Comment Sabine a survécu

Sabine Dardenne, l’une des deux rescapées de la cave de Marcinelle, se prépare à affronter les assises. Comme toutes les victimes de Marc Dutroux – celles de 1985, puis de 1995 et de 1996 -, elle a été enlevée, violée, séquestrée et torturée psychologiquement avec les mêmes mensonges. Témoignage d’une survivante

Ce sont toujours les mêmes yeux bleus innocents, écartés comme ceux d’un bébé. L’émotion intacte, celle du 15 août 1996, lorsque Sabine Dardenne, 12 ans, sortait d’un cauchemar nommé Dutroux sous le blouson d’un policier en civil. Elle a pris 20 centimètres et 15 kilos. Une jeune fille de 19 ans, blonde et légère, sortie de sa chrysalide dans le seul but de prouver à son bourreau qu’il ne l’avait pas anéantie.  » Maître, que vont-ils faire de mon procès ? » s’inquiète-t-elle souvent auprès de son avocat.

Jamais  » Mlle Dardenne « , comme l’appelle Me Jean-Philippe Rivière, n’aurait accepté de rencontrer des journalistes, ce soir du 21 février 2003, s’il n’y avait eu des propos tenus, notamment, en chambre du conseil de Neufchâteau, qui jettent le doute sur la crédibilité de son témoignage.  » Pourquoi poser un postulat que les autres victimes, en particulier celles à qui il n’a pas été donné la chance de témoigner, ont nécessairement connu les mêmes circonstances des faits qu’elle nous décrit ? » s’interroge le procureur du roi de Neufchâteau, Michel Bourlet, dans une réplique aux parties civiles du 31 octobre 2002. Plus loin, il précise sa pensée :  » A supposer qu’elle ait pu se souvenir de tout ce qu’elle a vécu réellement, elle-même ayant été sous l’emprise du Rohypnol lui administré.  » Outré, Me Rivière avait jeté le texte du procureur sur le banc de la défense de Marc Dutroux avec ce simple mot :  » Cadeau !  » Les réactions à l’ordonnance de renvoi aux assises des seuls Marc Dutroux, Michel Lelièvre et Michèle Martin, le 17 janvier, ont achevé de convaincre la jeune fille qu’il était temps de sortir de son silence. Sans photo ni caméra. Sa ville, Tournai, a eu la délicatesse de la laisser reprendre pied dans la vie sans trop l’importuner ; ses amis, de ne pas lui poser de questions indiscrètes et, surtout, son ancienne école, le collège de Kain, de mobiliser toutes les ressources du tact pour lui permettre de mener une scolarité normale. On ne peut pas en dire autant de tous les médias, certains pendus à sa sonnette ou violant le jardin familial, un autre (le quotidien De Morgen) enregistrant à son insu sa conversation téléphonique avec une tierce personne, Laetitia Delhez, son ancienne compagne d’infortune dans la cave de Marcinelle. Sa rencontre avec les journalistes de certains médias (dont Le Vif/L’Express) était une manière de se préparer à affronter les assises, de poursuivre un travail de réparation personnelle en élargissant le nombre de ceux qui connaissent les détails véridiques de son incarcération.

 » Que font vos parents ? » Doyen des journalistes présents, René Haquin ( Le Soir), met à l’aise la petite blonde assise à côté de ses avocats, Me Jean-Philippe Rivière et Me Céline Parisse, 30 ans, qu’elle regarde furtivement jusqu’à prendre de l’assurance.  » Ma mère est infirmière, mon père, ouvrier dans le bâtiment.  » Les questions sont anodines, concrètes. Sabine se détend comme une élève heureuse de prouver sa bonne mémoire.

Son père qu’elle croise sur le chemin de l’école, entre son domicile et le collège de Kain, où elle va à l’étude, le 28 mai 1996, à 7 h 30.  » Il m’a fait un signe de loin, mais je ne l’ai pas vu.  » Elle pédale tranquillement sur son VTT. Vert, le VTT. Une camionnette s’arrête.  » Lui  » la tire dedans – elle peine à prononcer son nom -, l’autre homme y jette son vélo, avec ses sacs de piscine et de gym, son cartable. L’attirail de tous les enfants.  » Il m’a donné des petits cachets, que j’ai recrachés.  » Peut-être du Rohypnol, un anxiolytique produit par la firme pharmaceutique Roche, dont le détournement par les toxicomanes est connu. Vendu au marché noir, il a des effets désinhibants et efface les souvenirs, au maximum douze heures après la prise.  » On roulait vite. Les rideaux étaient tirés, je ne voyais rien. Tout ce que j’avais à faire, me disait-il, c’était de me taire. Il a mis un produit avec un compte-gouttes dans mon coca. Je somnolais mais je ne dormais pas.  » A l’arrivée, la petite fille est placée dans une cantine métallique qui se trouve à l’arrière de la camionnette (premier élément de torture corporelle). Les deux hommes la hissent au premier étage d’une maison où se trouvent deux chambres, une avec deux lits superposés, l’autre avec un lit de deux personnes. Elle y est attachée.  » Comment ? »  » Avec une chaîne.  »  » Où ? »  » Au cou « . Elle reste deux ou trois jours à l’étage  » Il y monte plusieurs fois.  » La manipulation commence dès le premier instant.  » Il se faisait passer pour le gentil venu me sauver d’un ô méchant « , du ô chef « , quelqu’un de plus haut, qui réclamait une rançon – 1 million de francs – mais mes parents ne voulaient pas lui donner l’argent. ô Il  » pourrait tuer mes parents si je cherchais à les rejoindre. Je me posais plein de questions. Qu’est-ce que j’avais fait à mes parents pour qu’ils m’abandonnent ainsi ? Où étais-je ? J’avalais ses paroles, je devais faire tout ce qu’il me disait pour qu’il me protège.  »

