Christianisme, Comment tout a commencé

Une vraie-fausse polémique, un film aux qualités cinématographiques très discutables : La Passion du Christ soulève un tollé. Son réalisateur, Mel Gibson, prétend avoir restitué fidèlement la vérité historique. En fait, il n’en est rien. Animés du même souci d’exactitude, Jérôme Prieur et Gérard Mordillat sortent le deuxième volet de leur série culte, Corpus Christi, sur Arte. Derrière les polémiques, l’intérêt pour les origines du christianisme ne cesse de croître. Quels ont été les motifs de la condamnation de Jésus ? Comment le différend entre Juifs et chrétiens est-il né ? Comment un groupe aussi minoritaire que celui des premiers fidèles du Christ a-t-il pu essaimer autour du bassin méditerranéen ? L’apport et le rôle personnel des apôtres – notamment de Paul – reste, lui aussi, à découvrir. De même que les raisons du fossé qui s’est creusé entre le judaïsme et le christianisme. Autant d’énigmes qui ramènent aux Ecritures. Enquête auprès des exégètes et des historiens.

Post-scriptum : La Passion du Christ fait déjà partie des 18 films les plus vus dans l’histoire des Etats-Unis.

Heureux les simples d’esprit, car le jackpot est à eux ! Pour quelqu’un qui se prétend  » imbécile en matière budgétaire « , Mel Gibson se défend plutôt bien. Sorti le 25 février aux Etats-Unis, son film polémique, La Passion du Christ, financé sur ses propres deniers, lui a déjà rapporté plus de 300 millions de dollars. Le pactole va peut-être encore s’arrondir grâce aux recettes escomptées en Europe, notamment en Belgique, où La Passion est à l’écran depuis le 7 avril. A l’origine de ce lancement très médiatique, un scandale bien orchestré : Gibson, catholique traditionaliste, aurait conçu une £uvre de tonalité antisémite en désignant les Juifs comme responsables de la crucifixion de Jésus. De quoi ruiner en deux heures et sept minutes d’hémoglobine christique plus de quarante ans d’efforts : ceux entrepris par l’Eglise catholique, depuis le concile Vatican II (1962-1965), pour en finir avec le concept de peuple déicide.  » Avec son populisme, Mel Gibson zappe tous les experts du dialogue interreligieux « , déplore le philosophe Paul Thibaud, président de l’Amitié judéo-chrétienne de France.

Film gore pour les uns, d’une ferveur bouleversante pour les autres û les hiérarques catholiques eux-mêmes sont partagés (lire page 71) û la nouvelle  » arme fatale  » de Mel Gibson a au moins le mérite de nous faire méditer sur nos sacro-saintes origines. Celles de la civilisation judéo-chrétienne. Que s’est-il passé en l’an 30, date probable de la crucifixion de Jésus,  » roi des Juifs  » ? De quelle irrémédiable déchirure le christianisme a-t-il jailli ? Quelles furent les causes du divorce entre les Juifs sadducéens, zélotes, esséniens, pharisiens et les premiers chrétiens, juifs eux aussi ? Questions insistantes en ce début de millénaire dynamité par le fanatisme religieux.

Le samedi 3 avril, la chaîne de télévision Arte a entamé la diffusion du deuxième volet de la série documentaire Corpus Christi (voir l’encadré page 33). En 1998, cette saga biblique consacrée à la figure de Jésus avait tenu en haleine plus de 1 million de téléspectateurs. Dans cette seconde livraison, les réalisateurs Gérard Mordillat et Jérôme Prieur développent une thèse controversée : la religion chrétienne se serait constituée en ravissant l’héritage judaïque.

L’intérêt soulevé par le christianisme, son fondateur ou ses fondements ne se dément pas, même parmi les non-chrétiens.  » Etre laïque ne signifie pas être ignorant, explique l’historien Antoine Casanova. Haut lieu de la théologie, l’Institut catholique de Paris attire de plus en plus le grand public : les laïques y sont désormais un bon millier dans les différents cursus, deux fois plus qu’il y a dix ans.

