Collision

Carnets d’une soumise de province, par Caroline Lamarche. Gallimard, 206 p.

Nous irons nous aimer dans les grands cinémas, par Bernard Gheur. Labor, 236 p.

On ne nie pas qu’il y ait quelque malice à réunir dans une même chronique deux de nos meilleurs écrivains û tous deux natifs de Liège û dont les £uvres se situent à des années-lumière l’une de l’autre. Bernard Gheur, merveilleux rêveur toujours musardant sur les chemins d’une mémoire buissonnière et bruissante des émois de l’adolescence. Caroline Lamarche, exploratrice intrépide des jeux conjoints de l’âme et du corps dans leur rapport le plus extrême. Dans La Nuit l’après-midi, elle avait déjà pénétré cette complexité des liens entre la recherche de soi-même, le sentiment amoureux et l’engagement dans une sexualité volontairement avilissante. Avec Carnets d’une soumise de province, elle approfondit cette voie de la sujétion volontaire, mais où celui qui inflige à la fois volupté et souffrances se trouve être l’objet même de la passion amoureuse et non plus ce qui était, en quelque sorte, son truchement ou son deus ex machina. On ne doute pas que la crudité du texte et les détails des sévices et humiliations encourus, acceptés et désirés par cette  » soumise  » puissent heurter assez violemment des lecteurs peut-être aussi peu aguerris à leur exposé qu’à leur pratique. Et pourtant, il ne s’agit en rien de pornographie racoleuse. On éprouve davantage, à ce niveau-là, le sentiment d’une relation clinique, attentive à la vérité des détails, alors que les états d’âme entretenus par ces rituels rebutants relèvent d’une passion exprimée avec beaucoup de force, mais aussi de singulière élégance. Cela tient, notamment, à la procédure subtile adoptée par l’auteur et qui relève du roman épistolaire. Le texte constitue en effet le  » résultat  » de l’obligation faite par son Maître à celle qu’il appelle la Renarde de lui adresser un récit circonstancié de leurs échanges après chacune de leurs rencontres. Du reste, le contexte évite les standards gothiques de la littérature sadomasochiste : les deux protagonistes sont des gens  » ordinaires  » d’aujourd’hui, qui se partagent entre leur passion et leur travail, communiquent par courrier électronique et se retrouvent dans de banales chambres d’hôtel. Toute la profondeur de ce roman musclé réside dans l’ambiguïté des démarches affectives et d’une volonté de l’extrême qui rejoint en partie les interrogations et les voluptés paradoxales des grand(e)s mystiques. Paradoxes, en l’occurrence, des jouissances suprêmes de l’humiliation, des voluptés d’un amour sublimé par la souffrance, mais aussi, en définitive, de la soumission qui, par sa qualité et son intensité, devient domination de l’autre. Impasse : voilà le contrat détruit par des sentiments qui en ruinent la substance hautaine. Pour le Maître, il y a cette infection sournoise et mortifère d’un besoin de la Renarde qui ressemblerait à de l’amour. Quant à elle, cette fêlure dans le cristal pur d’une passion nourrie de son intime et impérieux devoir d’humiliation la renvoie à la plus grande des solitudes. Celle contre laquelle rien ni personne ne peuvent rien.

S’il a sa part de tourments et de troubles, chez Bernard Gheur, le sentiment amoureux est d’une eau plus rafraîchissante. Et dont le cours n’oublie jamais qu’il a pris sa source dans les fabuleux terrains vagues de l’adolescence. Nous irons nous aimer dans les grands cinémas, beau titre emprunté à un poème de Marcel Thiry, qui exprime les élans et jubilations de la jeunesse, mais se patine aussi de nostalgie quand aujourd’hui les usines à images ont banni la magie de ces  » grands cinémas « . On sait à quel point le 7e art compte dans l’£uvre de Bernard Gheur, reconnue et encouragée par Truffaut. De même il a compté dans la vie de Benjamin Bernard (tiens donc !), le narrateur qui, père depuis quelques heures, évoque tous les commencements qui ont marqué son passé et dont diverses traces retrouvées dans une malle fourre-tout raniment le souvenir. Celui des années de collège dans cette ville de Liège où, sous la plume de l’auteur, les noms de rues se déclinent comme des mots d’amour. Il viendra, l’amour, mais avant, il y a l’amitié, jamais démentie, avec Marcel le doux géant et avec Stany, coqueluche des filles et auréolé de la gloire d’un père naguère champion de rallye. Joyeux trio qui fonde son propre journal, court les films avec Gary Cooper ou Errol Flynn, se gave des musiques d’Ellington, Davis ou Brubeck, et piste les uniformes bleu marine qui remontent le Thiers de la Fontaine, ce qui, pour Benjamin, ne sera pas sans suite, mais d’une façon plus qu’inattendue. Comme d’ailleurs les péripéties d’une superbe machination qui le conduit en Chine. Ou les circonstances de la rencontre tardive avec sa future femme. Ce qui rend si attachants les livres de Gheur, c’est que, au seuil des soixante berges, son royaume et son regard ont toujours été et restent bien ceux de l’adolescence. Aucun artifice, aucun passéisme, aucune mièvrerie non plus : il reste l’explorateur émerveillé de ces terres dont il enchante la vie en les réinventant, avec ce sourire de la plume et des lèvres qui défie les petits vieux dépossédés de leurs rêves.

Lamarche-Gheur. Collision majuscule. Mais le contrat à l’amiable relève qu’à travers une immense et bienheureuse diversité, talent et intégrité sont les deux mamelles de la vraie littérature.

de ghislain cotton

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