Comme un poison dans l’eau

Jacques Attali

Il n’est pire poison que celui qui se dissout sans laisser de trace. Et c’est ce qui est en train d’arriver aux idées de l’extrême droite : elles deviennent peu à peu des évidences, des bases indiscutées des discussions, désignant des responsables là où il faudrait chercher des causes.

Quand le ministre de l’Intérieur dit que ceux qui n’aiment pas la France doivent la quitter, il a raison. Mais en fait, derrière cette évidence qui n’appartient ni à lui ni à l’extrême droite, bien des gens veulent l’entendre désigner les musulmans. Alors que, en réalité, les premiers à quitter le pays, en ce moment, parce qu’ils n’en aiment pas la charge fiscale, sont les plus riches. Que fait-on pour les retenir ? Et, plus généralement, que fait-on pour que la France soit également aimable par tous ses enfants ?

Quand Philippe de Villiers clame que l’islam est incompatible avec la démocratie, il a raison. Mais il oublie de dire que, en fait, le judaïsme et le christianisme le sont aussi, comme toute autre religion ou philosophie qui prétendrait imposer sa Loi au-dessus des lois ; il feint d’ignorer que l’Eglise catholique a tout fait pour retarder l’avènement de la République ; et il oublie enfin de souligner que la première mission de la démocratie est justement de chasser le religieux du champ du social pour le cantonner dans le seul règne de l’intime.

Tel est aujourd’hui le drame qui se joue dans la société française : au lieu de reconstruire la maison commune, en pleine déliquescence, beaucoup sont tentés de ne plus en voir que la fausse fenêtre musulmane. En acceptant de laisser dériver le débat sur ce terrain, la gauche comme la droite républicaine commettent une faute majeure. Elles aident l’extrême droite à réussir au xxie siècle avec les musulmans le mauvais coup porté aux juifs au xxe siècle : dans le domaine des idées, tout se passe déjà presque comme si Jean-Marie Le Pen avait été élu, il y a quatre ans, à la présidence de la République.

Si cela continue, on en sera bientôt réduit à discuter de la responsabilité des musulmans dans les incidents des banlieues, de leur impact sur le chômage, sur l’insécurité, la grippe aviaire ou les dérèglements climatiques ; pour finir par décider de la meilleure façon de les chasser du pays. Si les républicains ne veulent pas que 2007 soit la réédition, en pire, de 2002, ils doivent à tout prix éviter que la campagne présidentielle ne s’engage sur ces bases. Ils doivent pour cela refuser l’invocation des conflits religieux où il n’y a que des problèmes sociaux dont il faut étudier les causes et pour lesquels il faut proposer des remèdes.

Une grande nation doit d’abord savoir se rendre aimable à ses habitants, en leur fournissant des chances égales de s’épanouir. En échange, elle doit exiger de tous ceux qui ont le privilège d’en être les citoyens qu’ils en acceptent toutes les lois et qu’ils en paient tous les impôts. La république est d’abord une bataille d’idées ; elle se meurt quand elle devient un champ clos d’ambitions. Elle pourrit quand ces ambitions se fondent sur la haine des idées. l

Jacques attali

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