COLLECTION PRIVÉE

La fondation Louis Vuitton, à Paris, offre une remarquable exposition réunissant 127 oeuvres du grand collectionneur russe Sergueï Chtchoukine, habituellement dispersées entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Une ode à la modernité signée Monet, Cézanne, Gauguin, Matisse et Picasso.

Un petit homme doté d’un bégaiement prononcé, végétarien, passionné d’art autant que maudit : voici comment on présente habituellement Sergueï Chtchoukine (1854- 1936), collectionneur incontournable des années 1900, oublié pendant près d’un siècle. La splendide exposition qui lui est consacrée à Paris réhabilite son entreprise frénétique, de l’impressionnisme au cubisme en passant par le fauvisme : véritable chef-d’oeuvre personnel de celui qui n’a pas hésité à s’ériger contre le goût bourgeois de ses contemporains en assumant des choix souvent trop audacieux, voire incompréhensibles pour la Russie de son temps.  » J’ai avant tout voulu faire une présentation respectueuse du regard de Chtchoukine « , explique Anne Baldassari, commissaire de l’exposition et anciennement directrice du musée Picasso.

Colossale entreprise que celle-ci puisqu’il a fallu convaincre les musées russes de se départir de nombreux fleurons de leurs collections pendant plusieurs mois, même si plusieurs tableaux de qualité n’ont pas fait le voyage et occupent toujours les cimaises de Moscou et Saint-Pétersbourg.  » Je ne voulais pas faire une exposition académique ni une reconstitution historique, mais bien redonner sa puissance picturale à une histoire qui demeure encore aujourd’hui un foyer de révolution plastique « , poursuit la commissaire. En effet, rien ne manque à cette évocation chronologique de l’art français de Pissarro à Picasso : les racines de l’art moderne se déploient en 14 salles époustouflantes du bâtiment de Frank Gehry, mêlant une vision historique et thématique de l’art à celle d’un homme – son regard, sa sensibilité propres.

L’histoire d’une vie

Trois ensembles cohérents et uniques au monde sont réunis ici : 16 Gauguin d’Océanie acquis entre 1904 et 1910, les toiles de Picasso de 1908 (La Dryade, Trois femmes et L’Amitié) et les Matisse du début des années 1910 (La Desserte et L’Atelier rose, restauré pour l’occasion). Signac, Cézanne, André Derain ou Le Douanier Rousseau sont également au rendez-vous avec quelques-uns de leurs meilleurs tableaux. De Monet, l’exposition balaie une longue période allant du Déjeuner sur l’herbe de 1866 au Parlement de Londres de 1904.

Car au-delà d’un discours sur l’art, c’est l’histoire d’une vie qui est racontée ici, indissociable d’une passion et irrémédiablement liée aux événements de ce temps à la fois enthousiasmant et dramatique qu’on a nommé la Belle Epoque. Sergueï Chtchoukine est un produit de la révolution industrielle qui le rend richissime grâce aux usines textiles qu’il dirige. Une constante, à l’époque : les collectionneurs russes étaient souvent issus du même domaine, comme si, baignant dans les motifs des tissus, ces derniers avaient, en quelque sorte, éduqué leur goût et préparé leur regard à la peinture moderne.

Chtchoukine est âgé de 44 ans lorsqu’il acquiert sa première toile à Paris en 1898. Comme toute la haute bourgeoisie russe, il est attiré par le faste français et se rend régulièrement de Moscou à Paris en train. A l’époque, tandis que les femmes courent les couturiers, les messieurs arpentent les galeries… Rue Laffitte, là où sont concentrés les marchands de tableaux, Chtchoukine achète un premier tableau de Camille Pissarro montrant l’avenue de l’Opéra – la vue que l’industriel a justement de son hôtel.

