Coffres à bouts d’os

Fatiguées de veiller sur leurs sublimes reliquaires, les Sours de Notre-Dame de Namur les ont confiés à la Fondation Roi Baudouin. Qui leur a offert un écrin, au musée provincial des Arts anciens…

« N’est-ce pas, les enfants, qu’on va à Compostelle ? !  » Brandissant une vingtaine d’exem-plaires de Mon cahier de pèlerin sur les chemins européens, deux institutrices d’Erpent tentent courageusement de motiver les rangs : une classe de garnements arrivés suant au musée, qui réclament déjà à manger ( » On a faim ! « ), en s’affaissant, faussement exténués, sur leurs longs bâtons cliquetant de coquilles Saint-Jacques. Mais le pique-nique attendra : avec lames d’argent, filigranes dorés, médaillons émaillés, perles, camées, intailles, béryls émeraude et grenat, topazes et saphirs, bref, tout leur absolu miracle de scintillement, les chefs-d’£uvre d’orfèvrerie du Trésor d’Hugo d’Oignies vont d’abord servir, le temps d’un jeu de piste, à une sorte de mise en bouche plutôt bruyante.

Pas de chance pour les visiteurs du troisième âge qui s’y pressent déjà :  » Regardez là, indique leur guide en haussant la voix, ayant repéré de loin les envahisseurs. Là, c’est plein de nielles…  »  » Où ça du miel ?  » s’inquiète un vieillard du groupe. L’explication lui parvient par-delà la vitrine, du petit cercle où les élèves ont déjà pris place, assis par terre :  » Nieller, vous m’écoutez tous ?, c’est incruster un mastic noir et chaud dans des creux qu’on a gravés, explique la meneuse de troupe. On laisse refroidir, on polit, et ça donne ces jolis dessins sur le métal…  » Hugo, par exemple, était un as du niellage. Il était aussi un grand ciseleur, enlumineur, copiste et miniaturiste. Sa vie mérite bien une petite bio…

Une côte par-ci, une dent par-là

En 1187 s’éteint, à Walcourt, un homme riche, dont héritent quatre fils. Les trois aînés seront chanoines de l’ordre de saint Augustin, dans le monastère qu’ils fondent à Oignies, sur les bords de la Sambre. Le benjamin, Hugues, veut, lui, devenir orfèvre. Son apprentissage achevé dans les fabriques établies le long de la Meuse entre Maastricht et Verdun, il rejoint, au début du XIIIe siècle, et en pleine possession de son art, ses frères à Oignies, où il ouvre un atelier. Or, dans la même localité, installée chez les béguines voisines du prieuré, vit alors une recluse, Marie, dont la sagesse attire les foules… Et parmi ses admirateurs figure un jeune clerc de Paris, nommé Jacques de Vitry… Laissons la guide poursuivre :  » En 1207, ce de Vitry vient retrouver à Oignies – prononcez O-gnies, s’il vous plaît, vous ne dites pas des oi-gnons, quand même ! – son premier amour : la sainte s£ur Marie. Il en trouvera en réalité un second, en la personne d’Hugo… « 

Si l’histoire reste muette sur la nature de la relation des deux hommes, le fait est que le Parisien, ordonné prêtre, puis parti prêcher les croisades et nommé fissa évêque de Saint-Jean-d’Acre, ne cessera d’alimenter son chéri en cabochons, en métaux précieux et en reliques de toutes sortes (une côte de saint Pierre par-ci, une dent de saint André par-là, un bout d’os de saint Georges, une ampoule de l’huile suintant de la tombe de saint Nicolas, des gouttes de lait de la Vierge, etc.), dont il garantit chaque fois personnellement l’authenticité,  » puisqu’il se trouve sur place « . A l’artiste de façonner, pour ces restes rescapés des premiers martyrs, de somptueux contenants – phylactères, coffrets, boîtiers, vases et autres récipients bourgeonnant de pierres précieuses. Hugo s’y emploiera remarquablement, durant près de quarante ans.

Quand meurt de Vitry, en 1240, le corps de l’évêque sera ramené à Oignies, avec tout le bataclan de sa chapelle privée : son autel portatif, sa crosse en ivoire, ainsi que des bijoux et des pièces rares (comme une mitre en parchemin enluminé). Le tout viendra gonfler le Trésor d’Oignies, qui s’enrichira encore d’autres objets de prix après le trépas d’Hugo, quelques années plus tard.

Le mystère plane

Certes, on a peine à penser que la pieuse personne, si maigre fût-elle, ait pu reposer dans un espace aussi étroit : exposé au musée, à côté de pyxides (boîtes d’hosties) du Limousin et d’une tablette et stylet du XVe siècle, authentique et charmant  » bloc-notes  » de princesse, le sarcophage de Marie d’Oignies, long et mince, est parfaitement vide, cependant.  » La dévotion pour elle fut telle, poursuit la guide, que tout a été emporté en reliques…  » Ossements, vêtements et bois du cercueil ! Une manie, décidément, au Moyen Age ! Il suffit de tourner la tête à gauche et à droite, pour effectivement tomber sur des débris enchâssés. Là, une demi-mâchoire de la bienheureuse Marie, prise dans un genre de moule à gaufre ; plus loin, un reliquaire en forme de pied, doté d’un curieux vasistas.

