Dans la peau de Michelle Martin

L’écrivaine flamande Kristien Hemmerechts revient sur l’affaire Dutroux en inventant le personnage d' » Odette « , alias Michelle Martin. Jusqu’où la littérature peut-elle s’affranchir de la réalité et, surtout, de la sensibilité de l’époque ?

Aux Etats-Unis, les journalistes, écrivains et réalisateurs s’emparent de faits divers encore tout chauds pour sonder les profondeurs de l’âme humaine. Quelques auteurs français exploitent cette veine. Avec La Ballade de Rikers Island (Seuil), Régis Jauffret a réécrit l’affaire DSK, après avoir fait son miel d’autres drames : le meurtre du banquier suisse Edouard Stern par sa maîtresse (Sévère, Seuil, 2010), ou la séquestration pendant vingt-quatre ans d’Elisabeth Fritzl par son père (Claustria, Seuil, 2012), un livre qui n’a pas été bien reçu en Autriche. Dominique Strauss-Kahn lui a intenté une action en diffamation pour son dernier opus. Il semble que le cinéma ait une longueur d’avance. En 2007, Geneviève Lhermitte, 42 ans, égorgeait ses cinq enfants. Cinq ans plus tard, Joachim Lafosse sortait A perdre la raison. Avec un avertissement :  » Cette oeuvre de fiction n’a pas pour objet de relater avec exactitude le fait divers dont elle est librement inspirée.  » Le veuf de la meurtrière et le logeur de la famille Moqadem s’étaient opposés à la réalisation, puis à la diffusion du film, en vain. Le film a connu un vif succès critique.

Vieille de près de vingt ans, l’affaire Dutroux n’avait jamais inspiré une  » fiction  » avant La femme qui donnait à manger aux chiens (Galaade Editions), de Kristien Hemmerechts, dont Le Vif/L’Express publie des extraits en exclusivité (lire page 36). Comment les lecteurs belges francophones vont- ils apprécier la traduction française de De vrouw die de honden eten gaf qui, lors de sa sortie, en janvier dernier, a fait scandale en Flandre ? Paul Marchal, le père d’An, une des victimes de Marc Dutroux, reproche à l’auteure – une personnalité très médiatique en Flandre – d’avoir pris la défense de Michelle Martin, en la rendant plus humaine. Y avait-il encore un délai de décence à respecter ? Interrogée par Le Vif/L’Express, Kristien Hemmerechts rétorque :  » Tout devient vite tabou en Belgique. Voyez comment on a traité les événements de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Pendant des années, on ne pouvait pas en parler. Mais on ne résout rien en ne parlant pas de ce qui est pénible.  »

Un mystère Martin

Marc Dutroux, le Diable en personne, n’inspire pas les artistes.  » C’est un psychopathe, il l’est resté en prison « , confie un familier de l’univers pénitentiaire. Michelle Martin, c’est très différent. Ses soutiens, au fil du temps, se sont multipliés, surtout dans les milieux catholiques, puisqu’elle affiche sa foi. Pour le principe ( » la loi sur la libération conditionnelle est la même pour tous « ) et parce qu’elle exerce une certaine séduction sur son entourage :  » C’est une femme agréable, bien éduquée, qui a de la conversation et qui s’intéresse à beaucoup de choses « , poursuit cet interlocuteur. Il y a un mystère Martin, dont le procès d’Arlon, en 2004, n’a pas réussi à faire sauter le code. Elle a la figure d’un ange (surtout quand on se remémore la longue liane blonde aux mains menottées du début de l’affaire), mère accomplie et institutrice de formation, et, en même temps, c’est l’épouse d’un personnage repoussant.

D’un seul coup de fil à la police, elle aurait pu délivrer Julie et Melissa, ces petites frimousses attachantes qui tapissaient les fenêtres de tout le pays. Et, de la sorte, épargner les enlèvements, viols et séquestrations ultérieurs de Sabine Dardenne et de Laetitia Delhez. Le sort d’An Marchal et d’Eefje Lambrecks était déjà scellé dans le sol du chalet de Jumet, comme celui de Bernard Weinstein, endormi au Rohypnol et enterré vivant à Sars-la-Buissière. Pourquoi Michelle Martin n’a-t-elle pas aidé ces autres elles-mêmes, ces fillettes et jeunes filles en péril ?