La reine des best-sellers ? La Bible, encore et toujours, avec des dizaines de milliers d’exemplaires vendus chaque année. Les plongées historiques dans le ier siècle après Jésus-Christ, la vie du prophète nazaréen, les témoignages spirituels et les récits de conversion connaissent également un succès constant en librairie. La Bible dévoilée, d’Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman (Bayard) û une relecture des Ecritures à la lumière des dernières découvertes archéologiques û s’est écoulée à 60 000 exemplaires. Même un ouvrage de théologie tel que Moi, je ne juge personne. L’Evangile au-delà de la morale (Albin Michel), de l’intellectuelle protestante Lytta Basset, franchit la barre des 20 000 exemplaires.  » La moitié de nos lecteurs s’intéressent au christianisme non pas parce qu’ils ont la foi, mais parce qu’ils sont en quête de sagesse « , observe Jean Mouttapa, directeur de la collection Spiritualités vivantes chez Albin Michel. Une sagesse et une culture qui s’éloignent de plus en plus du carcan dogmatique de l’Eglise.  » Nous sommes arrivés au bout du chemin nihiliste tracé par la société de consommation, affirme l’écrivain et éditeur Denis Tillinac, qui vient de publier Le Dieu de nos pères : défense du catholicisme (Bayard). Les gens veulent maintenant savoir d’où ils viennent. Ils se rendent compte que la civilisation judéo-chrétienne nous a légué des valeurs essentielles : la morale, le sens de l’altérité et de l’intériorité.  » Ce patrimoine, plusieurs intellectuels de renom, croyants ou non û Gabriel Ringlet, Guy Haarscher, Max Gallo, Régis Debray, René Rémond, Jacques Derrida û en ont souligné l’importance au cours de ces dernières années. Face à l’essor de l’islam, la tradition chrétienne reprend même des couleurs. Chaque année, des adultes choisissent de recevoir le sacrement du baptême à Pâques.  » Nous sommes dans une période identitaire, analyse Odon Vallet, spécialiste des religions. Il y a vingt ans, les chrétiens jouaient la discrétion. Aujourd’hui, l’Eglise cherche à s’affirmer dans le débat public. Elle veut montrer qu’à côté du ramadan il y a aussi le carême.  »

Autant d’indices qui convergent vers une seule et même figure. Celle de Jésus de Nazareth, qui ne serait jamais devenu le Christ s’il n’avait été, effectivement, insulté, torturé, supplicié. La Crucifixion, donc. De ses raisons profondes dépend toute la suite de l’Histoire, et, notamment, l’énorme malentendu qui s’est prolongé, durant deux millénaires, entre le judaïsme et le christianisme. Comment savoir la vérité ? En se penchant une nouvelle fois sur les textes.  » Ce que l’on appelle le ôrécit de la Passion » représente la moitié de l’Evangile de Marc et la moitié de celui de Jean « , rappelle Peter Tomson, auteur d’un ouvrage limpide, L’Affaire Jésus et les Juifs (Lire la Bible/Cerf). L’événement est largement mentionné, bien entendu, dans les deux autres Evangiles, mais aussi dans les Actes des Apôtres. Jusqu’au Talmud qui précise que  » Jésus fut pendu [à la croix] la veille du sabbat, la veille de la Pâque  » et sous-entend qu’il fut condamné à mort par le conseil suprême de Jérusalem (sanhédrin). Ce qui s’accorde avec les Evangiles de Marc et de Luc û  » Et les grands prêtres et les scribes cherchaient à le faire périr, les notables du peuple aussi « . Même si les sources chrétiennes ménagent les Romains au détriment des Juifs, il est historiquement établi que c’est bien le sanhédrin, présidé par le grand prêtre, qui accuse Jésus. Car cette institution a pour fonction de trancher des questions délicates, de religion ou de fiscalité, mais aussi de juger des affaires criminelles entraînant la peine de mort. Ce qui ne fait pas de Ponce Pilate le tiède administrateur des Evangiles. Dans un livre passionnant, paru ce mois-ci, Jésus, l’homme et le fils de Dieu (Flammarion), l’exégète Michel Quesnel rappelle qu’une découverte archéologique majeure a permis de modifier sensiblement notre perception du procurateur romain. En 1961, on a mis au jour dans le théâtre de Césarée Maritime, capitale romaine de la province de Judée, un socle de statue portant les noms de Tibère et de Ponce Pilate. C’est bien lui, le procurateur cruel des années 30, qui nous est connu par ailleurs pour ses actes impitoyables et son mauvais bilan, lesquels lui valurent d’être finalement  » sacqué  » par Rome.

