Coréegraphie

L’été dernier, la chorégraphe argentine Ayelen Parolin a quitté la Belgique pour s’en aller créer un spectacle de danse à Séoul. Nativos est le résultat fougueux, singulier et vitaliste du choc culturel qu’on imagine.

Un soir chaud et humide de juillet, à Séoul. Une petite foule se presse aux abords du gigantesque Seoul Arts Center, labyrinthique ensemble de musées, salles d’expositions et de spectacles qui semble veiller un peu ironiquement sur Gangnam, quartier riche et bling du sud du fleuve Han qui carbure aux néons des bureaux et des boîtes de nuit. Ce soir, c’est la première d’une première. Un rendez-vous tout sauf anodin. Le moment d’assister à une rencontre singulière entre deux continents et deux cultures à travers la musique et le mouvement des corps.

L’idée remonte à 2014 : proposer une cocréation (1) entre le théâtre de Liège et la Korea National Contemporary Dance Company de Séoul, l’une des plus dynamiques et prestigieuses d’un véritable pays de danse. Entre les deux villes, éloignées par quelque chose comme une journée entière d’avion, c’est une histoire qui commence à se compter en années. Les échanges n’avaient toutefois encore jamais pris la forme explicite d’une coproduction, les deux institutions s’engageant concrètement à assurer le partage financier et logistique d’une création, la rencontre infusant aussi, plus symboliquement, le propos narratif et esthétique d’un spectacle.

Mix d’expérience et de fougue

La question s’est donc rapidement posée : à quel artiste exerçant en Belgique allait-on offrir cette magnifique visibilité – et une formidable introduction de son travail en Asie ? C’est Ayelen Parolin, en résidence au théâtre de Liège en 2016-2017, qui a été choisie.  » Ayelen est l’une des chorégraphes les plus talentueuses de la Fédération Wallonie-Bruxelles, s’enthousiasme le directeur du théâtre de Liège, Serge Rangoni. Elle représentait ce mix de jeunesse et de fougue, tout en ayant déjà l’expérience.  »

Née en 1976 à Buenos Aires, arrivée à Bruxelles où elle sera recalée à l’examen d’entrée de l’hyperconvoitée école P.A.R.T.S. (la formation de danse contemporaine pilotée par Anne Teresa De Keersmaeker), Ayelen commencera comme danseuse pour Mathilde Monnier ou Mossoux-Bonté avant d’entamer une carrière personnelle de chorégraphe dès 2004. Les spectacles se sont depuis succédé : 25.06.76 (sur la question autobiographique des racines), Troupeau/Rebano (sur l’animal tapi en chacun de nous), SMS and Love (sur la féminité et la dynamique de groupe), ou David (sur l’actualisation du David de Michel-Ange).

En 2014, Ayelen fera une percée décisive dans le paysage avec Hérétiques, un opus pour deux danseurs et une pianiste, qui usait du triangle comme d’un leitmotiv aux variations infinies, métaphore d’une société de répétition et d’endurance qui en demande toujours plus aux êtres… Les racines latines, l’instinct, la liberté, la féminité, les rituels : en dix ans, certaines lignes sont forcément apparues dans son travail. De quoi faire écho jusqu’à Séoul.  » J’ai immédiatement vu une concordance des points de vue avec le travail d’Ayelen. C’est pourquoi je l’ai choisie et j’ai soutenu sa candidature « , se souvient Aesoon Ahn, chorégraphe star et directrice artistique de la KNCDC.

