Dans l’ombre des champions

Pour vivre sa passion, le sport,Emile Carlier a choisi les mots. Journaliste depuis quarante-trois ans, il part à la retraite après vingt ans passés au Vif/L’Express. Arbitre sans le savoir, acteur et spectateur des stades et des routes, il n’a jamais fermé les yeux sur les hors-jeu qui, parfois, abîment le spectacle

Que choisir quand on aime le sport mais qu’il est déjà trop tard pour en faire son gagne-pain? Emile Carlier n’a vu qu’une solution: devenir un journaliste de sport sportif. Pendant quatre décennies, et avant de partir à la retraite en cette fin d’année 2002, il a posé sur sa passion un regard enthousiaste et critique, alliant recul et réflexion. De La Cité à Foot Magazine, puis du Vif au Vif/L’Express, match gagné: cette attitude, rare dans le métier, et ses propos intelligents et indépendants, ont séduit un lectorat qui dépassait largement celui des seuls supporters. Sans doute parce qu’il a su faire partager sa vision: « Le sport, dit-il, n’est jamais… qu’un divertissement. » Mais il l’a toujours traité sérieusement, en gardant à l’esprit toutes les dérives qui se commettent en son nom.

Son métier de journaliste et son amour pour les sports (essentiellement le football, le vélo, le ski et le triathlon), Emile Carlier les a construits sur le tas. A la dure. Son père, médecin d’origine néerlandophone, avait refusé qu’il fasse partie d’un club de foot, de peur qu’il néglige ses études: maintes fois, le jeudi après-midi, ce gamin obstiné est resté au collège pour jouer au ballon avec les copains, prétextant une retenue. Avec, à la clé, une punition supplémentaire à la maison. Pour le boulot, c’est pareil. Fallait-il avoir la foi pour commencer comme « grouillot » dans une rédaction, à porter la copie, avant d’avoir le droit de rédiger des notes de rencontres locales ou régionales, puis des petits articles et d’obtenir, enfin, une carte de presse qui signifiait, aussi, que l’on savait tout faire dans ces rédactions de l’âge du plomb!

« Les rédactions sportives ont toujours été un Etat dans l’Etat, raconte-t-il. Presque tous les événements se passaient le week-end et nous étions souvent les seuls à travailler systématiquement ces jours-là. » Puis le sport bascule de l’amateurisme au professionnalisme, et tout change. Pour les sportifs, d’abord: « Désormais, on fabrique des vedettes, comme le père Williams le fait avec ses filles en tennis », constate-t-il. Terminé, aussi, le champion qui, comme Pelé, écoulait toutes ses saisons dans un seul club, une seule ville. Aujourd’hui, une carrière, une image (de préférence, celle voulue par les sponsors!), ça se gère. Exactement comme une PME et avec tous les risques que cela comporte: dopage, violence, tricherie et appât du gain. « Ces dangers ont toujours existé, rappelle le journaliste. Ils sont sur l’un des plateaux de la balance. Sur l’autre, et cela n’a pas changé, on trouve la beauté du geste, le « jusqu’au-boutisme », le développement des possibilités sportives. Tout est dans l’équilibre entre les deux. »

Lui, en tout cas, a choisi son camp: joueur amateur de foot jusqu’à 48 ans, il a toujours levé la main pour signaler qu’il venait de commettre une faute et n’a jamais reçu le moindre carton jaune. Sans craindre, toutefois, de mouiller son maillot. Adolescent, déjà, seuls ses efforts acharnés avaient pu attendrir son père: ce dernier le retira alors d’un internat bruxellois détesté.

Un brin nostalgique mais jamais « ancien combattant », il admet que les champions d’aujourd’hui réalisent des prestations supérieures, des gestes techniques plus parfaits que les vedettes d’autrefois. Il assure même que, « sil’équipe de Pelé rencontrait aujourd’hui celle de Ronaldo, elle prendrait une tripotée ». Mais il parierait son maillot (non sponsorisé) que ce serait tout à fait l’inverse si la bande de Pelé avait été préparée comme les sportifs actuels!

Pour les journalistes de sport, aussi, le métier a beaucoup changé. « La télévision a tout bouleversé, et les directeurs de journaux ont vite compris que le sport faisait vendre. Quitte à caresser le lecteur dans le sens du poil, rappelle-t-il. Pour plaire, de journalistes, on risque alors de devenir des « propagandistes » ou des ultra-spécialistes, oubliant qu’il nous faut tenter de rester le plus objectif possible et que le sport fait toujours partie d’un tout. D’autant que si les journalistes de sport sont un peu dédaignés dans le métier, c’est qu’ils ne s’occupent, en somme, que de choses futiles. » Cela, d’ailleurs, n’empêche jamais de rester curieux et ouvert à tout. Emile s’est ainsi promis de découvrir qui est ce fameux « comte de la Croix, enlevé subitement à l’affection des siens, en 1863 », dont l’épitaphe figure près de chez lui, sur une croix posée le long d’un chemin de Rhode-Saint-Genèse. Il y passe, à vélo, lors de ses entraînements et, au gré de son humeur, fabrique au personnage des destins imaginaires : victime d’un mari jaloux ou accident de chasse?

Jeune journaliste, Emile était fier de fréquenter les champions. Mais il a compris qu’il ne servait à rien de recueillir leurs confidences, s’il ne pouvait les livrer aux lecteurs. Du « tu », il est alors passé au « vous », ce pronom qui fait toute la différence et installe cette indispensable distance qu’il a mis un point d’honneur à cultiver. Seul Roger Vanden Stock a échappé à la règle: ils ont joué au foot ensemble.

Discret, Emile, l’homme aux yeux de séducteur, a tenté d’appréhender le sport sans complaisance. Mais il a constaté, presque scrupuleusement, que l’enthousiasme de ses 40 ans s’était doucement érodé. La faute au tempsou aux déceptions nées des maux dont souffre le sport professionnel? Pourtant, pour vibrer, Emile Carlier n’a jamais eu besoin de s’envoler: les voyages, il préférait en faire le moins possible, merci. Un soir, pour un match en Italie, il a même débarqué sans le savoir dans un lieu très bon marché: c’était un hôtel de passe…

Bref, malgré son physique à la Jean Poiret ou à la Jean d’Ormesson, il n’a jamais couru les honneurs, le faste et les lumières. Ce qui ne l’empêche pas d’apprécier une bonne fête. Finalement, il n’a eu aucun mal à rester dans l’ombre où le pousse sa modestie. Du coup, sans doute n’a-t-il jamais réalisé à quel point ses confrères – milieu où on a habituellement le « tacle » facile – , apprécient sa présence et ses analyses.

Depuis quelques années, il réserve ses enthousiasmes à ces hommes et ces femmes qui font du sport par plaisir. Tous ne viennent pas, comme lui, un jour de neige, travailler à ski, de son domicile au square Montgomery. Mais, pour eux, il est prêt à affronter une tempête à vélo, un jour de 20 kilomètres de Bruxelles, afin d’y encourager ceux et celles qu’il connaît. Et il ne raterait aucun des Jeux olympiques pour handicapés. A 65 ans, Emile Carlier, champion à sa manière, avec ses mots, ses muscles, son coeur, va donc trouver à plein temps son deux-roues, ses opéras, sa plus jeune fille brûlant de passion pour les chevaux. Et lui qui, toute sa vie, s’est davantage soucié de s’imposer sa propre morale que de penser à la faire aux autres glisse simplement, sagement, petit sourire aux lèvres: « Ne regardez pas le sport, faites-le! »

Pascale Gruber

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