Voilà donc Jésus, puis ses disciples, devant le grand prêtre du Temple, Joseph Caïphe, comme le reconstitue Mel Gibson dans une scène glaciale. Ici, l’acteur-cinéaste a renoncé à ce qui eût été sans aucun doute l’image la plus choquante du film, car historiquement fausse et incontestablement antisémite. Donnant curieusement suite à la vision d’une mystique allemande du xixe siècle, Catherine Emmerich, Mel Gibson avait fixé sur la pellicule, en arrière-plan de l’interrogatoire de Jésus, un plan montrant des Juifs en train de fabriquer une croix. Or il n’y a absolument rien de tel dans les Evangiles, que Mel Gibson prétend pourtant suivre au plus près. L’illumination de Catherine Emmerich, nourrie de l’antijudaïsme si fertile du Moyen Age, contredit en tout point la vérité. Mel Gibson a été bien inspiré de couper la scène incriminée. Car Flavius Josèphe, le grand historien juif de l’Antiquité, autant que le Talmud, précise que  » les jugements de vie et de mort ont été retirés aux Juifs plus de quarante ans avant la destruction du Temple « . Le Temple ayant été détruit en 70, cet empêchement s’applique pleinement à l’époque du procès de Jésus, en avril 30. Ce sont les Romains, et seulement eux, qui ont le droit de condamner et surtout d’exécuter Jésus en vertu du jus gladii (droit de glaive, soit de vie et de mort). Seuls quelques cas de lapidation, dans le cadre d’une justice populaire juive, sont tolérés par les occupants, mais en aucun cas une crucifixion (même si ce supplice avait été bel et bien pratiqué dans le monde juif longtemps avant l’occupation romaine !).

Il est peut-être de l’intérêt même des autorités juives de faire condamner Jésus par Pilate. Car il passe pour un séditieux, un homme qui soulève la foule contre le Temple et l’ordre établi, qui sème le trouble dans les rues et risque de déclencher la colère des Romains contre tous les Juifs sans distinction. Tel est le sens de la parole que l’évangile de Jean (xi, 50) attribue à Caïphe :  » Vous ne songez même pas qu’il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière.  » Jésus est donc traité comme un criminel politique.  » Il n’y a à mon sens pas d’autre motif pour condamner Jésus « , confirmait déjà Jean-Pierre Lémonon, professeur d’exégèse néo-testamentaire et d’histoire du ier siècle à la faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon, coauteur du Monde où vivait Jésus (Cerf), lors de la première série de Corpus Christi. Certes, mais la blessure ressentie par les premiers chrétiens à l’annonce de la mort du maître était si profonde qu’elle devait effacer cette précision historique. La suite des événements explique pourquoi les Evangiles, écrits plusieurs décennies après la mort de Jésus, semblent épargner les Romains et donnent aux Juifs un si mauvais rôle.

Au lendemain de la Crucifixion, les disciples étaient plus que désemparés. Ils étaient éberlués, bouleversés. Ils tentaient de comprendre ce qui leur était arrivé. Cette histoire ne ressemblait à aucune autre. Cette aventure qui les avait conduits à errer sur les routes de Galilée avec ce Jésus qu’ils appelaient rabbi, maître. La fête, parfois, de bons repas à l’occasion. La galère aussi. La faim, les rencontres avec des adversaires qui lui tendaient des pièges, pour l’amener à se contredire. Certains leur posaient des colles à eux, ses compagnons, et ils ne savaient pas toujours répondre, parce qu’ils n’étaient pas sûrs, eux-mêmes, de comprendre tout ce qu’il disait et ce qu’il voulait. Et puis, il y avait eu, depuis leur arrivée à Jérusalem, cette succession de drames.

