Clairs-obscurs

Il y a dans les nouvelles d’Alain Absire une sorte de tonus qui s’oppose aux grisailles du continuum sans avoir rien de commun avec les niaiseries de l’entrain. Il brasse, embrasse, étreint à travers le temps et l’espace tout hasard et toute circonstance qui mettent à l’épreuve sa sensibilité, son intelligence et sa foisonnante imagination. Sa compassion aussi, et sa faim d’illuminations et d’épiphanies. Avec toute la générosité d’un magistral désordre tourné en chant du monde, fût-il angoissé ou même tragique. Il semble que ni le titre ni la chair de son dernier recueil ne soient de nature à démentir cette approche.

Au voyageur qui ne fait que passer rassemble treize nouvelles qui mènent le lecteur de la Colombie à la Sibérie, de l’Afghanistan aux Etats-Unis et du siècle de Néron au nôtre. Parfois le destin s’entend à déjouer les bonnes formes et à puiser la lumière au c£ur des soleils noirs comme dans cette nouvelle où l’amour improbable entre deux Colombiens, parmi les plus déshérités, les projette dans une dérade flamboyante, ou cette autre où l’ange Gabriel, exilé et filant son blues dans le Lisbonne d’aujourd’hui, réédite l’Annonciation lors de sa rencontre avec une jeune prostituée.

On retrouve ainsi, dans ces clairs-obscurs, l’Absire féru de paraboles, de paradoxes et de visions transcendantes, présent aussi dans ce récit où l’esclave noir affranchi par la mort fuit le paradis et les suaves  » chuchotements des saints  » en quête du lieu où il retrouvera les siens, ses fers et la grimace de ses fétiches. Inversions des choses dont témoigne aussi le boxeur qui jette l’éponge, foudroyé par la beauté de son adversaire. Ou encore un Michel Strogoff devenu vieux, à Omsk, et que les exploits héroïques d’autrefois condamnent aux yeux des Rouges qui ont investi la ville. La mort ou son ombre sont rarement absentes. Pour cette vieille mère que l’on exile dans un mouroir sordide sous prétexte d’un séjour de vacances ou pour le tortionnaire de ce nain de cirque qui attendait son heure. Mais ce n’est pas sous les espèces d’un traquenard qu’elle apparaît dans les lettres de Sénèque à Lucilius qu’Absire, en somme, substitue à celles qui nous manquent, tout en réinventant le dialogue entre les deux correspondants. Méditation alterne et controverse éclairante sur le temps, sur la vieillesse et sur le partage entre courage et lâcheté dans le choix du suicide. Tous ces textes, aussi divers qu’ils soient, relèvent des mêmes saveurs d’une langue gorgée de sensations et d’images saisissantes. Comme celle, horrifique et superbe, de cette femme afghane cagoulée dans sa tchadri grillagée et percutée par une voiture :  » volant de badminton  » envolé dans l’air qui  » gonfle ses dentelles « .

Lumière et ténèbres, ombre de la mort, mystère du temps, ce sont aussi les ingrédients de Chaque jour est un arbre qui tombe, livre posthume de Gabrielle Wittkop. Disparue voici quatre ans, la prodigieuse romancière à qui l’on doit notamment Le Nécrophile ne peut donc nous éclairer – et elle se l’interdirait sans doute – sur la part qui lui revient dans ce journal fictif dont la diariste elle-même se perd avec délectation entre réalité et imaginaire. Mais qu’il s’agisse de cette Hippolyte censée tenir la plume ou de Gabrielle Wittkop elle-même qui joue l’esquive d’entrée de jeu, il reste bien vrai que l’on n’approche jamais de plus près la réalité d’un être que par son imaginaire. De plus, quand, à tout bout de champ, le texte à la première personne s’efface devant un commentaire distancié, comment ne pas croire que c’est encore Hippolyte elle-même qui s’offre la coquetterie altière de s’observer et de s’explorer comme si elle seule en avait le droit et la faculté ? Même lorsque ce regard contredit ou suspecte les propos énoncés ou quand il se pose au-delà de sa propre mort.

C’est très exactement au long d’une année entière que s’abat la forêt des jours égrenés et que la suite des saisons anime à la fois sa sensibilité et sa mémoire. Trois cent soixante-six arbres tombés puisque, comme elle le souligne, l’année est bissextile. Précision qui serait sans importance si elle n’évoquait par une sorte de jeu de mots la fascination d’Hippolyte – prénom lui-même ambigu – pour l’hermaphrodisme. D’ailleurs, quand cette arpenteuse de planète débute son journal en Inde, c’est sur le spectacle monstrueux et rentable d’un enfant prétendument bisexué dont le pénis,  » ver contrefait et comme momifié au-dessus d’une fente qui peut bien avoir été pratiquée au couteau (…), paraît vouloir s’avaler dans l’abdomen « . D’une pierre deux coups, la fascination pour l’hermaphrodisme rejoint ici celle que toutes espèces de monstres ont toujours exercé sur Gabrielle Wittkop.

Hors de tout sadisme, c’est la célébration des contraires qu’assume l’écriture superbe d’une femme dont la vaillance – si proche de celle que pratique l’impérieuse Hippolyte – consiste à ausculter les mythologies, à proclamer et à revendiquer les pulsions contradictoires de la nature humaine, dont on s’évertue à nier les sollicitations au prix de ce déshonneur suprême (et inutile, face au bûcheronnage de la mort) qu’est le mensonge envers soi-même. Saint Augustin professait que la beauté est la splendeur du vrai. Au-delà des beautés souvent fulgurantes de ce texte, c’est l’indicible  » vrai  » qu’y fait flamboyer celle qui osait dire :  » Je suis heureuse que ma vie soit libre, amorale et inutile. » On n’est pas loin du difficile paradoxe des grandes mystiques. l

Au voyageur qui ne fait que passer, par Alain Absire. Fayard, 253 p. Chaque jour est un arbre qui tombe, par Gabrielle Wittkop. Verticales, 166.

Ghislain Cotton

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