Claude Chabrol, l’artisan du plaisir

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

A l’occasion d’une Fleur du mal aussi délectable que grinçante, le grand cinéaste au sommet de son art évoque pour nous quelques thèmes majeurs de son ouvre et aussi de son parcours personnel

Rencontrer Claude Chabrol est toujours un bonheur. Le cinéaste français ajoute en effet, à son grand talent de conteur et de metteur en scène, des qualités humaines que l’âge n’a fait que souligner. Accueillant, chaleureux, complice, drôle et un tantinet provocateur, celui qui inventa, voici plus de quarante ans, avec Godard et Truffaut, la ravageuse Nouvelle Vague, pratique l’art de la conversation presque aussi bien que celui de la mise en scène. Un domaine dont son dernier opus en date, La Fleur du mal, montre une fois de plus à quel point il y est passé maître. Le film se déroule en province française, et en pleine période électorale. La campagne qui se déroule aura des répercussions sur la vie de la famille d’une candidate, victime de dénonciations assassines évoquant le passé familial, des secrets politiques mais aussi criminels qui resurgissent pour hanter le présent. Remarquablement joué par Nathalie Baye (la candidate), Suzanne Flon (la tante), Bernard Le Coq (le père), Benoît Magimel et Mélanie Doutet (les enfants, de lits différents), sans oublier le fils du réalisateur, Thomas Chabrol, dans le rôle d’un directeur de campagne ambitieux, La Fleur du mal allie mystère et humour, amour et violence, sur le mode simultanément vénéneux et savoureux qu’adore pratiquer Chabrol. Une mise en scène remarquable de précision fait de la maison familiale comme un microcosme de la France entière, ajoutant au sel d’un film où la méchanceté n’empêche pas les élans de tendresse. Un Chabrol majeur, dont les aspects « simenoniens » n’échapperont pas aux amateurs du romancier liégeois, naguère fort bien adapté par le réalisateur français (1).

Le Vif/L’Express: Le thème de la famille vous tient décidément à coeur. Il est, une fois de plus, au centre de La Fleur du mal. Quel regard posez-vous sur cette structure aujourd’hui sujette à tant de débats et de modifications? Le film a un regard assez cruel, alors même qu’on trouve à son générique votre épouse (Aurore, monteuse) et deux de vos fils (Thomas, acteur, et Matthieu, compositeur), signe d’ un sens de la famille si poussé que certains pourraient y voir une forme de népotisme…

Claude Chabrol: C’est même du népotisme de base! (rire). Votre excellente question contient en fait la réponse. J’ai, en ce qui me concerne, un goût très prononcé pour la famille, la mienne me rendant parfaitement heureux, tandis que je crois aussi les rendre tous heureux moi-même. Je me dis que, sur cette notion de famille, je tiens le bon bout! J’ai dès lors d’autant plus envie de montrer aux gens pourquoi leur famille ne fonctionne pas bien. Prenons l’exemple de la famille bourgeoise. Là, c’est assez simple à comprendre. Tout y est tellement axé sur l’avoir que l’être y est presque toujours négligé. Ce qui prédomine, c’est la gestion et la transmission du patrimoine. On s’y marie entre cousins, comme dans La Fleur du mal, pour réunir des éléments matériels comme des vignobles, des maisons, etc. En Champagne, on évoque ces mariages sous le terme on ne peut plus clair de « remembrement », ce qui est assez pittoresque et très révélateur! (rire). Ce n’est pas ce qui a de mieux… Moi, la famille que j’aime, elle n’a rien à voir avec les rapports d’argent, ni même obligatoirement avec les liens de sang. Un de mes enfants n’est pas de moi et cela ne m’empêche pas de l’aimer comme ma fille et elle de m’aimer comme son père. Les familles éclatées, recomposées, c’est encore la famille. L’important est qu’elles ne soient pas des réunions d’intérêts… Il m’est arrivé une aventure assez rigolote. Quand je me suis marié pour la première fois, ma femme et ses frères et soeurs avaient déjà pas mal d’argent. Ils en ont eu encore plus lorsque la veuve du grand-père vint à mourir et qu’il fallu partager l’héritage. Je me suis aperçu alors que ces gens, censés être très fraternels, ont tout fait (faux certificats d’expert, entre autres) pour augmenter leur part et diminuer celle des autres. Un spectacle effrayant!

Que pensez-vous de l’attitude de Jean-Jacques Goldman, qui, pour échapper à cette logique bourgeoise, a déjà annoncé à ses enfants qu’ils n’hériteront que du minimum légal?

La fameuse quotité disponible, oui. Dans son cas, cela fera déjà beaucoup. A moins qu’il s’emploie à tout dépenser avant. Et le reste, que compte-t-il en faire? Le dépenser, le donner à Crozemarie ( NDLR: fondateur de l’ARC, condamné pour avoir utilisé à son profit des fonds qu’il collectait pour son oeuvre contre le cancer)? Bon, c’est sa décision, mais je ne vois pas les choses comme lui. Je vois mes enfants, qui ne sont pas du même lit, et dont une n’est même pas de moi, s’employer en permanence à ce qu’aucun d’entre eux ne puisse se retrouver lésé. Dans une famille où l’on s’aime, le problème ne se pose pas. Il a tort d’avoir peur, Goldman! (rire).