C’est ainsi que l’on peut imaginer, en respectant les indications des Evangiles et de l’Histoire, les sentiments des compagnons de Jésus. Un groupe de fidèles aux frontières imprécises. Or ceux-là ont dit qu’ils l’avaient revu ensuite, vivant. Oui, vivant, mais autrement. Personne n’est obligé de les croire. Eux et elles l’ont cru. Et ils se sont relevés, ils ont ressuscité le mouvement de Jésus. Comme le dit Jean-Claude Barreau, dans son dernier livre, fort bienvenu, Les Vérités chrétiennes (Fayard) :  » Le christianisme n’est pas une religion du souvenir mais une religion de la présence.  » Il s’est donc passé quelque chose, en ces jours-là du mois d’avril 30, qui a changé l’histoire du monde. Un événement fondateur, sur lequel les historiens ne pourront jamais se prononcer. Mais qui veut essayer d’en approcher le sens doit s’efforcer de se mettre, autant qu’il est possible, à la place de ces compagnons de Jésus. En se souvenant qu’ils étaient du ier siècle, qu’ils avaient des concepts et des expériences fort éloignés des nôtres, qu’ils disposaient d’une autre  » boîte à outils intellectuels « .

Donc, ils ont tenté de comprendre. De confronter leurs souvenirs. Et ils se sont posé de multiples questions. A commencer par celle-ci : Jésus était-il Dieu ?

Qu’ils en aient été aussitôt tous persuadés n’est pas certain. Certains exégètes û ils sont nombreux à décortiquer les textes û ont même conclu que l’Evangile signé Marc, datant à peu près de l’année 70, donc assez proche des faits, a été écrit par quelqu’un qui ne croyait pas encore que Jésus fut Dieu, Fils de Dieu. N’avait-il pas dit, Jésus, que le Père connaissait certains futurs ? N’avait-il pas, sur la croix, crié :  » Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?  » ? Et puis le Messie que les Juifs attendaient et attendent n’était pas Dieu, ni Fils de Dieu.

C ‘est surtout dans la version de l’Evangile de Jean dont nous disposons (datant des environs de l’année 100 et réécrite à partir d’un texte plus ancien) que Jésus affirme nettement être Dieu. A la fin du dernier repas avant l’arrestation, la Cène, l’un des compagnons, Philippe, demande à Jésus :  » Montre-nous le Père et cela nous suffit.  » Et il se fait vertement rabrouer :  » Tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m’a vu a vu le Père. [à] Je suis dans le Père et le Père est en moi.  »

Croire qu’un Dieu se fasse homme était presque impossible pour des Juifs : le Dieu de la Bible est  » avec  » son peuple, mais transcendant,  » ailleurs « . Presque impossible aussi pour les Grecs. Or la culture grecque, la pensée grecque dominent alors tout ce monde. Et, à la suite de Platon, elle est dualiste, sépare nettement l’âme et le corps, le corps qui est méprisable, qu’il ne faut soigner que pour mieux s’en libérer. On verra bientôt arriver les docètes (du grec dokêtai : apparence), qui croiront que Jésus, Dieu, n’était pas vraiment homme, s’était déguisé en homme. Et la pensée grecque infléchira profondément le christianisme, inculquera un mépris du corps, du sexe, de la matière, de la Terre, alors que le dogme de l’Incarnation, l’idée que Dieu a partagé la condition humaine, devrait amener û pour le moins û à davantage de considération.