Ayelen sélectionnée, c’est le début d’une histoire de déplacements, allers-retours géographiques autant que voyages intérieurs. L’idée de la Belgo-Argentine est claire : confronter son matériel chorégraphique à la culture coréenne. Rapidement, une ligne de force se dégage : la question du chamanisme. C’est l’un des paradoxes de la Corée du Sud : ultraconnecté, leader économique et technologique, le pays est littéralement habité par la présence des chamanes, dont le rôle est de servir d’intermédiaire entre le monde des humains et le monde des esprits. Une réalité culturelle et religieuse qui a eu l’avantage de rejoindre les propres racines latines, et indiennes, d’Ayelen.  » J’ai un ancêtre indien, je ne sais rien de lui, raconte-t-elle alors qu’on la retrouve à quelques heures de la première, sur l’une des terrasses du Seoul Arts Center. A l’école, on me traitait d’Indienne quand on voulait m’insulter. Moi, je ne comprenais pas, c’est une chose dont j’étais fière ! Le chamanisme, c’était une manière de faire un retour sur quelque chose qui est en moi mais dont je ne sais pas grand-chose.  » Celle qui a remporté le Fellowship de la fondation Pina Bausch en 2016 assiste alors à Séoul à une cérémonie de  » gut  » – longue transe de délire, accompagnée de danse et de musique, durant laquelle le chamane est possédé par les dieux et les esprits. Le rituel à haute puissance visuelle impressionne sa rétine. « Je n’ai pas voulu qu’on me traduise ce qui se passait, ce qui m’a permis d’halluciner complètement. Je sentais que la cérémonie serait la clé de la pièce.  »

Entre rigueur et exubérance

Hiver 2015. Au terme de longues auditions à Séoul (une pratique courue dans un pays qui compte des milliers de danseurs), Ayelen choisit quatre interprètes expérimentés. Sur place, l’équipe rencontre aussi un percussionniste traditionnel coréen, Yeo Seongryong, arrière-petit-fils et petit-fils de chamanes.  » Ça a été un véritable cadeau pour nous, explique Lea Petra, charismatique pianiste en charge de la composition musicale de Nativos. Il connaissait tous les chants, et les percussions de l’orchestre traditionnel. Un talent fou !  » Le travail commence, non sans mal.  » Chacun voulait de l’autre l’impossible, confie Ayelen. Sur les quatre semaines de création, les deux premières ont vraiment été une lutte. Ce qu’on partageait était plus important que ce qui nous séparait, mais ce sont ces problèmes de détails qui auraient pu faire tout rater.  » Question de références culturelles :  » Un jour, j’ai parlé aux danseurs du Sacre du printemps, de Stravinsky, ils ne savaient tout simplement pas qui c’était ! Stravinsky !  » s’exclame Lea. Mais aussi temps d’adaptation des très techniques danseurs coréens aux méthodes de la sanguine Argentine :  » L’un des danseurs arrivait systématiquement en retard aux répétitions. Il n’arrêtait pas de répéter qu’il avait peur d’Ayelen « , glisse Lea. Difficile, il est vrai, d’imaginer cultures plus éloignées entre la Corée et l’Argentine – quelque chose comme la rencontre impossible entre, pour le dire vite, rigueur et exubérance.  » La Corée est un pays exigeant, où l’on travaille sans cesse pour ne pas se tromper. Mais les erreurs, c’est merveilleux !, avance encore Ayelen. Pour moi, la danse est accueillante, elle n’a pas de frontières, la danse est tradition, rituel, mouvement, énergie. J’aime travailler avec les contradictions et les oppositions. Créer la confusion pour établir une nouvelle perception.  »

L’autre grand défi de Nativos aura été celui de la musique. Là aussi, il s’agissait de faire se succéder harmonies et incompréhensions. Dans Hérétiques, Lea Petra utilisait un piano droit, instrument polyphonique par excellence, comme une percussion. Pour Nativos, elle met à nouveau le piano à nu, de sorte à se créer un accès aux cordes. Elle les manipule, agit avec les mains et les pieds pour les empêcher de vibrer. Yeo Seongryong répond à ses provocations ultracontemporaines à la Cage avec ses gongs, jangos et parfois des incantations mystérieuses. Lea :  » J’ai pensé la musique en termes d’improvisation sur des rythmiques établies. Il n’y a pas de partitions. C’est une négociation continue. La musique doit venir souligner, surprendre – ne jamais être décorative. Elle doit naître et mourir avec la chorégraphie.  »

