enregistrement d’un disque. Mais cette effervescence est le fruit d’une vraie lame de fond : chez nous, le rap progresse, tant en quantité qu’en qualité.

Pour un peu, on pourrait croire que le pays sort enfin du complexe Benny B. En 1989, ce Molenbeekois débarquait sur les ondes en scandant :  » Mais vous êtes fous ? Ooooh oui !  » Médusés, les Belges découvraient le rap. Un choc. Avec ses allures de clown, Benny B va toutefois contribuer à caricaturer sa propre musique. Et, seize ans plus tard, la visibilité du rap demeure très limitée. Dans les journaux, presque rien. A la télé, des miettes. Sur les chaînes radio du service public, nada. Côté festivals, ce n’est guère mieux : Dour est l’un des seuls à accorder une place substantielle au rap.  » On n’a jamais eu à le regretter, souligne Carlo Di Antonio, organisateur. Le seul problème concerne les tags. Lors de la journée hip-hop, tout y passe : les chapiteaux aussi bien que les toilettes.  »

Plusieurs raisons peuvent expliquer la marginalisation dont souffrent les rappeurs : volonté de rester à tout prix dans l’underground, guerres intestines, conservatisme des élites culturelles, etc.  » Il y a quelque chose de foncièrement libre dans l’esprit hip-hop. Les rappeurs ne se plient pas facilement à tous les codes de bienséance, clés essentielles pour entrer dans le showbiz « , ajoute Alain Lapiower, de la Fondation Jacques Gueux, une association centrée sur les cultures urbaines (1). Entre désir de préserver son intransigeance et envie de toucher le grand public, le rap oscille constamment.  » En Belgique, si tu vends 4 000 albums, t’es number one. Mais t’es quoi avec 4 000 albums ? Rien du tout. Tu continues à prendre le tram « , ironise Rayer. Avec le groupe De Puta Madre, il s’est taillé une fameuse réputation à travers toute l’Europe. Mais ses droits d’auteur n’ont jamais suffi à payer ses tartines… Pareil pour les Liégeois de Starflam : malgré deux albums bien ficelés, ils n’ont pas réussi à décoller véritablement.  » J’ai déjà sorti trois produits. Aucun n’a dépassé les 500 exemplaires. J’en ai marre de rapper pour ma salle de bains « , soupire Cédric Vantroyen, cofondateur du label Rainydayz et membre de S. Kaa&Barok. Un commentaire qui résume bien l’état d’esprit de nombreux rappeurs belges.

Le déclic pourrait naître d’un certain James Deano. A 26 ans, cet adepte d’un rap salace et fantaisiste vient de signer avec Because, un important label français. Son premier album devrait arriver dans les bacs courant 2006. Une aubaine : la maison de disques lui a versé une avance consistante, qui lui permet de travailler en toute sérénité. Sans quoi, James Deano n’aurait pu louer l’appartement qu’il occupe aujourd’hui à Saint-Gilles. Quelques DVD, du café bio, des bougies : difficile d’imaginer que c’est dans ce trois-pièces banal et exigu qu’habite une future star du rap. Pourtant, Deano veut y croire :  » J’ai arrêté mon boulot de magasinier. Au lieu de porter des caisses toute la journée, je vais pouvoir me consacrer à la musique. J’ai une chance énorme.  »

Futur n° 1, James Deano ? Plusieurs concurrents sont sur les rangs. Ultime Team, Dope Skwad, Alter Ego, P 50, Opak… Autant de groupes qui briguent la médaille d’or. Car le rap possède un mental sportif. C’est par le biais d’une concurrence acharnée qu’il progresse.  » Par définition, chaque rappeur est contre tous les autres. Le mot d’ordre de Tupac Shakur, Me against the world (moi contre le monde), reste d’actualité « , indique Christian Béthune, auteur d’un intéressant ouvrage sur le sujet (2). Cet esprit de compétition trouve son expression la plus emblématique dans les battles, ces joutes oratoires où l’on triomphe en improvisant les rimes les plus percutantes.  » Un rappeur doit soulever les foules, être charismatique. Que t’aimes ou que t’aimes pas, il faut passer par les battles, c’est obligé « , affirme 13HOR, dont le premier album vient de sortir.

Textes prophétiques ? Peace, love and having fun. Paix, amour et rigolade. Le slogan originel a du plomb dans l’aile, mais il demeure une référence.  » Pour moi, le hip-hop, ça reste un art de vivre « , confie Jean-François Orban, connu et respecté dans le milieu sous le nom de DJ Sonar. Plusieurs anciens le disent : coupé des valeurs du mou-vement hip-hop, le rap est une coquille vide. Pour eux, la musique n’est qu’une facette d’une culture plus large, qui s’exprime également au travers de la danse (break) ou de la peinture (graffitis). Un brin nostalgique, Snype, du groupe Alter Ego, se souvient des temps héroïques :  » Avec les copains, on se réunissait souvent dans la rue pour tagger. D’autres gars ve-naient en curieux, avec leur radiocassette, et ils commençaient à danser. Puis d’autres encore arrivaient : ils se mettaient à rapper au rythme de la musique.  » Ce syncrétisme-là s’est un peu perdu. Les différentes disciplines du hip-hop sont désormais plus cloisonnées.