Question suivante, capitale : et si Jésus est Dieu, pourquoi s’est-il fait homme pour finir mort sur une croix ? Dans leur  » boîte à outils intellectuels « , ses compagnons trouvent une idée commune à presque toutes les religions : un dieu est une puissance cachée dont il faut s’assurer la bienveillance par des sacrifices ou des prières. Ils l’appliquent à Jésus : il s’est offert en sacrifice. Pour racheter l’humanité condamnée par le péché û que saint Augustin, plus tard, qualifiera d' » originel  » û le fils de Dieu lui-même s’est offert en sacrifice. Ce que, précisément, le film de Mel Gibson laisse complètement de côté, alors que c’est fondamental. Ici se pose un problème d’interprétation. Dans le livre biblique de l’Exode, Dieu dit à Moïse :  » Je vous rachèterai  » (lutrosomai, en grec), ce que l’on peut traduire aussi par  » Je vous délivrerai « . Et l’on retrouve un mot de la même famille dans l’Evangile, écrit en grec à propos de la mission de Jésus. Il est donc possible de traduire qu’il est venu libérer l’humanité en lui révélant la vérité sur elle-même et sur Dieu. L’épisode du Temple, d’où Jésus chasse les marchands qui vendent les animaux à sacrifier, est assez éclairant. Mais c’est l’interprétation du sacrifice qui a prévalu pendant des siècles.

Dernière question, capitale aussi : cette incarnation de Dieu au profit de l’homme-Jésus était-elle au profit du peuple juif, ou de toute l’humanité ? Sur ce point, les controverses ont été vives chez les compagnons de Jésus. Et elles ont creusé le fossé qui a séparé ensuite judaïsme et christianisme.

Lorsque l’Empire romain parvient enfin à occuper tout le pourtour méditerranéen, dans les années 50 avant Jésus-Christ, il compte, sans le vouloir ni le savoir, plusieurs millions de Juifs.  » Tandis que seulement 1 million d’entre eux vivent en Palestine « , comme l’estimait le regretté professeur de théologie protestant Etienne Trocmé, auteur d’un remarquable ouvrage, L’Enfance du christianisme (Noêsis). Il n’y aura donc rien d’étonnant à ce que les apôtres songent à prêcher en diaspora autant qu’à Jérusalem. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Il semble que, très vite après la mort de Jésus, deux cercles se dessinent à Jérusalem parmi les douze disciples, qui, répétons-le, sont tous juifs. Le premier est organisé autour de Jacques,  » frère du Seigneur  » selon les Ecritures, c’est-à-dire frère utérin de Jésus û ce dernier point ne fait plus aucun doute pour les historiens ni pour la grande majorité des exégètes. Il jouit de l’autorité  » dynastique  » et s’impose à tous les fidèles par sa grande piété. Le second, autour de Pierre (Képhas en araméen), se réclame d’une mission spéciale que lui aurait confiée Jésus et qui n’est évoquée que par l’Evangile de Matthieu ( » Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise « ). Entre ces deux tendances, la distance va évidemment s’accroître, d’autant plus qu’un troisième personnage, absolument décisif, va entrer en scène et changer le cours de l’Histoire : Paul de Tarse.

Au début, les Douze pratiquent la Loi juive de façon scrupuleuse et cherchent à situer sans cesse la vie du maître dans la tradition d’Israël, relisent ensemble tous les textes de l’Ecriture, notamment les prophéties qui leur semblent annoncer la venue du Messie. Ils ne se nomment néanmoins pas encore chrétiens, mais se réunissent en assemblée, ekklêsia en grec, Eglise. Peu à peu, sur le parvis du Temple, ils font de nouveaux adeptes parmi leurs frères juifs venus à Jérusalem en pèlerinage, qui s’en retournent ensuite en Galilée, à Damas ou ailleurs en rapportant la bonne parole dans leur contrée. Ainsi, de petites communautés se forment en diaspora et les compagnons de Jésus prennent l’habitude d’aller leur rendre visite pour les encourager. Tous les croyants en Jésus sont encore juifs, certes, mais de tradition, de culture et de langue différentes. Ce qui nécessite, pour l’Eglise de Jérusalem, un pouvoir plus ferme et va, inévitablement, créer des divergences de vues.