Question rituelle

Nous sommes quelques heures avant la première. L’assistante d’Ayelen court dans Gangnam à la recherche (improbable) de Palo Santo (bois sacré d’Amazonie qui s’utilise pour expulser les énergies négatives).  » Je fais mes rituels, j’y crois à fond, nous dit Ayelen. Avant de monter sur scène par exemple, je nettoie l’espace, les gens avec de l’encens.  » Quand les lumières s’éteignent quelques heures plus tard, le silence se fait sur les corps purifiés. Sur scène, quatre silhouettes (trois hommes en rouge, bleu et blanc, le quatrième figure une déesse) se font haranguer par Yeo Seongryong. En coréen, le percussionniste moque les danseurs, dont les corps possédés tentent de se libérer d’un esprit – ou de leur nécessaire part animale (il y a là coqs, singes, oiseaux) : une parodie de rituel chamanique. Le public rit. Soutenu par l’arrivée puis l’intensification progressive de la musique, le spectacle avance dans une idée de vitalité, d’énergie masculine et de force. Dans son moment le plus intense, les corps possédés, à la fois charismatiques et essorés, s’accordent sur la reprise de mouvements obsédants. La chorégraphie parvient à absorber tout à la fois des éléments traditionnels et contemporains. Le côté mathématique, la question du rituel et la part de folie débridée : Nativos est une formidable synthèse du travail de Parolin.

On croise Ayelen le lendemain matin, yeux gonflés et thermos de café à la main. Insatisfaite : encore logiquement fragile, la première les a déçus. Le dialogue musical, notamment, n’a pas vraiment décollé.  » On a retravaillé jusqu’à trois heures du matin. Et puis je n’ai pas réussi à dormir, j’ai cogité toute la nuit.  »  » Ayelen, c’est une acharnée, raconte Pierre Thys, conseiller à la programmation danse du théâtre de Liège. Il y a chez elle une détermination presque naïve, et en même temps, elle est très foutraque à l’intérieur.  » La deuxième représentation se passe beaucoup mieux.  » On est très contents. La pièce est vraiment née aujourd’hui « , sourit Lea au sortir de scène. Le troisième et dernier soir, le spectacle se termine sur une intensité particulière. Lime Jongkyung, magnifique danseur, se soulève entièrement du sol à la seule force de ses jambes et de ses chevilles, comme un corps qu’on  » électrochoque « , jusqu’au noir complet. Une performance extrêmement physique. Sa famille a fait le déplacement. Devant ses genoux en feu et ses pieds en sang, la mère demande à Ayelen pourquoi elle a fait subir tout cela à son fils.  » Parce que c’était le meilleur !  » L’art de retourner une inquiétude en fierté. On se présente, on prend quelques photos. Ayelen pleure. L’émotion, les nerfs qui lâchent. Derrière les quelques derniers spectateurs qui s’attardent, on s’active et remballe les affiches à une vitesse impressionnante. Quinze minutes après la fin des derniers applaudissements, il n’y a bientôt plus aucune trace du spectacle. Signe, sans doute, que le temps est venu pour Nativos de voyager. Après Rennes, Engis, Bruges et Modène, l’énergisante proposition transcontinentale fera arrêt aux Tanneurs de Bruxelles avant de rentrer à Liège, là d’où tout est parti. Histoire de boucler la boucle, et de rappeler que le monde peut parfois être un village.

(1) Avec encore Les Tanneurs et le théâtre national de Bretagne.

Nativos. Les 2 et 3 décembre, au théâtre Les Tanneurs, à Bruxelles. www.lestanneurs.be.Les 6, 7 et 8 décembre, au théâtre de Liège. www.theatredeliege.be

PAR YSALINE PARISIS, À SÉOUL

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