Né à la fin des années 1970 dans les quartiers pauvres du Bronx, à New York, le rap est devenu l’allié naturel des laissés-pour-compte. En Belgique comme ailleurs. Fils d’ouvriers, jeunes en décrochage scolaire, immigrés de première ou de deuxième génération, nombreux sont ceux pour qui le rap demeure l’unique moyen d’exprimer haine et colères. Adil (19 ans) a grandi dans le quartier Anneessens, à Bruxelles. Là, à cinq minutes des boutiques clinquantes du centre-ville, la plupart des habitants vivent refermés sur eux-mêmes, sans autre horizon que le chômage ou les boulots précaires. La délinquance sévit.  » On a vu des grands partir en prison, d’autres qui se sont fait tirer dessus. Je ne savais pas comment réagir. Le rap m’a permis d’exprimer tout ça.  » Adil s’est choisi un nom de scène – Le Maroc’1 – et, depuis, il passe le plus clair de ses soirées à écrire, inlassablement…

Pour Saïda aussi, le rap fut un exutoire. Née au Maroc en 1981, arrivée en Belgique quelques années plus tard, elle confie avoir connu une enfance  » pas facile « .  » Des fois, je me dis que, si j’avais pas connu le rap, j’aurais pu vraiment très mal tourner « , dit-elle, sans un mot plus haut que l’autre. Sur scène, c’est autre chose : la voix de Saïda est aussi brûlante que le feu. Beaucoup la considèrent comme la meilleure rappeuse belge.  » Avec MST, mon ancien groupe, on voulait représenter le hardcore féminin. On était déstructurées, sauvages. Les mecs nous ont lynchées… Mais qu’est-ce qu’ils croient ? Il n’y a pas qu’eux qui ont la haine. Moi aussi, j’ai le droit de crier ma haine.  »

En France, les rappeurs furent les premiers à mettre le doigt sur les risques d’embrasement social. Dès 1995, le Suprême NTM interrogeait :  » Combien de temps tout ceci va encore durer / Ça fait déjà des années que tout aurait dû péter / Dommage que l’unité n’ait été de notre côté.  » Un message prophétique, ont jugé après coup certains éditorialistes. Toujours est-il que NTM et consorts n’ont pas été entendus. Et, la frustration s’accumulant, un boulevard s’est ouvert pour une musique inspirée du gangsta rap américain, avec apologie de la violence à la clé.  » Des mecs comme Booba ou Rohff ne sont pas innocents par rapport à ce qui s’est passé en France. Ce sont eux qui ont allumé la mèche « , affirme Karim, du groupe Serial Chiller. De fait, le rap a fourni la bande-son des récentes émeutes. Certains ont même cru bon de réaliser des clips à partir des images de voitures brûlées. Pour Pitcho, la pilule ne passe pas.  » Oui, il y a un gouffre. Oui, la société nous a mis de côté, déclare celui qui est l’une des voix les plus écoutées du hip-hop belge. Mais, à un moment, il faut dépasser ce constat. Il faut dire aux jeunes de se prendre en main, les encourager à sortir de ce merdier. Et ça, les rappeurs ne le disent pas assez.  »

A maintes reprises, les autorités locales se sont employées à transformer le rap en  » outil socio-pédagogique « . Il en est né des initiatives diverses, qui tenaient parfois plus du patronage que de la démarche artistique. De quoi susciter la fureur de certains rappeurs. Habitant à Droixhe, un quartier de Liège où s’élèvent plusieurs tours en béton, Hassan (prénom d’emprunt) se dit dégoûté :  » Depuis dix ans, on n’a pas arrêté d’en voir, des stages de rap. C’est complètement débile. Si l’Etat veut aider les jeunes, il ferait mieux de leur donner des cours de français corrects.  » Une position radicale que tous ne partagent pas.  » Certains ont tenté de faire de l’occupationnel avec le hip-hop, c’est clair. Mais on ne peut pas pleurer sur le manque de reconnaissance, et cracher sur toutes les opportunités de faire connaître notre culture « , assure Defi J, l’un des trois responsables belges de la Zulu Nation, sorte d’Internationale du mouvement hip-hop.

Arrivé en Belgique en 1992, après avoir fui une Côte d’Ivoire gangrenée par la violence, Bienvenu Lamah s’est vite imposé comme un des paroliers les plus originaux que compte notre pays. Régulièrement, il anime des ateliers d’écriture. Il raconte son expérience avec les jeunes du centre pour réfugiés de Hotton :  » Pendant deux jours, j’ai dû jouer à Conan le barbare pour les forcer à prendre une feuille et un bic. Mais, au final, j’ai ouvert les yeux à quatre-cinq petits paumés qui allaient être des résidus de la société. Quand je les revois en rue et qu’ils me remercient, c’est la plus belle des récompenses. C’est notre raison d’être.  »

François Brabant

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