La première source de tensions apparaît très tôt, avec l’émergence du groupe de nouveaux convertis les  » hellénistes « , ainsi nommés parce qu’ils portent tous des noms grecs. Ils voient dans le message de Jésus une  » bonne nouvelle « , en grec euaggelion, le seul vrai chemin d’un salut qu’ils veulent répandre en transmettant la bonne parole à tous. Parmi eux, Etienne s’inscrit rapidement en rupture avec les Douze, notamment au sujet du Temple, institution qu’il accuse de corruption et qu’il provoque frontalement. Il le paie de sa vie, lapidé pour blasphème, en l’an 37, par une foule que les membres du sanhédrin ont su agiter. La foi chrétienne a son premier martyr. Le roi Hérode Agrippa, qui est entre-temps parvenu à unifier les terres juives avec l’appui des Romains, s’appuie politiquement sur le Temple et la caste sacerdotale des sadducéens, qui le contrôle. Il lance la chasse aux adeptes de Jésus, fait arrêter Pierre, qui réussit mystérieusement à s’évader de sa prison. Pierre ne peut plus désormais prêcher librement à Jérusalem. Il se transforme en prédicateur itinérant et toute l’autorité sur le groupe des croyants revient à Jacques. Pendant moins d’une vingtaine d’années, car, probablement vers 62, le  » frère du Seigneur  » sera à son tour lapidé après avoir été condamné à mort par le sanhédrin pour le faux motif d’avoir violé la Loi de Moïse. L’Eglise, décapitée, finira alors de basculer en direction des communautés juives les plus hellénisées, vers l’Asie mineure, le sud de l’actuelle Turquie, où elle a rencontré un vif succès dès ses tout débuts.

C’est précisément dans cette région, la Cilicie ou Petite Arménie du Moyen Age, que naît Paul, à Tarse, en l’an 10 après Jésus-Christ, dans un milieu profondément juif, pharisien mais parlant grec et araméenà A son sujet, on a tout dit, en particulier qu’il serait le véritable inventeur du christianisme, dans la mesure où Jésus n’avait pas envisagé de fonder une nouvelle religion. On connaît la formule célèbre du théologien catholique Alfred Loisy :  » Jésus a annoncé le Royaume et c’est l’Eglise qui est venue.  » Et de poursuivre le raisonnement en posant que l’Eglise, justement, fut l’£uvre de Paul (et de Pierre). Parmi les recherches qui nous permettent de changer notre perception de Paul figure au premier plan le travail impressionnant de Jerome Murphy-O’Connor, professeur à l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem, auteur d’une passionnante Histoire de Paul de Tarse (Cerf), parue le mois dernier. Il en ressort un personnage extraordinairement complexe, qui commence sa carrière à Jérusalem en participant à la lapidation d’Etienne.

Son attitude change radicalement, on le sait, lorsque Jésus lui apparaît, en l’aveuglant, sur le chemin de Damas. Cet épisode légendaire, relaté seulement par le livre des Actes des Apôtres, écrit par l’évangéliste Luc, n’est absolument pas évoqué par Paul lui-même dans ses lettres. Pourquoi ?  » Psychologues, historiens et théologiens ont beaucoup glosé sur cette ôconversion » de Paul, considérait Etienne Trocmé, dont la soudaineté révèle sans doute qu’il était aux prises avec un conflit intérieur.  » Ce conflit n’est autre que celui qui oppose la tradition juive et la conception chrétienne. En le résolvant en lui-même, Paul va l’imposer au monde entier.

Une fois converti, Paul se lance à corps perdu dans l’évangélisation de la diaspora, puis, trois ans après son illumination, se rend à Jérusalem, où il fait notamment la connaissance de Pierre, qui lui transmet sans doute de nombreuses paroles de Jésus. Mais l’Eglise de Jérusalem se méfie encore de lui et l’envoie assister Barnabé, à Antioche, dans une mission de réorganisation de la communauté locale, dominée par les  » hellénistes « . C’est à Antioche, en effet, que, pour la première fois, la prédication se fait complètement à l’écart des synagogues, se détache clairement des institutions juives et touche des païens. C’est également à Antioche que les disciples sont enfin nommés christianoi en grec (chrétiens), du mot Christ, qui signifie  » l’Oint « . La rupture décisive ne pouvait se produire qu’ici. Alors que Paul et Barnabé ont réussi à instaurer un dialogue fraternel entre Juifs et païens, des chrétiens de Judée arrivent sur place et exigent que la circoncision soit imposée aux gentils (païens). Paul est en désaccord. C’est Jérusalem qui va décider, en l’an 48, au cours d’une assemblée déterminante présidée par Jacques : les païens doivent se plier à certaines règles juives essentielles (unions licites, refus des viandes des sacrifices païens, refus des viandes non saignées) en échange de leur appartenance à la communauté. Mais il en résulte que chaque groupe, juif et païen, vit séparé, sans fusion. Pour Paul, c’est impensable. Il développe donc ses contre-arguments et donne naissance à la doctrine chrétienne, notamment en affirmant l’antériorité de la promesse divine par rapport à la Loi. De quoi agacer le courant juif dominant, partout où Paul va passer.