Les affaires d’héritage ne vous ont pas mal réussi, personnellement. C’est un héritage qui vous a permis de financer votre premier film!

Oui, c’est le pognon de cette fameuse grand-mère qui a fourni l’essentiel du budget. Plus un peu d’argent que ma femme avait reçu en dot. Une des dernières dots, sans doute…

Dans le contexte familial ou en dehors, vous montrez toujours dans vos films que la force est du côté des femmes.

Evidemment! C’est une évidence, ça ne se discute même pas! Vous savez, je ne m’intéresse pas aux exploits, aux performances extraordinaires. Inversement, je ne suis pas non plus fasciné par les déchéances, les dégringolades. Il m’est dès lors difficile de prendre pour protagoniste un homme, parce qu’en fait, avec eux, dans les films, c’est toujours l’un ou l’autre. Les femmes, c’est tout à fait autre chose. Quand on essaie d’étudier la vie quotidienne, même dans ses recoins les plus durs (j’adore mettre des meurtres pour donner quelque chose à manger aux gens qui aiment les intrigues!), on réalise que c’est le domaine des femmes. Elles et elles seules mènent la barque quotidienne. A bon ou mauvais port, car il y a des femmes épouvantables qui foutent tout en l’air… Les hommes, dans cette réalité, sont presque toujours au second rang.

Autre élément important du film, la politique prend sous votre regard critique des couleurs très particulières. Ne trouvez-vous pas que le pouvoir aujourd’hui en France est plus « chabrolien » que jamais, avec, par exemple, à son sommet, un personnage condamné à mourir à son poste pour échapper aux foudres de la justice, et qui se console en mangeant de la tête de veau?

Je partage absolument votre constat! C’est vraiment magnifique! Avec ce président, comme vous le dites justement, et puis ce Premier ministre qui a une tête de petit édile de province! Et qui en sort de bien bonnes… Il ne lui aura fallu que quinze jours de présence pour qu’on parle déjà de ses « raffarinades ». En fait, les raffarinades, ce ne sont pas des mots d’esprit, ni des considérations philosophiques. C’est simplement des conneries! Il ne faudrait pas qu’il se fasse d’illusion! (rire). Il a beau jouer les finauds, c’est avec une lourdeur! La sottise au pouvoir. Qu’est-ce qu’il m’amuse, Raffarin! Il est épatant… Et Sarkozy, qui explique benoîtement qu’il fait ce qu’il fait pour compenser ses souffrances d’enfant trop petit et isolé par ses camarades d’école! C’est le bonheur! Je me marre, avec eux. Ils me font penser à cette merveilleuse émission Striptease sur vos parlementaires belges en voyage en Corée du Nord. Ils y vont tous, les nôtres, en Corée du Nord! Et en se pressant. Prenez Sarkozy. On trouve dans les banlieues des zones de non-droit où la police ne va plus, même pour réprimer la grosse délinquance et le crime. Eh bien, il nous explique qu’elle va y retourner… pour empêcher les réunions dans les halls d’immeubleet les escaliers! C’est tellement absurde!

Partagez-vous ce sentiment…

D’insécurité? (rire). Non!

– … ce sentiment, exprimé par Lucas Belvaux dans Cavale, que nous vivons une époque de restauration?

Assez, oui. Quoiqu’il faille se demander – non sans angoisse – de quelle restauration il s’agit. Celle de l’Ancien Régime? Non, ce n’est pas ça. C’est autre chose, qui n’est pas seulement français. Vous avez regardé le discours de Colin Powell à l’ONU? Le malheureux! Ce n’est tout de même pas possible qu’on oblige un homme comme lui à répéter tant de bêtises! La preuve qu’il y a des armes dissimulées, c’est qu’on ne trouve rien… Il en deviendrait presque sympathique… On est en pleine auto-parodie, aux limites du burlesque. On pourrait en rire, malgré les implications dramatiques. On en rit d’ailleurs, même si c’est un rire un peu sec. Car il y aura des morts.

Le thème de la Collaboration revient hanter La Fleur du mal. Si la maison de ce film a des cadavres cachés dans les placards, la Collaboration serait le cadavre caché dans la maison France?

C’est exactement le cas. Dans les périodes ordinaires, je trouve qu’on peut avoir quelque indulgence pour les errements du comportement humain. Mais là, sous l’Occupation, choisir d’aider l’occupant pour raisons idéologiques, ou parce qu’ont pensait qu’il était en train de gagner la guerre est totalement impardonnable. C’était mal dans l’absolu. Une des rares circonstances dans lesquelles on peut faire une telle affirmation.

Dans un registre plus léger, le film revient sur votre goût pour la table, la bonne chère…

Je suis d’accord avec Queneau qui disait qu’après tout, « deux fois par jour, ça mérite qu’on s’y intéresse »… La nourriture fait partie de la fabrique à souvenirs et à liens affectifs. Le repas est aussi une des très rares situations où les gens peuvent modifier leur comportement les uns vis-à-vis des autres. Au début, ils obéissent aux lois des rapports officiels, mais, au fur et à mesure qu’ils mangent et qu’ils boivent, ils se relâchent, et finissent par se rapprocher de cette vérité qui n’appartient qu’à eux.

