Christophe Honoré  » Déplacer la conscience politique sur le terrain artistique « 

Christophe Honoré n’est assurément pas l’homme de la demi-mesure. Romancier, dramaturge, réalisateur, l’artiste s’est multiplié sur divers terrains. Entamé avec le siècle par 17 fois Cécile Cassard, son parcours de cinéaste s’est étoffé de pièces maîtresses qui en ont fait l’un des auteurs les plus passionnants du cinéma français. De ceux qui divisent, aussi, qu’il adapte Georges Bataille dans Ma Mère ou qu’il signe un film enchanté à la Demy avec Les Chansons d’amour. Attendu sur les écrans belges le 18 novembre prochain, Non ma fille, tu n’iras pas danser est l’ouvre d’un auteur qui, à bientôt 40 ans, goûte à la maturité artistique. Christophe Honoré y éclate le cadre d’une chronique familiale pour inscrire ses protagonistes dans le tourbillon de l’époque. Et offre à Chiara Mastroianni un rôle d’une exceptionnelle intensité. Le film faisait la clôture du festival de Namur le week-end dernier. C’est là que Le Vif/L’Express l’a rencontré…

Le Vif/L’Express : On vous associe plutôt à la ville, et à Paris en particulier. Quelles sont les raisons qui vous ont ramené à la campagne pour Non ma fille, tu n’iras pas danser ?

Christophe Honoré : Mes trois films précédents, Dans Paris, Les Chansons d’amour et La Belle Personne étaient vraiment liés, dans leur conception même, à l’idée de faire un portrait de Paris à travers trois films. Il s’agissait, pour moi, de films un peu impressionnistes sur mon état d’esprit quant à ce qui se passe en France, suite à l’arrivée de Sarkozy : cela m’intéressait de travailler sur une espèce de désenchantement déplacé sur le terrain sentimental. Les gens m’ont dès lors perçu comme un cinéaste parisien, alors que je suis breton, je ne suis arrivé à Paris qu’à 25 ans. Pour ce film autour de la famille, j’ai eu envie de revenir sur un terrain d’enfance, la Bretagne où j’avais grandi. Ce qui, après, a induit une difficulté que je me sentais plus apte à surmonter.

En quel sens ?

Il est plus facile de filmer un endroit que l’on découvre qu’un endroit que l’on connaît déjà. On m’a souvent dit que je tournais des films parisiens, mais je les trouve très provinciaux – je filme Paris à la manière d’un provincial, je m’éblouis encore. Quand je mets en scène dans des quartiers de Paris, j’ai l’impression d’une découverte, d’une vraie excitation, ce qui est forcément plus difficile lorsque vous voulez rendre compte de paysages que vous avez intégrés dans votre mémoire depuis l’enfance. C’est beaucoup plus difficile, en tant que cinéaste, de recréer une géographie qui vous est aussi intime. Voilà pourquoi ce n’est pas un hasard si je n’y suis revenu qu’au bout de cinq films : cela demande une certaine maturité.

En explorant les dynamiques familiales, s’agissait-il aussi d’explorer les dynamiques à l’£uvre dans la société ?

Ce film interroge en tout cas la notion de personnage. Voir quel genre de personnage produit le cinéma d’aujourd’hui m’intéresse. Je pense que Léna, le personnage que joue Chiara Mastroianni, n’aurait pas été produit par le cinéma français il y a dix ans, ce n’est pas un hasard s’il advient maintenant. Léna est la matérialisation d’un réseau de réflexions et d’émotivité qui sont ma perception du moment, et des gens de cet âge-là aujourd’hui. Pour moi, la chronique familiale est le cadre, le cheval de Troie du film : c’est une manière d’installer le spectateur, de jouer avec une identification facile, avant de se focaliser sur le personnage de Chiara, et sur cette idée d’un adulte déclassé par sa famille, à savoir quelqu’un que les autres refusent de considérer comme un adulte responsable.

Peut-on voir en cela un trait générationnel ?

Cette idée de l’immaturité subie est quelque chose que je ressens très fort sur les gens de ma génération. Il y a une génération de gens qui ont entre 30 et 45 ans, que l’on présente continuellement comme des adolescents attardés ou comme des bobos, cela revient à peu près au même. Et signifie qu’on ne les considère pas en tant qu’adultes agissants et responsables, et pouvant donc avoir un poids dans la société, qu’il soit artistique, politique ou économique. Le film en interroge le versant féminin ; le personnage de Romain Duris, dans Dans Paris, était comparable, sauf que l’immaturité était beaucoup moins subie, parce que la famille était moins  » toxique « . L’immaturité a pendant longtemps été une très grande qualité d’esprit, au cinéma notamment. Voyez les films de Truffaut, par exemple, l’adolescence est là, contrairement à d’autres films de  » parents d’élèves « . Aujourd’hui, cette idée de personnage d’adolescent, par son comportement et une certaine inconséquence, n’est plus une qualité mais un fardeau.