A Thessalonique, les dirigeants de la synagogue fomentent des désordres contre l’apôtre et dénoncent des chrétiens aux autorités. A Corinthe, les mêmes milieux juifs demandent carrément au proconsul d’arrêter l' » avorton  » du Seigneur.  » Paul, rappelle Peter Tomson dans L’Affaire Jésus et les Juifs [Cerf], déclare avoir reçu cinq fois les ôquarante-moins-un » coups de bâton û punition que les synagogues pouvaient infliger aux insoumis.  » D’où, chez lui, un durcissement progressif qui atteindra un point de non-retour :  » C’est moi qui vous le dis : si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. De nouveau j’atteste à tout homme qui se fait circoncire : il est tenu à l’observance intégrale de la Loi. Vous avez rompu avec le Christ, vous qui cherchez la justice dans la Loi ; vous êtes déchus de la grâce  » (Galates v, 2-3). Plus tard, de retour à Jérusalem, il manquera d’être lapidé par la foule alors qu’il se rend au Temple pour prier et ne devra sa survie qu’à son emprisonnement par les Romains. Au terme de mille pérégrinations, parvenu à Rome, sous le règne de Néron, il est arrêté, condamné à mort pour subversion et exécuté, entre 62 et 67. Les grandes persécutions de Rome contre les chrétiens ne font que commencer.

Au début de l’an 70, le christianisme semble fort mal en point. C’est cette même année que se produit le grand cataclysme de l’Antiquité. A la suite d’un soulèvement fomenté par les zélotes, les Romains se lancent dans une effroyable répression et rasent le Temple de Jérusalem.  » La guerre avait dû pousser la tension à son paroxysme, conclut Peter Tomson, et un peu partout la cassure fut totale.  » Sans le Temple, les sadducéens s’effacent ; sans la splendeur de Jérusalem, les zélotes voient leur cause se dissoudre ; sans leur monastère dans le désert de Qumran, les esséniens s’éteignent. Seules vont survivre les doctrines pharisienne et chrétienne, désormais étrangères l’une à l’autre. Car seuls les pharisiens et les chrétiens ont su détacher leur foi de la possession d’un pays. Les premiers, emmenés par le vieux rabbin Johanan ben Zakkaï, après 70, vont trouver refuge à Jamnia, à 40 kilomètres à l’ouest de Jérusalem. Ils donneront naissance au judaïsme rabbinique actuel. Les seconds vont trouver un nouveau souffle en passant au monde grec, comme Paul l’avait prédit dans son rêve universaliste :  » Il n’y a ni Juif ni Grec  » (Galates iii, 28). Cela ne se fera que grâce à la diffusion de nouvelles Ecritures, les Evangiles, qui, hélas ! transporteront à travers les siècles la querelle originelle. Raison de plus pour y mettre enfin un terme. A l’occasion de la sortie en salles de La Passion du Christ, le New York Times a délivré la bonne parole :  » Si nous étions des lecteurs de la Bible, et pas seulement des propriétaires de la Bible, un tel film n’aurait pas fait tant de bruit.  »

C.C.,J.D. et C.M.

ôL’Eglise veut montrer qu’à côté du ramadan il y a aussi le carême »

ôIl est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple »

ôCe n’est pas une religion du souvenir, mais une religion de la présence »

ôJésus a annoncé le Royaume et c’est l’Eglise qui est venue »

ôSi vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien »

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