La première écrivaine belge à s’être risquée sur le terrain mouvant de l’affaire Dutroux est Nicole Malinconi, auteure d’Hôpital silence (Minuit, 1985), Prix Rossel en 1993. La manière dont elle avait recueilli le  » matériau  » de Vous vous appelez Michelle Martin (Denoël, 2008) avait suscité la polémique. Ancienne assistante sociale, elle avait rendu plusieurs fois visite à Michelle Martin à la prison de Namur, pour lui donner des leçons d’écriture. A l’arrivée, leurs échanges se sont mués en un dialogue imaginaire, où une distance sévère sépare les deux femmes qui, dans la vie réelle, avaient été jusqu’à se tutoyer. Dans cet ouvrage publié sans le consentement de Martin, cette dernière reconnaissait son crime mais sans manifester suffisamment de regrets ou de véritable prise de conscience, aux yeux de la narratrice. A l’époque, certains avaient déjà reproché à Malinconi de relever Michelle Martin, parce qu’elle l’avait humanisée dans ses tourments. Le même reproche que celui adressé à Kristien Hemmerechts par Paul Marchal.

La position de cette auteure est différente : elle n’a jamais rencontré Michelle Martin ni l’un de ses avocats, et elle revendique sa liberté littéraire. Certes, son  » héroïne  » s’appelle Odette, ses enfants ont d’autres prénoms que ceux de Frédéric, Andy et Céline. Soeur Christine, la supérieure des clarisses qui ont accueilli Martin en libération conditionnelle, est  » soeur Virginie « . Dutroux, présent sous la forme de la majuscule M, et une foule de détails sont dépeints avec exactitude. Hemmerechts s’est appuyée sur une abondante documentation. La presse, à l’époque, était allée très loin dans les investigations, accumulant des renseignements sur la vie et l’enfance de Marc Dutroux, notamment via les interviews donnés par son père, Victor Dutroux, un ancien du Congo, instituteur retraité vivant en Flandre. L’auteure de La femme qui donnait à manger aux chiens met en avant ce passé, non pour excuser Dutroux, mais parce que, lui aussi, a été un enfant et qu' » à l’âge de cinq ans, il devait aller à pied jusqu’à la gare, prendre le train tout seul pour Namur et traverser la ville pour se rendre à l’école « . Victor, ce père prolixe, imbu de sa supériorité masculine, craint d’avoir inoculé à son fils le complexe de Caïn. Dans l’ordre du traumatisme infligé à ses enfants, il est le pendant de la mère de Michelle Martin. Veuve inconsolable, elle a fait lit commun avec sa fille jusqu’à l’âge de ses 18 ans.

 » C’était comme un puzzle  »

Hemmerechts a retissé l’univers de Martin, avec son style spécial : exalté, intellectuel et concret. Les coutures entre le vrai et le faux sont indiscernables, sauf dans les monologues ou les scènes de sexe.  » C’était comme un puzzle, décrit-elle. Il me manquait une cinquantaine de pièces, alors j’ai essayé de faire des raccords plausibles en faisant en sorte que du bleu au rouge, la couleur intermédiaire soit cohérente avec le reste. Le grand défi, c’était de trouver les pièces manquantes, de trouver la réponse à la question qui taraude tout le monde : pourquoi a-t-elle laissé les enfants dans la cave, alors qu’elle allait nourrir les chiens qui se trouvaient dans la maison de Marcinelle ? Elle était vraiment dans le déni de la présence de Julie et de Melissa. Les deux chiens qui gardaient la maison, dans ses visions, allaient lui sauter à la figure, tout comme la réalité. Elle ne voulait rien avoir à faire avec tout cela. C’est une hypothèse, mais elle est plausible.  »

L’identification de l’écrivaine avec Michelle Martin a été poussée très loin. D’où le photomontage du magazine flamand Humo, la représentant moitié Martin, moitié elle-même.  » Avant d’entamer ce travail, Michelle Martin, pour moi, vivait sur une autre planète : la planète du Mal. Jusqu’à ce que je découvre qu’elle avait passé ses premières années dans le quartier Het Voor ou Beauval, à Vilvorde, tout près de Strombeek, là où j’habitais. Le bus pour Beauval s’arrêtait juste devant chez nous. Petite, elle a été à l’école à Laeken, moi aussi. J’ai patiné avec mes amies à la patinoire de Forest où elle a rencontré Marc Dutroux, à l’âge de 21 ans. A quelques années près – j’ai quatre ans de plus qu’elle – j’aurais pu les rencontrer… Beaucoup d’éléments de son cadre de vie m’étaient familiers, de sorte que je pouvais me glisser plus facilement dans ses pensées.  » Et son corps aussi.