Certaines £uvres portent la marque niellée de l’artiste –  » Hugo me fecit (Hugo m’a fait) » -, sans qu’on sache si la signature renvoie bien au virtuose, ou à une petite main de son atelier. C’est certain, il plane du mystère autour d’Hugo. Et d’abord, était-il un vrai religieux, ou simplement un frère convers ? Il a, en tout cas, hardiment mêlé le profane au religieux. Dans l’abondant décor du plat de reliure de l’évangéliaire avec la crucifixion (un chef-d’£uvre daté vers 1230), Hugo libère sa fantaisie en enroulant pampres de vigne et grappes de raisin à des scènes de chasse. Sur le même objet, un camée en nacre montre deux hommes imbriqués en une posture un peu douteuse…

Difficile de percevoir si la guide a, ou non, un avis tranché sur la question :  » S£ur Suzanne a dit que c’étaient des lutteurs. Elle a toujours dit comme ça… « , assure-t-elle, malicieuse, avant d’informer le public des immenses mérites de cette religieuse de 93 printemps,  » puits de connaissances  » qui a parfait l’écolage de responsables du musée, et assurait encore, il y a quelques années, la traduction en sept langues du commentaire du Trésor. Louées donc soient Suzanne et ses s£urs, qui ont si longtemps protégé ces merveilles…

Un lourd héritage

Reprenons l’histoire. Conservé durant plus d’un demi-millénaire par les chanoines, l’ensemble est successivement soustrait aux réquisitions révolutionnaires par le dernier prieur d’Oignies, Dom Grégoire Pierlot, puis emmuré dans une ferme du monastère à Falisolle et enfin, le calme revenu, confié par ce supérieur, en 1818, à une toute jeune communauté féminine établie à Namur, les S£urs de Notre-Dame.

Que ces demoiselles soient félicitées d’avoir défendu cette collection contre vent(e)s et marées, empêchant l’éparpillement des pièces, contrairement à leur propre dispersion, d’ailleurs – la congrégation compte aujourd’hui des centaines de s£urs réparties sur tous les continents… Pourtant, pour la centaine d’occupantes (très âgées) de la maison mère, à Namur, l’héritage est lourd, épuisant, dangereux, risqué. Après quasi deux siècles de loyaux services apportés au Trésor, elles décident de le confier, l’an dernier, à la Fondation Roi Baudouin (FRB), dont le Fonds du patrimoine engage son savoir-faire, depuis vingt ans, à la sauvegarde des biens culturels.  » Nous en sommes devenus le dépositaire, pas le propriétaire, précise Jean-Paul Collette, porte-parole de la FRB. A nous de le préserver, l’entretenir et le mettre à la disposition du public.  » Puisque les s£urs n’émettaient qu’une seule exigence – que l’ensemble reste à Namur -, c’est le musée provincial des Arts anciens qui a pris la relève. En outre, en mars 2010, pour achever de consolider sa protection, le Trésor s’est vu doté d’un arrêté de classement délivré par la Communauté française, sur un mode voisin de ce qui existe déjà, en Wallonie et à Bruxelles, pour les monuments et sites du patrimoine immobilier – et en compagnie des sept autres premiers biens culturels mobiliers, dont la dynamo de Zénobe Gramme, la tabulatrice d’Hollerith et le chaland en bois de Pommer£ul…

Critique injuste

Handicapés de la vue – les uns, parce qu’ils sont trop petits, les autres, à cause de l’âge -, jeunes et vieux spectateurs se sont finalement concentrés autour des mêmes vitrines. La guide explique à tous combien Hugo était le roi des rinceaux, ces minuscules arabesques végétales sculptées.  » Si vous en avez l’occasion, revenez avec des loupes, conseille- t-elle. Du temps des s£urs, on en prêtait aux visiteurs, mais elles ne revenaient jamais…  » Quant à la Fondation, elle a fait réaliser des présentoirs qui prohibent la vision latérale des artefacts. Du coup, on devine moins bien la construction de cette fine dentelle en entrelacs de métal, à laquelle l’artiste a su donner un relief formidable, en la posant non pas directement sur la plaque d’argent, mais sur de microscopiques pilotis de soudure… On ne la voit même plus bien du tout. Et la guide soudain s’emporte :  » La Fondation Roi Baudouin a voulu une mise en place comme ça. Elle y a certainement mis tout son c£ur et tout son argent, mais c’est dommage.  » Voilà qui est injuste. Parce que les nouveaux écrins bleu nuit, éclairés par des mini-spots aussi dorés que les beautés qu’ils lèchent, confèrent au lieu un pouvoir féerique. Un petit écolier, oubliant d’aller déballer ses tartines, reste pétrifié devant le phylactère de la dent de saint André. Sous un gros cabochon ovale en cristal de roche s’ouvre une lucarne naine, derrière laquelle doit reposer le chicot – incisive ou molaire, on distingue mal. L’enfant s’interroge devant le mystère de cette quenotte :  » La dent, la dent de saint André, marmonne-t-il entre les siennes. Pourquoi pas une dent ? Parce que, sinon, hein, ça voudrait bien dire qu’il n’en avait qu’une !…  »

La semaine prochaine

3. LA CHÂSSE DE

SAINTE URSULE

Retrouvez l’ensemble de notre reportage photo sur www.levif.bePendant sept semaines, Le Vif/L’Express part à la découverte des sept plus beaux objets d’art du pays. Pour continuer la série, voici…

En pratique: Le Trésor d’Oignies se trouve au musée provincial des Arts anciens du Namurois, 24, rue de Fer, à 5000 Namur. Infos au : 081 77 67 54.

La semaine prochaine: 3. LA CHÂSSE DE SAINTE URSULE. Retrouvez l’ensemble de notre reportage photo sur www.levif.be

VALÉRIE COLIN PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS/LUNA; V.C.

 » Si vous en avez l’occasion, revenez avec des loupes « 

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