Croupes, galbes et volupté

Patrick Grainville ose un roman à l’érotisme débridé, mêlant femmes, juments et étalons ; Jérôme Garcin dévoile, pour mieux la magnifier, la nature secrète de l’amour qui l’unit à sa monture : deux fougueux écrivains saisis par la fièvre du cheval

La Main blessée, par Patrick Grainville. Seuil, 312 p. Cavalier seul, par Jérôme Garcin. Gallimard, 279 p.

A la fin de sa vie, Géricault, grabataire de 32 ans, le corps rongé par l’abcès contracté à la suite d’une chute de cheval, en était réduit à dessiner sa main. Le narrateur du nouveau roman de Patrick Grainville, La Main blessée, souffre de la crampe de l’écrivain et brûle de rêves érotiques où femmes et juments se mêlent. Pour guérir sa main, il ne lui suffira pas de  » tirer sa crampe « , comme le suggère malicieusement un psychanalyste ami – d’ailleurs, il s’y emploie avec frénésie et succès – il devra apprendre à  » chevaucher les mots « . En effet, après avoir consulté un sophrologue qui recommande des bains à 40 degrés et un vieux rebouteux ardéchois qui lui injecte une mixture à base d’extraits d’os, de muscles et de nerfs, le narrateur s’en remet à un marabout. Sa prescription : écrire chaque matin, d’un jet, une nouvelle de 15 pages qu’il brûlera ensuite, l’encre à peine sèche.  » Chevauche ta main, scande le guérisseur. Tu chevauches en liberté. Le grand Mali des mots s’ouvre à toi, à perte de vue.  » Maux de main, mots de Malien : ce sera en vain.

Le caracolant roman de Grainville, porté par une forte charge érotique, s’offre comme une folle cavalcade dans laquelle hommes et femmes, étalons et juments, excités par les feux du désir, se défient, se prennent, se blessent, se jalousent, meurent aussi. Dans cette ville, Maisons-Laffitte, vouée au culte du cheval, tout n’est que croupes, galbes et volupté. Et Grainville multiplie les scènes crues, les saillies, s’attarde avec délectation sur le motif, comme sut le faire Géricault, justement. Ainsi quand sa maîtresse, une jeune Egyptienne aux allures de garçonne et aux ardeurs saphiques, prépare sa jument, Melody Centauresse :  » Nur choisit l’ultime éponge blanche, saturée d’eau vierge, pour baigner les grandes lèvres noires et douces. Elles s’enflent comme l’anse d’une harpe, s’allongent en un faisceau fendu. Et le passage du tissu spongieux les entrouvre. Le fantastique pertuis brille d’un filet d’eau huilé, la rosée de la Centauresse qu’un rayon de soleil saisit. Nur me semble paresser un peu sur ce rivage mélodieux.  »

Au même moment, Melissa la folle cherche depuis des années le gigantesque Noir Titus, qui a assassiné son mari d’une ruade. On prétend l’animal mort, mais elle reste persuadée qu’il achève paisiblement son existence dans une écurie secrète. Un énigmatique Indien, Tara, tente d’endiguer les frasques d’un héroïque vieillard, général au passé nimbé de mystère, qui s’expose sur son balcon aussi nu qu’un sage hindou en écoutant le Requiem de Verdi à tue-tête. Une ribambelle d’adolescentes rebelles – Naïma, Salima, Kahina, Houria, les élèves du narrateur,  » arrogantes, royales et dédaigneuses  » – dansent autour de leur professeur une sarabande infernale. Dans ces rues, généralement vouées aux quadrupèdes, un homme marche inlassablement, sans parler à quiconque ni sourire, sauf aux créatures dénudées qu’il croise, la nuit, en bordure du bois…

Et puis, il y a Nur, la cavalière, la pharaonne, la centauresse du Nil. Elle a quitté Le Caire, jeune, quelques années plus tôt, après avoir été surprise au lit avec son amie Balkis. Cette femme dédoublée, qui prétend que pour elle  » le sexe, c’est de l’eskimo « , trouve pourtant son plaisir sous certaine caresse du narrateur. Mais, quand Balkis s’annonce à Maisons-Laffitte, Nur renvoie momentanément son amant – à la fois jaloux et émoustillé par cette nouvelle donne érotique – chez sa compagne, Anny. Il en est des peines de c£ur comme des blessures : certaines cicatrisent, d’autres non.