Le sexe, moteur du couple criminel

Dans son livre, Kristien Hemmerechts donne libre cours à son imagination, en décrivant l’appétit sexuel d' » Odette « . L’auteure parsème son récit de scènes crues tirées de son imagination. Cela fait craindre un nouveau malentendu à Sarah Pollet, magistrate au parquet d’Arlon et ancienne avocate de Michelle Martin, qui a lu l’opus (lire page 38). Hemmerechts explore un terrain qui était indicible lors du procès d’Arlon, en 2004 : la nature du lien sexuel qui a pu être le moteur du couple criminel.  » Au début, il y a eu de l’amour entre ces deux-là, décode l’auteure flamande. La seule chose qu’on ne peut pas expliquer entre deux personnes, c’est la sexualité. Il y a dû y avoir quelque chose de très fort, qui l’a plongée, elle, dans une sorte d’euphorie et lui a donné une forme de pouvoir. Même s’il courait après les femmes, il lui revenait toujours. Mais ce n’est qu’une hypothèse. Ce n’est qu’un personnage…  »

En réalité, ce qui ressortait entre les lignes du procès d’Arlon, c’était l’admiration éperdue pour un mâle protecteur et beau parleur, puis la peur éprouvée progressivement par Martin à l’égard de Dutroux. Au début de leur relation, c’est l’embrasement,  » Michelle Martin aime le sexe « , puis la lassitude s’installant vite chez Dutroux, elle a accepté de conduire la camionnette, lors des faits de 1985, pendant que Dutroux violait des jeunes filles à l’arrière. Pour le garder. Elle a fait de la prison. Mais désormais, Dutroux la tient, parce qu’ils ont eu des enfants ensemble, que Martin est une bonne mère et qu’elle a peur qu’il se venge sur eux. Il lui fait croire qu’il peut la balancer pour des faits qu’il a cachés à la justice et qui pourraient la ramener en prison. Lors de l’épisode crucial de l’absence de Dutroux, elle  » flottait  » car il n’était plus là pour la diriger. Si elle n’a pas agi, c’est parce qu’elle craignait d’être mise en cause, accusée de complicité.  » Si je n’y vais pas, je n’ai rien fait.  » Elle se protège. Enfermée dans sa bulle depuis l’enfance, Michelle Martin fait passer son intérêt et celui de ses enfants avant toute autre chose.

Michelle Martin écrit son histoire

 » L’histoire véritable de Martin, il n’y a que Martin qui peut l’écrire « , tranche Sarah Pollet. Selon nos sources,  » la femme la plus détestée de Belgique  » aurait écrit en prison une petite centaine de pages. Les très rares personnes qui les ont lues attestent de leur qualité formelle,  » avec une belle capacité à décrire ses sentiments « , mais il n’est pas question de les faire circuler, encore moins, publier. Dans les conditions de sa libération figure, entre autres, l’interdiction d’entretenir le moindre contact avec les médias. Jusqu’en 2026, Michelle Martin n’est pas une femme libre. Aujourd’hui, elle a 54 ans et rêve de se faire oublier. Mission impossible, apparemment. Ses tentatives pour s’inscrire dans diverses hautes écoles et université, à Namur, déclenchent des polémiques. Elle ne peut pas s’adonner à une innocente cueillette de jonquilles, en compagnie d’amis, sans avoir les paparazzis sur le dos. Ses visites à son fils Frédéric, à Andenne, où elle fréquente également une ASBL qui accueille des gens en difficulté, déclenchent le courroux de certains habitants, bourgmestre en tête (Claude Eerdekens, PS), alors qu’elle en a le droit, au regard des conditions de sa libération. Sans doute l’anonymat d’une grande ville lui conviendrait-il mieux.

En juillet, Michelle Martin devra s’être trouvé un nouveau lieu de résidence. En effet, elle ne peut pas suivre les soeurs clarisses à la Fraternité Notre-Dame des Nations, à Woluwe-Saint-Pierre, où celles-ci vont se replier, le monastère de Malonne étant devenu trop grand pour seulement neuf religieuses. Son  » exfiltration  » se prépare dans le plus grand secret. La  » fiction  » de La femme qui donnait à manger aux chiens est déjà dépassée par la réalité.

Par Marie-Cécile Royen

D’un seul coup de fil à la police, elle aurait pu délivrer Julie et Melissa

Si elle n’a pas agi, c’est qu’elle craignait d’être mise en cause, accusée de complicité

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