Le scénario est le même que celui utilisé par Marc Dutroux avec ses 5 victimes de 1985, enlevées, violées et tenues en respect sous la menace qu’un  » plus méchant  » s’empare d’elles. Pour cette série de crimes qui avaient été  » correctionnalisés  » en raison de l’absence de casier judiciaire de Michèle Martin et parce que Marc Dutroux n’était pas un récidiviste pour des faits de m£urs, ce dernier avait été condamné, en appel, à treize ans et demi de prison, le 13 avril 1989. Il a été libéré sous condition le 3 avril 1992. Décidé à ne plus jamais se laisser reprendre. Et, donc, résolu à tuer. Julie Lejeune et Mélissa Russo, enlevées le 24 juin 1995, Eefje Lambrecks et An Marchal, enlevées le 22 août 1995, ont emporté le secret de leurs souffrances dans la mort. Sabine Dardenne, enlevée le 28 mai 1996 et Laetitia Delhez, le 9 août 1996, sept jours avant la libération des deux fillettes, sont des témoins capitaux pour comprendre le fonctionnement pervers du Carolo, tueur à ses heures, et qui séquestre des petites filles pour les voir grandir et les avoir toujours à sa disposition, avec un sentiment de toute-puissance démentielle.

Deux ou trois jours après son enlèvement, Sabine est descendue dans la cave spécialement aménagée par Marc Dutroux ( et peinte en jaune par Michèle Martin), protégée par une porte basculante dissimulée par une étagère. Le mobilier est réduit au minimum : un matelas posé sur une palette en bois, une table rabattante, une étagère, un seau hygiénique, un chauffage électrique, une télévision qui ne débite pas d’images reliée à une console de jeux, une bouilloire électrique et une ampoule au plafond. C’est là qu’elle va vivre pendant près de quatre-vingts jours et nuits, interrompus par les visites de Dutroux qui l’emmène parfois à l’étage, vers la  » chambre calvaire « , comme l’appelle la petite fille, quelques stations au rez-de-chaussée où se trouvent un four à micro-ondes, une salle de bains et une télévision. Sabine se sent atrocement seule, perdue avec sa douleur physique, ses questions sur ses parents, sa culpabilité, sa vue et ses dents cariées qu’elle craint de perdre si on ne les soigne pas, les démangeaisons de sa peau au contact de la couverture sale et rêche, sa faim (il lui laisse un jerrican d’eau, du lait, parfois, trois pains à la fois qui moisissent rapidement, des boîtes de boulettes à la sauce tomate qu’elle ne peut pas réchauffer). Elle a froid (il lui a pris ses vêtements, soi-disant pour les laver, et lui a donné la chemisette et le petit short avec lesquels elle sortira de sa prison). Et elle a peur du noir.  » Un jour, l’électricité est partie. Il faisait tout noir. Je criais, il ne venait pas. Finalement, il l’a réparée.  » Sa claustrophobie s’accroît quand, pour se réchauffer, elle met la soufflerie électrique en marche.