France 3 programme un documentaire qui vous est consacré, Chabrol l’artisan, le 4 mars prochain à… minuit!

En effet. Il passe après l’émission C’est mon choix. Mais ce n’est pas le mien! (rire).

L’idéed’artisanat vous plaît, appliquée à votre travail?

Ah oui! éa, c’est bien vu de la part de celui qui a fait ce documentaire. Dans un univers industriel comme l’est le cinéma, ce n’est pas mal de pouvoir préserver cette différence qui sépare le meuble d’ébéniste du meuble industriel. Il existe de mauvais meubles d’ébéniste et de très beaux meubles industriels, mais j’aime quand même mieux être parmi les fabricants d’objets. C’est dans leurs rangs qu’on trouve le plus d’audace.

Avec l’idée de l’artisanat vient celle du perfectionnement, de la vie passée à peaufiner une façon de faire.

Exactement. Même à mon âge ( NDLR: Chabrol est né en 1930), j’ai le sentiment de progresser encore. Mon nouveau film, par exemple, a été réalisé avec une économie de déchets extrême. Déjà que, dans les précédents il n’y avait pas beaucoup de gras, mais cette fois je n’ai tourné que ce que vous voyez à l’écran. Il n’y a pas un plan tourné qui ne soit pas dans le film. C’en est presque effrayant! (rire). Je savais ce que je voulais, je n’éprouvais pas ce besoin de sécurité qui amène tant de réalisateurs à se « couvrir » en tournant des scènes ou angles alternatifs, qu’ils pourront utiliser au montage si leur idée première ne s’avère pas être la bonne. Moi, je ne vois pas pourquoi, malgré le plaisir que j’ai à tourner, j’irais filmer des plans dont je sais pertinemment bien que je n’en aurai nul besoin! J’ai d’autres trucs, pour parvenir à cet état de confiance en moi, de connaissance totale de ce que sera le film achevé. Des trucs que je ne vous révélerai pas… (rire). Maintenant, il n’y a pas de règle! Plein de films formidables sont réalisés aux antipodes de ma méthode. Mais cette dernière me convient. Sans doute peut-on y voir un vieux côté de rapacité paysanne. On ne va pas gaspiller…

Si vous considérez l’ensemble de votre carrière, pouvez-vous vous dire que tout y a été le résultat d’un choix?

Oui, et en ce compris les conneries! Il y a eu des moments où j’ai fait certaines choses pour mettre du beurre dans les épinards, mais je ne les assume pas moins que les autres, quelle qu’ait pu être leur navrante nullité… (rire). éa m’amusait même, parfois. Mais maintenant, avec le temps qui passe et qui se réduit, je ne pourrais plus passer un an à faire une connerie. Mes films peuvent être plus ou moins réussis, mais ils ne seront plus jamais délibérément cons, et joyeusement cons… comme il m’est arrivé d’en faire, et plus souvent qu’à mon tour! (rire).

Vous définissez-vous comme un optimiste? Et pourquoi?

Je suis un optimiste, oui, bien que ce soit sans doute à contre-courant aujourd’hui. On a certes l’impression que le monde va de plus en plus vite, qu’on est de plus en plus stressé. Mais je crois qu’il est dans la nature humaine d’avancer plus lentement, et je crois qu’on avance. Lentement (d’où le fait qu’on ne s’en rend pas toujours compte), mais sûrement. Si tant d’entre nous ne croyaient pas en Dieu, on irait sans doute plus vite, parce qu’il n’y aurait plus d’éternité… Moi, je crois nettement au progrès, à l’amélioration des choses.

Entre le désir qui vous habitait au moment de commencer à faire des films et le plaisir que vous prenez aujourd’hui à en faire, que s’est-il passé de déterminant?

Le comportement d’un vieux cinéaste est, paradoxalement, plus proche de celui d’un jeune cinéphile que de celui d’un réalisateur en train d’essayer de bâtir les choses pour pouvoir continuer à travailler. La sérénité qui est mienne aujourd’hui rejoint l’inconscience des mes débuts, la peur qui a pu me prendre en chemin n’est plus. Tout jeune, je n’en avais rien à foutre. Vieux, je n’en ai plus rien à foutre! (rire). Au départ, je ne savais pas comment faire. Maintenant je sais. Mais le sentiment est assez comparable. Je me suis aperçu, en faisant La Fleur du mal, que je prenais mes décisions avant même de réfléchir aux raisons de mes choix. Je ne savais pas que la réflexion pouvait ainsi devenir intuitive. Et il m’aura fallu longtemps pour m’en apercevoir. Cela m’arrive sur le tard. Mais quel plaisir! C’est sans doute ce que les artisans appellent le « métier »…

Entretien: Louis Danvers

(1)Dans Les Fantômes du chapelier ( 1982) et Betty (1991).

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