 » Princes courtois et hautains  »

Jérôme Garcin, lui, est amoureux fou d’Eaubac, cheval distingué de 12 ans,  » un peu gourmé « , son  » si beau corrupteur  » à l’£il de biche, au col de cygne et au poil fauve. Depuis la Chute de cheval et Bartabas, roman, on sait Garcin possédé par la fièvre du cheval. Pour comprendre les racines de son obsession, il a tenu, entre mai 2003 et septembre 2005, un journal équestre. Comme chez Grainville, mais avec plus de retenue, il évoque l’intimité des corps soudés par la vitesse, l’impossible amour qui lie le cavalier à sa monture, le mystère des chevaux,  » ces princes courtois et hautains qui acceptent notre affection mais refusent de nous appartenir « , ce sentiment de presque grâce que lui inspire Eaubac, son  » bel athlète mouillé  » qui lui semble parfois si féminin.  » Chaque jour, à Paris, confesse-t-il, j’éprouve à ne pas monter un manque physique parfois difficile à supporter. Mon corps tout entier, mes cuisses en particulier réclament un cheval à prendre, à serrer, à sentir. Ce n’est pas très loin de la pulsion érotique. On est dans le registre de l’amour bestial.  » Ainsi saisi par la fièvre en plein Festival de Cannes, il peut sauter dans un avion pour participer à un concours hippique du côté de Beuzeville, puis revenir à bride abattue enregistrer Le Masque et la Plume sur la Croisette !

Chemin faisant, entre un long galop sur la plage de Deauville, une promenade paresseuse dans le beau pays d’Auge ou une séance de travail appliquée, Garcin partage et fait partager sa passion. Il converse avec Jean Rochefort, Marin Karmitz, Paulo Branco, Christine de Rivoyre, Emilie Deleuze ou Maxime Le Forestier, qui a suivi, des années durant, les leçons du maître Nuno Oliveira,  » ce cerveau à quatre jambes « . Il préside un carrousel à Saumur, déjeune avec l’écuyer en chef, le colonel de La Porte du Theil, et même, honneur suprême, exécute trois courbettes sur un sauteur dans le firmament du manège de l’Ecole nationale d’équitation.

Il s’inquiète des crises qui secouent la Fédération française d’équitation ; assiste aux répétitions des spectacles de Bartabas sous une pluie diluvienne ; plaide au jury du Festival de Cabourg en faveur d’un reportage sur Ourasi de l’excellent Homéric ; file à Londres pour une exposition consacrée au horse painter George Stubbs, qui refusait de peindre des chevaux montés ; commente la célèbre dispute qui opposa, au milieu du xixe siècle, l’aristocratique comte d’Aure, tenant du classicisme, et le modeste François Baucher, héraut d’une équitation moderne, toute en souplesse, soutenu par Lamartine, Eugène Sue et Théophile Gautier. C’est le très caractériel cheval Géricault qui les départagea – avantage au populo – dans l’enceinte du cirque des Champs-Elysées. Garcin reconnaît au passage sa dette à l’égard du peintre du Derby d’Epsom :  » Il m’a fallu la Normandie de Pissarro et les chevaux de Géricault pour commencer à écrire sur le tard.  »

Aujourd’hui, Eaubac, perclus d’arthrose, est au pré. Et l’écrivain, rassuré à l’idée que son fils Gabriel sur le dos de Hollyday le prolonge, promet de l’y rejoindre, à sa manière.  » Dans l’exploration de ma sauvage intimité avec l’animal, je n’irai pas au-delà. J’ai tout dit à ma façon. Je veux désormais écrire sur ce que j’ignore encore. Me surprendre. Je mets au pré, en même temps qu’Eaubac, l’écrivain des galopades. Je vais réapprendre à marcher.  » En route, piéton ! l

Thierry Gandillot

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