Léna refuse obstinément que l’on fasse son bonheur à sa place, ce qui est aussi estimable que peu courant…

Oui, il y a aujourd’hui une espèce d’assistance généralisée qui, pour moi, est assez proche de ce concept d’immaturité. Vouloir faire le bonheur de quelqu’un à sa place, c’est penser qu’il n’en est pas capable. C’est de l’ordre de la sollicitude, mais en même temps de la conviction que l’autre est immature. Et c’est très violent. Logiquement, son propre bonheur passe par la transgression, l’émancipation, l’affranchissement. Et nous sommes une génération à qui l’on a voulu faire croire que le bonheur allait nous être apporté, que nous n’avions pas à le créer. Tout en nous critiquant, du coup : gamins, nous étions la bof génération, dépourvue d’idéaux et d’utopies. Rien. En gros, on nous laissait vivre. Et aujourd’hui, on est les bobos, ce qui revient exactement au même. Bourgeois bohème, cela veut bien dire ce que cela veut dire. A savoir bourgeois, donc tout ce qu’on possède vient a priori de notre patrimoine. Et le bonheur aussi : si on l’a, c’est parce qu’on nous l’a donné. Et bohème, c’est que cela ne va pas durer, que nous ne sommes pas une génération conséquente. Evidemment, c’est toujours la génération précédente qui nous a qualifiés de la sorte – nos parents, et dans la foulée, les journalistes. C’est d’ailleurs assez étonnant : voilà une déconsidération qui est de l’ordre du bien, ce n’est pas du mépris. Mais on s’aperçoit aussi que ce côté de la sollicitude, cette bienveillance est aussi de la bonne conscience et a finalement un côté assez amer.

Votre film précédent, La Belle Personne, ne se contentait pas de montrer la beauté et la pertinence de La Princesse de Clèves, c’était aussi une réaction à une déclaration de Nicolas Sarkozy. La démarche artistique est-elle à vos yeux un acte citoyen ?

J’ai toujours des problèmes par rapport à cela, parce que je ne fais pas partie des cinéastes convaincus du cinéma militant, que je trouve rarement intéressant. Le cinéma est une manière hypnotique. On a beau être convaincu d’être du bon côté, il y a toujours quelque chose de l’ordre de la propagande dans le cinéma militant qui me pose vraiment problème et est, à mes yeux, un abus de pouvoir de cinéaste. Même si, évidemment, je suis plus proche de certains militants que d’autres… J’essaie toujours de déplacer la conscience politique que je peux avoir en tant que citoyen sur le terrain artistique, voilà ce qui me semble intéressant. Sans chercher par là une échappatoire, je pense qu’il y a d’autres manières de faire de la politique, à l’inverse d’une politique de partis. Chaque fois que je débute un film, que je réunis une cinquantaine de personnes autour d’une chose qui n’existe pas, en leur disant que, dans six mois, de cette réunion va exister un film, ce qui est toujours une entreprise utopique, j’ai l’impression que c’est déjà de la politique. Réunir des gens, se mettre d’accord et créer est déjà une démarche politique, même si elle est très éloignée de l’idéologie.

On vous a toutefois vu monter au créneau contre la loi Création et Internet, en France…

Là, pour le coup, j’ai du mal à résister à Sarkozy, je dois bien l’avouer, c’est dur de laisser passer les choses. Sur l’Hadopi, quand j’ai vu la ministre de la Culture de l’époque, Christine Albanel, dire à l’Assemblée nationale qu’elle avait tous les artistes derrière elle, ce n’était pas possible. Nous étions plusieurs à le dire, et nous avons fait cette pétition de manière très regroupée. Il était important pour moi, d’un point de vue idéologique également, de soutenir le PS parce que, soudain, le PS était attaqué par de nombreux artistes qui ne comprenaient rien à ce projet de loi. La majorité des gens n’ont pas réalisé qu’il s’agissait d’un cheval de Troie vide, une man£uvre politique plutôt assez maline de Sarkozy afin de faire en sorte que la gauche se mette en contradiction avec les artistes. Donc, on a dit :  » On protège le droit d’auteur.  » Dans l’absolu, aucun artiste n’est contre la protection du droit d’auteur. Le problème de cette loi, c’est qu’il n’y avait strictement rien sur la rémunération des droits d’auteur, rien n’était prévu à ce niveau. Les artistes se sont fait avoir et ont réalisé après coup que cette loi était liberticide. C’est pour moi quelque chose d’essentiel, qui n’est pas que corporatiste, et est lié à ce qu’est Internet.

Vous avez cité François Truffaut, et on retrouve à des degrés divers l’héritage de la nouvelle vague dans vos films. Cette dernière avait réinventé un langage cinématographique correspondant à une autre façon de vivre la société. Pensez-vous que l’on soit à une période charnière à cet égard ?

En tout cas, le cinéma français n’est plus leader, esthétiquement. Vu de l’étranger, j’ai toujours l’impression que l’on fête la nouvelle vague chaque année. Mais 80 % des gens qui travaillent en son sein pensent que la nouvelle vague est ce qui est arrivé de pire au cinéma français et que cela l’a détruit. Pour moi, il s’agit d’un âge d’or, et d’un moment où la modernité dans le cinéma est passée par Paris. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : le cinéma français est très protectionniste, et je ne m’en exclus pas en disant cela, et assez réactionnaire. Soit réactionnaire dans sa morale, et j’espère ne pas en être, soit réactionnaire, et j’en fais partie, dans une espèce de nostalgie, une manière de s’inscrire dans une filiation et de vouloir la revendiquer. D’un point de vue de modernité, le cinéma japonais ou le cinéma américain sont beaucoup plus forts. Cela va par vagues – le cinéma français est à la fois très vivant par rapport à d’autres et très protégé, mais en même temps on n’est pas à l’aube d’un bouleversement important.

Propos recueillis par Jean-François Pluijgers

 » Cette idée de l’immaturité subie est quelque chose que je ressens très fort sur les gens de ma génération «  » Réunir des gens, se mettre d’accord et créer est déjà une démarche politique, même si elle est très éloignée de l’idéologie « 

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