L’angoisse des survivants

Et elle écrit, cette enfant héroïque. Ce qui lui permet de  » tenir  » et, surtout, offre au futur jury populaire le plus poignant, le plus accablant des témoignages à charge ( lire ci-dessous). Chaque fois qu’elle émerge de la cave, elle ouvre grands les yeux, regarde les lettres et les prospectus qui traînent par là, avec, toujours la même adresse : chaussée de Philippeville, Marcinelle, et les mêmes destinataires, Marc Dutroux ou Michèle Martin. Cela ne fait aucun doute : c’est là qu’elle est détenue. Elle voit des jouets partout, s’en étonne. Demande à Dutroux s’il a des enfants, une femme.  » C’est toi ma femme « , lui répond-il. Il lui dit  » Fifille « , demande qu’elle le tutoie et l’appelle  » Marc  » ou  » Alain « . Il la terrorise mais ne la frappe pas. A chaque minute, l’enfant sent qu’elle est en danger de mort mais elle le considère comme  » un ami « , son  » sauveur  » : le syndrome de Stockholm fait se rapprocher les victimes de l’auteur de leur enlèvement.  » Je l’ai haï sans le haïr « , dit-elle. Sa combativité d’enfant, jamais démentie, lui fait passer la tête par la porte basculante de 100 kilos qu’elle a réussi à pousser. Mais c’est encore trop étroit. Au bruit d’un objet tombé, Dutroux descend dans la cave et la  » traite « , comme elle dit dans son langage d’ado. Il la  » traite  » aussi quand elle ne veut pas ce qu’il veut : le sexe. Et l’ignoble personnage qui pleurniche dans sa prison d’Arlon quand il n’a pas sa marque préférée de chocolat à tartiner, s’empiffre de sucreries sous les yeux de l’enfant affamée et privée de la plus élémentaire affection. Car elle souffre de solitude, Sabine, et s’en plaint. Dutroux va donc enlever Laetitia Delhez, 14 ans (qui révèle à Sabine que tout le monde la recherche), le 9 août 1996. Il va semer tant d’indices que, cette fois, la gendarmerie ne pourra pas le rater. Lorsque, bien obligé, le 15 août 1996, il amène lui-même les enquêteurs dans la geôle dont ils n’ont pas réussi à trouver l’accès, lors de leur première descente de la veille, il annonce, en signe convenu, qu’elles ne doivent pas se cacher,  » C’est moi « , et les deux petites lui disent  » Merci  » pour leur délivrance. Il avait fait croire à Sabine que le  » chef  » contrôlait tout le voisinage, que les liaisons téléphoniques étaient interceptées, que les maisons communiquaient entre elles. Tout cela pour mieux l’enfoncer, la déshumaniser, l’avoir à sa merci. Un univers totalitaire, concentrationnaire, où la mort guette ceux qui se rebellent, où leur esprit est ligoté.  » Je ne pensais pas rester si longtemps, avoue Sabine. Il n’aimait pas mon caractère. Je me demande pourquoi il ne m’a pas liquidée avant. Il n’avait pas besoin de moi…  » Question angoissante des survivants.

Sabine Dardenne le martèle : elle n’a vu que Marc Dutroux, n’a pas pris de Rohypnol, hormis le premier jour, et clame qu’elle n’est pas un  » légume  » (comme le mot a été reproduit par un journal, dans la bouche d’une autre partie civile), ni  » une folle « , ni  » une droguée « . Elle a entendu Dutroux appeler  » Miche  » au téléphone et terminer la conversation par des petits bruits de baiser : sa femme, Michèle Martin, probablement. Elle ne l’a jamais vue sur les lieux. Pas de trace non plus de Michel Nihoul ni, même, de Lelièvre, seulement vu de dos, le jour de l’enlèvement.  » Je voudrais que l’affaire aille vite aux assises, dit-elle. Tant que le procès n’a pas eu lieu, je suis obligée de ne rien oublier pour pouvoir tout raconter, ô lui  » montrer qu’il ne m’a pas brisée.  »

Confiance

La mémoire est toujours là, et la révolte, aussi. Après deux séances de psychothérapie ordonnées par le juge d’instruction, Sabine Dardenne a tout envoyé promener. Pas d’indemnisation, pas de soutien thérapeutique, juste un très grand calme et sa proche famille. Tous les professionnels, enquêteurs, juges, avocats, professeurs et, maintenant, journalistes, qui l’ont approchée ont essayé de la  » faire travailler  » en confiance. Des auditions avaient lieu dans sa chambre, de sorte qu’elle puisse aller jouer dehors quand elle en avait envie. Sabine a terminé ses humanités et elle travaille au service expédition d’une entreprise. A l’emballage. Elle rêve de passer son permis de conduire, de  » partir de chez elle « , de faire condamner  » ce connard « , puis de  » faire un voyage, sur une île bien loin « . Elle a confiance dans la justice.  » Pour moi, elle est bonne. On m’a retrouvée. Si je vais au procès toute seule, je vais gagner. Sinon, c’est moi qui le tue.  » Mais elle veut rester du bon côté. La preuve : elle s’est présentée aux épreuves de sélection de la police fédérale. Rêve d’armée, d’une vie aventureuse. Elle a échoué à cause des  » maths « , foutues maths. Il n’est pas dit qu’elle ne pourra rien faire de sa vie. C’est même l’inverse qui se prépare sans doute.

Marie-Cécile Royen

 » Je me demande pourquoi il ne m’a pas liquidée « 

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