Rapidement, l’homme d’affaires souhaite se démarquer en ne collectionnant que les artistes français, qu’il considère comme l’avant-garde de la peinture moderne. Il achète plusieurs tableaux de Monet chez Durand-Ruel et se rend à Giverny en 1900 et 1901. Il aime créer le scandale en montrant les tableaux qui ornent peu à peu les murs de sa grande et belle demeure moscovite, le palais Troubetskoï. En 1904, il fait la connaissance du marchand Ambroise Vollard, à qui il se met à acheter de plus en plus frénétiquement des toiles de Monet, Degas, Gauguin et Cézanne… En 1906, une tragédie familiale le pousse à fuir le monde extérieur en se tournant de plus en plus résolument vers la peinture. Une vague de décès le touche et le marque à jamais – son fils de 17 ans, noyé, puis sa femme Lydia, et enfin son fils aîné qui se suicide d’une balle dans le coeur.

L’année 1907, Chtchoukine entreprend la traversée du désert du Sinaï pour se retirer dans un monastère. Mais la sérénité n’est pas au rendez-vous :  » Je voudrais tout oublier et ici tout revient encore plus fort « , écrit-il dans son journal, miraculeusement conservé. Il choisit de rentrer en Europe et de retrouver Paris, l’art et ses peintres préférés. Il en conclut que c’est là que réside son seul salut. Après avoir acquis pas moins de 17 toiles de Gauguin, il découvre l’art de Matisse : nouveau coup de foudre, qui l’amène à braver d’autant plus l’opinion bourgeoise lorsqu’il commande à l’artiste les panneaux La Danse et La Musique pour orner l’escalier monumental de son palais.  » Il y aura des cris, il y aura des rires, mais le temps sera mon allié « , écrit le collectionneur qui, après avoir tergiversé, décide malgré tout d’acheter ces oeuvres et de les accrocher chez lui.

Modernité apprivoisée

L’exposition parisienne est le reflet de cette vie singulière, tour à tour enthousiaste, dramatique et frénétique (lire aussi p. 90).  » A partir de 1912, ses rencontres avec les jeunes artistes russes qui visitent sa collection poussent Chtchoukine à être encore plus aventureux et audacieux dans ses acquisitions « , affirme Anne Baldassari. L’impact qu’il aura sur l’avant-garde russe est fondateur et fécond pour l’histoire de l’art du XXe siècle.  » Tout n’est pas majeur dans sa collection mais c’est une grande leçon de peinture et d’histoire de l’art que nous avons voulu mettre en lumière, tout autant que l’homme lui-même.  »

Outre son goût particulièrement affirmé, le mécène a compris qu’il fallait vivre avec les tableaux pour les comprendre. En 1911, il invite Matisse à séjourner chez lui pour investir l’entièreté des murs de son salon rose, où il exposait auparavant Degas. Le peintre fait le voyage en Russie et découvre l’art des icônes, révélation intime d’un grand art primitif. En retour, il fait découvrir à Chtchoukine un jeune peintre inconnu qui vit au Bateau Lavoir : Pablo Picasso. Le collectionneur lui achète d’abord une seule toile, La Femme à l’éventail, qu’il place dans un couloir de sa maison. Chtchoukine ne sait d’abord pas quoi en penser, l’oeuvre étant résolument dissonante du restant de sa collection. Mais petit à petit, à force de la regarder ( » comme on mangerait du verre pilé « ), l’homme est happé par la force intérieure qui émane du tableau et se détourne de tout le reste. Le cubisme devient sa nouvelle passion : il ne peut plus vivre sans Picasso et achète au total 47 oeuvres de l’artiste en l’espace de trois ans ! Une salle entière reflète la cohérence et l’intensité avec lesquelles Chtchoukine l’a collectionné et, comme dans son cabinet de Moscou, confronte Picasso à la statuaire africaine.

Dans son antre moscovite, Chtchoukine accumulait les tableaux jusqu’à les accrocher bord à bord, offrant au regard une forme d’iconostase dont attestent les clichés en noir et blanc. C’est un accrochage infiniment plus sobre qu’offre la fondation Vuitton, tout en veillant à documenter la présentation initiale. Enfin remis à l’honneur, le fantôme du collectionneur y déambule sûrement entre les cadres.

Icônes de l’art moderne, la collection Chtchoukine, à la fondation Louis-Vuitton, à Paris, jusqu’au 20 février 2017. www.fondationlouisvuitton.fr

PAR ALIÉNOR DEBROCQ, À PARIS

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